L'Islam et l'Europe
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Le Monde musulman et l'Occident sont comme un vieux couple. Leur relation et leurs problèmes ne datent pas d'aujourd'hui. Depuis l'avènement de l'Islam au VIIème Siècle, l'Occident (la chrétienté d'alors) et les Arabo-musulmans n'ont cessé de se confronter.
La perception de l'Autre est une opération extrêmement compliquée du fait même de la complexité du percepteur et de l'Autre objet et sujet de sa perception.
Les aires culturelles sont comme des plaques tectoniques. Elles s'entre- choquent, mais l'onde de choc dépasse rarement la périphérie.
L'Occident et le Monde musulman étaient au centre du "monde visible". Il est intéressant de noter que le grand homme de lettres que fut Al Jahiz au IXième Siècle considère qu'il y a quatre nations civilisées : Les Arabes, les Perses, les Indiens et les Byzantins (Roum). Le reste ne sont que des peuples "barbares" et sans culture. Cela signifie que l'opposition Islam/Christianisme n'était pas du tout synonyme de dépréciation. L'humanisme musulman des IXème et Xème siècles avait un grand respect de ces cultures raffinées dont le monde chrétien, surtout oriental, était supposé être l'un des principaux dépositaires.
L'intelligentsia arabe à cette époque revendiquait beaucoup plus que les érudits byzantins l'héritage philosophique de la Grèce antique.
La puissance militaire de l'Empire Ottoman a longtemps caché la dégénérescence intellectuelle de la culture islamique. Ibn Rushd (Averroès, 1126-1198) fut le dernier grand philosophe rationaliste en terre arabe. La synthèse qu'il opéra entre Foi et Raison ne trouva pas d'émules parmi les siens, mais fut reprise un siècle plus tard par Saint-Thomas d'Aquin (1225-1274) pour constituer l'une des voies du renouveau européen.
Au moment où les docteurs de l'Eglise et les intellectuels européens redécouvraient l'héritage philosophique de la Grèce grâce à la philosophie arabe préparant la Renaissance et plus tard les Lumières, les érudits arabes et musulmans n'ont pas du tout pris conscience de l'ampleur du mouvement des idées dans le vieux continent.
Dans un essai magistral, "comment l'Islam a découvert l'Europe"l'orientaliste américain Bernard Lewis analyse l'ignorance totale des élites musulmanes de la vie intellectuelle de l'Europe jusqu'à la fin du XVIIIème siècle. Ce n'est qu'avec la Campagne d'Egypte de Bonaparte et la colonisation progressive du Monde arabo-musulman que l'on se pose les premières questions sur les raisons de la puissance européenne et du retard musulman. Mais il faut attendre quand même la deuxième moitié du XIXème siècle pour que les intellectuels arabo-musulmans commencent à déceler le substrat métaphysique du progrès militaire et scientifique de l'Occident.
Comme toute réception, celle que les élites arabo-musulmanes se sont fait des valeurs occidentales est en fait une re-construction de celles-ci. L'humanisme a été perçu comme un matérialisme ; la critique de la religion comme découlant des avatars de l'inquisition ; l'esprit scientifique comme une réaction à l'obscurantisme de l'Eglise. La quête de l'Universel dans la philosophie des Lumières n'a pas été perçue en tant que telle par l'essentiel des élites arabo-musulmanes, mais comme une culture spécifiquement européenne. Il y a eu bien évidemment un mouvement de pensée qui s'est réclamé de cet universel des Lumières : le libéralisme arabe. Seulement qualifier quelqu'un de libéral dans le Monde arabo-musulman équivaut presque à l'insulter.
Ce qui précède ne veut absolument pas dire que la modernité occidentale a été rejetée par les Arabo-musulmans. Loin de là. On peut même dire qu'elle a "contaminé" la totalité de l'espace socio-culturel des Arabo-musulmans. Seulement elle a été souvent perçue comme étant une spécificité culturelle occidentale et non comme des valeurs universelles qui transcendent les cultures et les civilisations.
