L’inépuisable histoire de l’ALN
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À PROPOS DE L’OUVRAGE DE ABDELMADJID AZZI
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Depuis quelques années, la mémoire nationale s’est enrichie de nombreux ouvrages d’anciens maquisards qui ont choisi, après une période de silence, de parler de leurs vécus dans les maquis. C’est une aubaine pour les historiens qui se plaignent souvent, à juste titre, de l’absence d’archives et de témoignages d’acteurs. Dans l’ensemble, il y a peu d’ouvrages écrits par les combattants de l’ALN, mais si l’on devait faire un classement, la Wilaya III arrive en tête.
Il faut espérer que les maquisards des autres wilayates se mettent à écrire leurs mémoires pour que leur engagement ne tombe pas dans l’oubli. Abdelmadjid Azzi, ancien moudjahed de la Wilaya III, vient d’apporter sa pierre de touche à l’écriture du passé de cet événement fondateur, la guerre de libération. Dans un style simple, dépouillé, il raconte son enfance à Hassi-Bahbah, près de Djelfa, où son père a été chef de gare. Agé de 17 ans en 1954, il vivait les débuts de l’insurrection avec intérêt. Après l’examen du CAP qu’il réussit en 1955, il a trouvé à s’occuper dans une horlogerie tout en explorant la possibilité de gagner les maquis. Un ami d’enfance, Mouloud Benmouffok, l’aide en 1956 en se portant garant de lui. Il faut rappeler que, pour se prémunir des infiltrations de la police, l’ALN ne recrutait pas sans parrainage ou sans acte de violence contre les autorités coloniales. Affecté au secteur IV de la région III de la zone II de la Wilaya III, le jeune Azzi, du haut de ses vingt ans, s’est vite adapté à la vie de maquis, malgré les déplacements incessants, la crainte d’être repérés par l’armée coloniale, les insomnies, la faim, la soif… et les poux. Toutes ces contraintes sont supportées grâce à l’esprit de corps des djounoud qui savent qu’ils peuvent compter les uns sur les autres dans les moments difficiles, c’est-à-dire l’épreuve de feu. Quand l’un d’eux est blessé, ils font tout pour le récupérer et l’évacuer dans les infirmeries de fortune. Et quand l’un d’eux tombe au champ d’honneur, c’est la consternation, la tristesse, refoulées cependant avec le serment de continuer la lutte pour que le camarade ne sera pas mort pour rien. Lors d’une opération destinée à couvrir la section, Azzi Abdelmadjid reçoit une balle qui atteint le thorax. Inconscient, il est transporté par ses camarades dans un buisson où ils reviennent le récupérer la nuit. Donné pour mort, ils creusent sa tombe et, au moment où ils veulent l’enterrer, l’un d’eux se rend compte que son corps n’est pas froid. Le sergent-chef Abdelli colle son oreille à la poitrine et dit «Dieu soit loué, il n’est pas mort». Plus qu’ailleurs, au maquis, la vie ne tient qu’à un fil. «J’ai faussé compagnie aux chouhada. La mort attendra», ironise Azzi. Transporté vers l’infirmerie (un refuge au village Chehid), il fut pris en charge par Lounis Merrar. Quatre jours après, un ratissage de grande envergure était annoncé, ce qui oblige l’infirmerie et les malades à rejoindre des abris de fortune. Azzi fut porté par une villageoise à la corpulence forte. Il fallait cependant trouver un autre endroit car les soldats français avaient décidé d’occuper le village pour plusieurs jours. Après une échappée nocturne au cours de laquelle Azzi croyait vivre ses dernières heures, le groupe décida de revenir à l’infirmerie du village que les soldats avaient fini par quitter. Son état était tel que le sergent-chef Abdelli décida de l’évacuer vers l’infirmerie de l’Akfadou mieux équipée. Dès qu’il a été soigné et remis sur pied, il voulait rejoindre sa section et redevenir opérationnel, mais l’aspirant Mezaï l’a convaincu en lui disant que l’ALN manque plus d’infirmiers que de combattants. Il sera désormais au service de la santé où il apprendra à faire un diagnostic, à prescrire des antibiotiques, à faire des injections, à poser un garrot pour arrêter une hémorragie, à immobiliser un membre fracturé, à déplacer un blessé ; bref, à devenir un infirmier formé sur le tas dans des conditions d’exercice de la médecine inimaginables. Depuis, Azzi est devenu infirmier dans l’ALN, dans les services de santé de la Wilaya III dirigé par les docteurs Néfissa Hammoud et Mustapha Laliam, jusqu’à leur arrestation dans un accrochage meurtrier à Draâ- Errih, Medjana, près de Bordj- Bou-Arréridj. Dans cet accrochage, nous apprend Azzi, ont succombé l’aspirant Oukmanou, Rachid Belhocine, Mohamed Redjou ainsi que Raymonde Péchard, dite Taous. C’est dans des termes émouvants que l’auteur évoque ces personnages. La tâche d’infirmier de l’ALN n’était pas aisée car les infirmeries n’étaient pas équipées et le personnel qualifié n’était pas disponible. Il fallait apprendre sur le tas comment extraire une balle ou opérer pour amputer un membre du corps du blessé. Azzi raconte l’amputation de la jambe gangrenée du moudjahed Slimane qui avait reçu plusieurs éclats d’obus. «Penchés sur le blessé, écrit-il, Hamid Mezaï (infirmier) et Khelil Amrane (étudiant en chirurgie dentaire) examinent l’évolution de la gangrène pour situer l’emplacement exact où sera amputé le pied. Tout autour, Lounis Merrar, Mohamed Larbi Mezouari, Kaci Hassan et