Il y a vingt ans, en octobre 1988, commençait une nouvelle période dans l’histoire contemporaine algérienne. Ce mois là de violentes émeutes, à travers tout le pays, allait entrainer l’effondrement du système du parti unique ( FLN) qui, avec l'armée, encadrait de manière autoritaire la société algérienne. Un an avant la chute du mur de Berlin de novembre 1989… Dans la soirée du 4 octobre 1988, des manifestations, essentiellement composées de jeunes, éclatent à Alger pour protester contre la hausse généralisée des prix et la raréfaction de produits de première nécessité. Dans le quartier populaire de Bab-el-Oued, des voitures, des vitrines sont saccagées. Le lendemain, les manifestations se transforment en émeutes. La principale artère commerçante est dévastée, ainsi que le complexe socioculturel de Ryad el-Feth. Les émeutiers visent les bâtiments publics, les sièges de compagnies aériennes, une boîte de nuit. Le Bureau politique du FLN condamne « des irresponsables », « manipulés par des commanditaires occultes ». L'armée prend position aux endroits stratégiques de la capitale. Le 6 octobre, l'état de siège est décrété. Malgré les blindés, les manifestations se poursuivent. Des barricades enflammées sont dressées, des coups de feu sont tirés faisant plusieurs dizaines de morts et de blessés. Le journal El Moudjahid titre « Halte au vandalisme «, et, le 7 octobre, les troubles s'étendent aux principales villes algériennes. 300 arrestations sont annoncées officiellement à Alger. Dans une interview à Radio-Beur, en France, le président de l'Amicale des Algériens en Europe (organisation du FLN), Ali Ammar, déclare: « C'est un chahut de gamins qui a dérapé, un point c'est tout. « Ce même jour, l'élément principal, nouveau, est l'entrée en scène des islamistes. Dans le quartier Belcourt, à l'issue de la prière du vendredi, un cortège de 7 000 à 8 000 sympathisants islamistes se heurte aux forces de l'ordre. Le lendemain, à Kouba, l'armée ouvre le feu près d'une mosquée, faisant une cinquantaine de morts. Le 10 octobre, à Bab-el-Oued, au moment où une sanglante répression frappe un cortège islamiste (33 morts), le président Chadli reçoit trois dirigeants de l'islamisme algérien: l'imam Ali Benhajd, l'un des prédicateurs les plus écoutés dans la jeunesse, Mohamed Sahnoun et Mahfoud Nahnah. Ils lui remettent un cahier de doléances. Le soir, Chadli Bendjedid prononce un discours à la télévision. Une voix off l'interrompt: « 33 morts à Bab-el-Oued. »
Une semaine après les émeutes, un bilan provisoire fait état de 500 morts en Algérie (dont 250 à 300 à Alger), des milliers d'arrestations ont été opérées.
Le choc « d'octobre 1988 » ébranle profondément l'État et la société algérienne. Les activistes islamistes ont montré leur importance dans la mobilisation populaire, et le charisme de certains de leurs dirigeants. Mais ils ne sont pas les initiateurs du mouvement, largement spontané. A l'autre extrémité, un pôle démocratique tente de se constituer.
Ainsi le 10 octobre, un collectif de 70 journalistes algériens dénonce, dans un communiqué à l'AFP, l'interdiction d'informer objectivement des événements, le non-respect de la liberté de la presse, les atteintes aux droits de l'homme.
Le 22 octobre, dans un communiqué diffusé par l'agence officielle Algérie-Presse-Service (APS), des avocats algériens protestent contre les arrestations et se prononcent pour un pouvoir judiciaire indépendant. Un Comité national contre la torture, créé fin octobre, rassemble des universitaires, des syndicalistes. Les revendications portent sur la nécessité de réformes profondes du système politique, la fin du parti unique, la garantie des libertés démocratiques.
L'onde de choc « d'octobre 1988 » marque la fin d'une époque. Le séisme est tel que s'organise rapidement le passage au multipartisme. Le 10 octobre 1988, le président Chadli Bendjedid annonce un référendum révisant la Constitution de 1976, et instituant le principe de responsabilité du gouvernement devant l'APN. Cette première brèche est suivie, le 23 octobre, par la publication d'un projet de réformes politiques qui, en théorie, remet en cause le monopole de l'organisation et de l'expression politique organisée par le FLN, sur trois points: séparation de l'État et du FLN, liberté de candidatures aux élections municipales et législatives, indépendance des « organisations de masse ». Le 3 novembre, le référendum pour la modification de la Constitution est massivement approuvé (92,27 % de « oui », avec un taux de participation de 83,08 %).
Cette fin du parti unique suscitera bien des interrogations. Les émeutes d’octobre 1988 n’ont-elles été qu’un vaste complot destiné à « ravaler » le système, à en finir avec certains membres du FLN au profit d’autres clans ? Vingt ans après, certains le pensent toujours. Ainsi, le 5 octobre 2008 dans le journal, Le Soir : Anouar BenMalek, fondateur du comité national contre la torture (1988 – 1991), écrit : « Une sombre magouille d’apprentis sorciers incompétents.