Parmi tous les leaders politiques du Monde arabo-musulman au XXème siècle, seul le Turc Mustapha Kamel Ataturk a tenté d'engager totalement son pays dans la modernité occidentale.
Ce débat intellectuel sur le rapport à l'Autre/Occident n'a pas eu lieu que dans les milieux académiques. La presse écrite y a joué un rôle fondamental. Elle était, dès la fin du XIXème siècle, le lieu privilégié du débat d'idées.
Paradoxe de l'histoire, la période coloniale a connu un grand essor de la presse écrite. La liberté d'expression était, dans l'ensemble, conforme aux standards européens de l'époque. Cela a duré jusqu'à l'avènement des pouvoirs nationaux aux alentours des années 1950.
Il est intéressant de noter qu'à cette époque, dite aussi celle de la Nahda (Renaissance) arabe les valeurs occidentales, toujours reconstruites, ont fait l'objet de l'essentiel des débats des élites arabo-musulmanes. De l'égalité des sexes à la dialectique de la Raison et de la Foi en passant par la nature de l'Etat et ses rapports avec la religion, toute la panoplie des idées était présente avec plus ou moins de bonheur. On recense de nombreux ouvrages qui ont fait scandale à l'époque et qui ont animé le débat intellectuel dans les pays les plus importants du Monde arabo-musulman de l'époque.
Il faut seulement rappeler que le combat politique contre l'occupation coloniale a commencé à dominer la scène intellectuelle entre les deux guerres avec son corollaire qu'est la défense de l'identité nationale.
Les dirigeants des mouvements de libération nationale, bien que modernistes pour la plupart, ont préféré surseoir à cette ébullition intellectuelle du début du vingtième siècle afin que toutes énergies convergent vers un seul but : l'indépendance nationale.
On peut dire qu'à ce moment les Arabo-musulmans avaient de l'Occident et de ses valeurs des visions très contrastées. Elles dépendaient de l'expérience propre de chaque peuple. L'idéologie nationaliste arabe, avec ses différentes variantes, avait gagné du terrain surtout dans les grands pays du Moyen-Orient (Egypte, Irak et Syrie).
Les "libéraux" ont partout concédé du terrain sauf en Tunisie qui connut la seule expérience post-coloniale réellement moderniste. L'Arabie Saoudite n'avait pas, quant à elle, d'expérience coloniale à proprement parler. Son rôle était demeuré jusque-là très marginal. La découverte du pétrole et l'alliance des nouvelles Républiques nationalistes arabes avec l'Union Soviétique allaient donner une importance sans précédent au Royaume wahabite.
Les pouvoirs nationaux au Machrek et au Maghreb ont tous brutalement mis fin au pluralisme de la presse écrite. Désormais le Monde arabe, exception faite du Liban, vivra essentiellement sous le régime des médias de propagande. L'avènement de la télévision dans les années 1960 accentua cette dépendance à l'égard du pouvoir central.
Le débat d'idées, très vif parmi les élites dans les années 1920-1930, a presque disparu. Les médias et les intellectuels étaient "engagés" dans "l'œuvre nationale". Il est vrai que certains espaces de liberté ont pu résister mais leurs centres d'intérêt ne dépassaient guère certaines problématiques culturelles ou religieuses totalement déconnectées de la sphère politique.
Les rapports à l'Occident, ses valeurs et sa culture étaient pour l'essentiel des rapports politiques alimentés par la guerre froide. Les médias arabes officiels et officieux de l'époque participaient d'une critique de gauche des valeurs occidentales. Les Droits de l'Homme sont des droits formels et bourgeois. Ils ont pour substrat idéologique l'individualisme mercantiliste qui n'a pu s'opposer, s'il ne l'a pas encouragé, au colonialisme et à l'exploitation de l'homme par l'homme.
Ensuite la prétention des Droits de l'Homme à l'universalité est une duperie intellectuelle. L'individu sans détermination sociale et culturelle n'existe pas. Face aux Droits de l'Homme, les médias, et aussi nombre d'intellectuels arabes ont développé deux panoplies conceptuelles :
— Le droit des peuples.
— Les Droits de l'Homme musulman ou arabe.