moi écoutons les commentaires anatomiques instructifs.» (p. 111). L’opération fut réussie et le combattant a été sauvé d’une mort certaine. «J’en frémis encore rien que d’y penser, écrit Azzi,… à de tels actes aussi spectaculaires que fabuleux…» (p. 112). Il est admiratif devant Hamid Mezaï dont le savoir-faire appris sur le tas a soulagé de si nombreux blessés et sauvé tant de vies humaines. L’une des parties de l’ouvrage la plus difficile à lire est celle consacrée à l’opération de la Bleuite au cours de laquelle l’auteur a eu à soigner des combattants torturés pour avoir été accusés d’être des informateurs du capitaine Léger. «Je découvre stupéfait, écrit Azzi, dans une cabane au fond de la forêt des corps gémissants de douleur, à moitié nus, attachés les uns aux autres, et assis à même le sol, leurs visages déformés par la souffrance et étalant sous mes yeux un spectacle lamentable. Ils présentent tous des ecchymoses et des brûlures infectées sur tout le corps et, pour certains, des plaies sur le cuir chevel» (172). Pendant plusieurs semaines, le PC de la Wilaya a réuni à l’Akfadou les officiers qui avaient mis sur pied un tribunal pour juger les suspects. Lorsqu’ils sont reconnus coupables, ces derniers sont escortés par un groupe de djounoud pour faire face au peloton d’exécution. A leur passage, des voix s’élèvent pour les accabler. «L’incroyable poids du non-sens, l’impuissance qui étouffe la colère qui secoue l’émotion, la subjectivité peuvent dérouter et mener parfois à l’irréparable. Hier ces combattants les adulaient, aujourd’hui ils réclament à cor et à cri leur tête… Ainsi sont les hommes depuis la création du monde, ils suivent les puissants même s’ils ont tort.» (177). La Bleuite a été une épreuve tragique qui a laissé des séquelles traumatisantes pour bon nombre d’acteurs de l’époque. «Ce que nous venons de vivre, écrit Azzi, ne nous honore pas. Il marquera à jamais notre mémoire et entachera irrémédiablement notre combat que nous voulions certainement pur et exemplaire.» (178). A quelques exceptions près, les maquisards de la Wilaya III n’en veulent pas au colonel Amirouche qu’ils admirent. Ils considèrent qu’il a été lui-même victime d’un complot et il a été le premier à reconnaître son erreur. L’ALN, disait-il, «ne commet pas d’injustice, elle commet des erreurs». Azzi parle de lui en termes respectueux. En 1957, à la fin du mois de juillet, il le croise au village Ighil-Oumced. Voilà ce qu’il écrit à son sujet : «Après l’avoir salué, il nous invita à entrer. Il avait tout de suite remarqué mon visage transformé par l’émotion, puis d’un geste affectueux, il me prit par la main et me fit asseoir auprès de lui. Il me posa plusieurs questions. Il voulait savoir d’où je venais et depuis quand j’étais là, ce que faisait mon père, quel était mon âge, mon niveau d’instruction, etc». C’est ainsi que les maquisards de la Wilaya III parlent de Amirouche (voir les récits de Djoudi Attoumi et de Hamou Amirouche) : respect, admiration, fierté d’avoir servi la patrie sous ses ordres. Pour comprendre cet état d’esprit, il faut rappeler que Amirouche symbolisait l’ALN. La conviction nationaliste et l’idéal de l’Etat indépendant ont eu besoin de s’incarner dans les traits d’un homme : en Wilaya III, cet homme, c’était Amirouche. En 1959, alors qu’il se trouvait avec Lounis Merrar dans une cache sur les hauteurs de Bouchibane, Azzi est blessé et fait prisonnier. Il est confronté à deux anciens maquisards – Mohand Arab et Mohamed Aroum —qui avaient trahi en passant à l’ennemi. Durant l’interrogatoire, il se réfugie derrière son statut d’infirmier dans l’ALN, ce qui le sauva. Un harki, du nom de Ali, l’a emmené vers le ravin pour l’exécuter, et c’est le capitaine français qui l’en empêcha. Après plusieurs jours passés dans une caserne militaire où les prisonniers étaient soumis à «des interrogatoires poussés», Azzi est transféré dans un camp de détention à Akbou où il est chargé de soigner les prisonniers malades. Il y passe quelques semaines au terme desquels il est libéré et… remis entre les mains de gendarmes qui l’emmènent à la caserne de Téléghma où il sera enrôlé comme appelé du contingent. De là, il est affecté en Allemagne où il effectuera son service militaire dans une caserne. Là aussi, il sera muté à l’infirmerie jusqu’à sa libération en 1961. De retour en Algérie, il reprend contact avec l’aspirant Smaïl Benaoudia à Akbou pour se mettre au service du FLN qui le charge de recueillir des fonds et de ravitailler les maquis de la région. Après la signature des Accords d’Evian, il a été chargé par l’ALN d’être le coordinateur du comité qui s’était substitué au Conseil municipal d’Akbou et dont la mission était de préparer le référendum du 1er juillet 1962. A travers ce récit, Abdelmadjid Azzi donne au lecteur une idée de ce qu’a été la vie dans les maquis. Son expérience mouvementée et riche en événements est digne d’être portée à l’écran pour immortaliser par l’image l’épopée de l’ALN.
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Abdelmadjid Azzi,
Parcours d’un combattant de l’ALN
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Abdelmadjid Azzi,
Parcours d’un combattant de l’ALN,
Mille Feuilles Editions, Alger, 2010.
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