J’avais la très forte sensation d’assister à un coup monté : cette rumeur annonçant des manifestations plusieurs jours à l’avance ; ces policiers suivant de loin les manifestants, comme s’ils avaient l’ordre de ne pas intervenir ; ces voitures noires dont les occupants incitaient les jeunes à casser ; la brusque intervention de l’armée et des services de police avec l’utilisation sans limites de tous les moyens de répression ; l’utilisation à large échelle de la torture » « S’en est suivie une amnistie de facto et de jure ». Mais pour Abdelhamid Mehri, dans Djazair News d’octobre 2008, à l’époque responsable du FLN, et qui passera dans l’opposition tout au long des années 1990 : « Les événements n’étaient pas factices. «Ils ont représenté un appel au secours d’une jeunesse qui aspirait à un changement radical de la situation dans la pays ». Il dément la version selon laquelle ces événements seraient une fabrication du pouvoir lui-même. Il a reconnu la responsabilité du parti unique et son échec à gérer les événements qui ont eu des répercussions négatives sur l’étape suivante de la vie politique du pays, entré dans l’engrenage de la violence ».
De toute façon, avec l'« octobre noir », arrive le temps des explorations méthodiques et des inventaires historiques. On pouvait lire ces lignes dans l'hebdomadaire Algérie-Actualité du 24 novembre 1988: « Les enfants d'octobre 1988 ressemblent étrangement à ceux du 8 mai 1945, à ceux de novembre 1954, à ceux de décembre 1960. [...] Entre tous ces enfants, il n'y a pas qu'une ressemblance, il y a identité de revendication, sauf à renier l'histoire du mouvement national algérien contemporain. L'examen lucide de notre histoire, l'humble étude des faits, de tous les faits, hors de tout exercice d'exorcisme, nous permettront certainement de régler nos problèmes. Encore faudrait-il recouvrer notre mémoire, toute notre mémoire, sans “sélection de couleurs”. »
Commence aussi après octobre 1988 une course de vitesse pour savoir qui, d’un « pôle démocrate » ou d’un « pôle islamiste », peut se substituer au vide laissé par le parti unique FLN. Cette bataille se déroule au moment où se dessinent les contours d'un « nouvel ordre mondial ». L’année suivante, le Mur de Berlin s’effondre, et progressivement tous les pays de l’Est accèdent à la démocratie politique. La guerre du Golfe, en 1991, voit l’effacement du rôle politique joué par l'URSS (qui disparaîtra la même année en tant qu'entité étatique), et l'affirmation des États-Unis comme superpuissance au sein de l'ONU. Le Maghreb, le monde arabo-musulman, en général, sont traversés par des fièvres nationalistes ou identitaires. Après avoir connu un court moment d'euphorie démocratique, l'Algérie va s’enfoncer dans l'engrenage tragique de la violence : près de 150 000 morts tout au long des années 1990.
Vingt ans après, une grande partie de la presse algérienne s’interroge sur le sens à donner à ces événements. Le 5 octobre 2008, dans le Quotidien d’Oran, on peut lire, sous la plume d’Abed Charef : « Octobre aura finalement été une grande illusion. Le débat politique qui a précédé Octobre s’est poursuivi après les évènements, avant d’être emporté dans la tourmente, lorsqu’un parti de type totalitaire, a voulu remplacer un système totalitaire par une dictature religieuse.
Depuis, le pays continue de s’enfoncer. En octobre 1988, le pays n’avait pas d’argent, mais il y avait une réelle volonté de s’en sortir. En 2008, l’Algérie a de l’argent, mais elle est incapable de se dessiner un avenir ». Dans El Watan sous le titre, « La raison d’Etat », Omar Berbiche note : « Deux décennies après, les évènements d’octobre semblent relever encore de la raison d’Etat. Comment expliquer qu’aucun colloque officiel sur ces évènements n’ait été organisé ni qu’aucune enquête n’ait été diligentée ? » Plus pessimiste encore, l’éditorialiste de Liberté explique : « Octobre : qu’en reste-t-il ? La société civile qui a toujours répondu présente pour la sauvegarde de la République s’est rétrécie comme peau de chagrin. Le pluralisme politique est en hibernation. La presse, vitrine tant vantée de la démocratie naissante, vaque à ses occupations. Où se trouvent les enfants d’Octobre aujourd’hui ? ». Et Le Soir d’Algérie répond : « Octobre 88 est une date en voie de disparition collective. Pour les jeunes, « les événements d’octobre ne constituent pas le sujet de nos discussions. » Ils n’en savent pratiquement rien, et sont loin de connaître la révolte mémorable de leurs aînés.
A Bab el Oued, centre de la révolte, bien peu nombreux sont ceux qui en parlent encore ». Mais cette disparition n’est qu’apparente. Dans El Watan, Hakim Addad, secrétaire général de RAJ (Rassemblement action jeunesse) écrit : «Un tsunami populaire n’est pas à écarter ». Et La Ligue Algérienne des Droits de l’Homme tire la sonnette d’alarme : « La Ligue n’écarte pas totalement l’avènement d’une explosion sociale »……
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Benjamin Stora.
in Mediapart
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