L'idée centrale était le relativisme culturel et la dénégation à l'Occident de produire des valeurs universelles.
La réception arabe des valeurs occidentales, répercutée et amplifiée par les médias arabes, est toujours ambivalente. Elle fonctionne selon le principe du miroir brisé.
Il y a un présupposé idéologique qui consiste à penser que la culture arabo-musulmane est capable d'assimiler le "bon" Occident. La technique sans la métaphysique ; le progrès scientifique sans les valeurs philosophiques ; le bien-être sans le mode d'être ; les droits sans l'individu ; la liberté d'expression sans la liberté de conscience et de pensée.
Tout ce qui précède explique la difficulté du mouvement des Droits humains dans nos contrées, malgré sa marginalité, à exprimer haut et fort les droits des individus quand ils sont en contradiction avec les normes sociales et religieuses. Oui à l'égalité entre les citoyens, mais pas à celle entre les sexes. Oui, les hommes et les femmes sont égaux en humanité (la grande découverte !) mais pas en droits civiques et politiques. Oui à l'égalité des peuples, mais l'Islam est la seule VRAIE religion.
Les années 1990 connurent des mutations importantes dans la vie intellectuelle et médiatique du monde arabo-musulman.
La deuxième guerre du Golfe (dite celle de la libération du Koweït en 1991) marqua, à sa manière, la fin du nationalisme arabe version socialisante et laïque. L’objectif n’est plus de réformer la “Nation arabe” mais de la défendre face à l’agression extérieure. Défendre la “Nation” c’est d’abord défendre son identité dont l’Islam constitue le pilier fondamental. Ce nouveau discours des nationalistes arabes, symbolisé par l’ajout sur le drapeau irakien du slogan islamique : “Dieu est le plus Grand” allait préparer, sur le terrain des idées, une nouvelle alliance entre nationalistes et islamistes. Un cadre informel va même voir le jour au Liban, “Le Congrès nationaliste-islamiste” qui tient régulièrement ses sessions surtout dans les pays du Golfe
L’Islam au cœur de l’affrontement culturel
La décolonisation du Monde arabo-musulman, dans les années 1950, a induit de nouveaux comportements intellectuels en Occident. On est passé de la “mission civilisatrice” à l’idéalisation du Tiers-monde. L’anticolonialisme, très en vogue dans les milieux intellectuels de gauche dans les années 1960, signifiait alors une valorisation des cultures nationales des peuples anciennement colonisés. Il fallait sortir de l’européo-centrisme (un concept produit en Occident et qui sera repris par toutes les élites du Tiers-monde, toutes tendances confondues) pour aller à la rencontre de l’Autre. Dans cette atmosphère-là, toute critique de la culture arabo-musulmane, et de la religion musulmane en particulier, était perçue comme étant un néocolonialisme réactionnaire ou au mieux une survivance de l’orientalisme. Plusieurs paradoxes restaient cependant en suspens. Le plus important était celui-là : comment croire au progrès moral de l’humanité sans hiérarchiser les cultures ? Comment croire aux valeurs universelles humanistes sans porter un regard critique sur les cultures qui les combattent ou ne le reconnaissent pas ? Les schèmes mentaux hérités du marxisme ont nourri pendant une génération l’illusion suivante : la culture n’est qu’un problème de superstructure, donc peu important. Il suffisait que les classes populaires prennent le pouvoir au Sud pour ranger dans les magasins de l’histoire la culture traditionnelle dans sa quasi-totalité.
Le retour en force du religieux dès les années 1970 dans le Monde arabo-musulman a démontré les limites de cette illusion moderniste, mais la persistance du sentiment de culpabilité des intellectuels et des grands médias occidentaux a empêché une réelle prise en compte de cette nouvelle donne.
Ce sont surtout les intellectuels musulmans modernistes qui ont tiré, les premiers, la sonnette d’alarme dès les années 1980. Le contrôle strict sur les médias a empêché l’émergence d’un véritable débat d’idées sur ce nouveau défi. Il y a eu, quand même, une production intellectuelle de qualité faiblement répercutée par quelques médias arabes locaux à l’audience marginale.
Jusqu’à la veille des attentats du 11 septembre 2001, le débat autour de l’Islam et de sa culture était soit un débat de spécialistes (les islamologues et les néo-orientalistes) en Occident, soit un débat purement islamo-musulman. Quant aux gouvernants occidentaux, européens et américains, ils considéraient que la légitimité des pouvoirs en place dans le Monde arabo-musulman n’est pas discutable. Ils n’acceptaient pas, du moins publiquement, de traiter avec des structures infra-étatiques (ONG) et refusaient de s’immiscer dans les affaires internes de ces pays.
Les attentats du 11 Septembre vont radicalement changer la donne.
La position américaine, réitérée à maintes reprises par les plus hautes autorités de la Maison Blanche, est la suivante : le terrorisme jihadiste est une atteinte à la sécurité de la nation américaine. Il faut le combattre à deux niveaux :
- ses effets, avec la guerre mondiale contre le terrorisme ;
- ses causes, en réformant les sociétés et les cultures des pays “émetteurs”.
En d’autres termes, les causes profondes du terrorisme sont les régimes autoritaires et la culture monolithique du Moyen-Orient. L’Islam, car c’est de lui qu’il s’agit, n’est plus une affaire interne. Le réformer devient une question vitale pour la sécurité des Etats-Unis.
Depuis près de deux décennies, l’Islam est devenu aussi une affaire européenne. Les fortes communautés d’émigrés d’origine musulmane ont développé avec la deuxième génération (approximativement dans les années 1980) un discours identitaire revendicatif. Au début, c’était la revendication citoyenne qui l’emportait. Progressivement l’aspect communautaire et religieux a pris de l’ampleur, sans être jamais majoritaire. Cette prise de conscience communautaire a été favorisée par l’échec de toutes les politiques européennes d’intégration. Elle s’est nourrie (et a aussi nourri) la montée de l’extrême droite dans tous les grands pays d’Europe.
Les attentats du 11 Septembre n’ont pas frappé que les Etats-Unis. Elles ont frappé aussi l’imaginaire européen. Le terrorisme islamiste est la nouvelle menace mondiale.
Si beaucoup d’intellectuels et d’hommes politiques européens ont tout fait pour éviter l’amalgame entre Islam, islamisme et terrorisme, l’“inconscient collectif”, par contre, agit par simplification et identification successive.
Les propos du Président du Conseil italien Silvio Berlusconi relatifs à la “supériorité de la culture occidentale” ne sont pas, uniquement, un dérapage verbal mais bien les signes avant coureurs du repli identitaire de plus en plus visible en Occident.
Le conflit Islam/Occident n’est pas une création occidentale. Il a été consubstantiel à l’émergence de la nouvelle conscience arbo-musulmane dès la fin du XIXème siècle. Le 11 septembre 2001 n’a pas créé ce conflit. Il n’a été que son moment paroxystique. Avec ceci en prime : l’Islam (religion, culture, communautés humanitaires…) est maintenant au cœur de cette nouvelle phase du conflit.
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Plusieurs évènements ont marqué l’imaginaire des deux rives lors de ces dernières années. Cela va de l’affaire du voile dit islamique à l’interdiction des Minarets en Suisse, en passant par les caricatures danoises et le discours du Pape BenoitXVI à Ratsibonne où il estime que la rationalité est plutôt chrétienne alors que violence serait plutôt musulmane et inscrite même dans le Coran. Tout cela sur fond d’attentats terroristes, des guerres d’Irak et d’Afghanistan sans oublier le sempiternel conflit israélo-arabe qui décourage les plus optimistes des gens de bonne volonté.
Faut-il baisser les bras pour autant et accepter la fatalité du choc des cultures ? Nous pensons qu’il y a dans notre histoire commune et dans notre présent de nombreux signes d’espoir. Il est quasi certain que l’émergence d’un Islam d’Europe qui aurait assimilé la modernité européenne tout en restant fidèle à la spiritualité musulmane serait un grand tournant dans les relations entre nos deux cultures.
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Zyed Krichen
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