Je ne sais pas vous, mais moi j'ai pris énormément de plaisir à lire cette oeuvre tristement inachevée (terrible, cette phrase parmi les notes : "Le livre doit être inachevé. Ex.: "Et sur le bateau qui le ramenait en France..."" - un souhait exaucé...) du père Albert, un homme, pour reprendre les dernières lignes prémonitoires de cet ouvrage, "comme une lame solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d'un coup". Une fin absurde, disait l'ami Gary, toujours au taquet... Difficile de ne pas garder en tête plusieurs épisodes de cette vie qu'il "retrace" avec force détails, de sa naissance dans des conditions extrêmes dans ce coin perdu d'Algérie à la visite de la tombe de son père, en passant par l'évocation de son instituteur et de ses premières années au lycée. Camus - en tout cas à ce niveau de la rédaction - se laisse aller à des phrases d'une longueur proustienne (certaines s'étalent sur plusieurs pages et sont un délice syntaxique), la multiplication des propositions relatives semblant parfois n'en jamais finir pour apporter son lot de précisions. L'homme semble avoir gardé en tête des souvenirs inaltérables qu'il nous fait partager dans leurs infinis détails. Parmi les personnages qu'il évoque, il y a bien sûr cette mère analphabète, à moitié sourde et quasiment muette, et chaque commentaire à son propos est à fendre le coeur : il respire l'amour, la dévotion, le respect, et ce portrait de femme d'une incommensurable dignité est également inoubliable, comme inscrit dans le marbre. Mais je m'emballe peut-être. En évoquant sa propre "construction" en tant qu'homme, Camus rend également constamment hommage à cette terre natale qui l'a porté et, en passant, entre autres, à ces hommes (et leurs descendants) qui, comme son père, sont venus y vivre : "(...)... et lui avait eu seize ans puis vingt ans et personne ne lui avait parlé et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme homme pour ensuite naître d'une naissance plus dure, celle qui consiste à naître aux autres, aux femmes, comme tous les hommes nés dans ce pays qui, un par un, essayaient d'apprendre à vivre sans racines et sans foi et qui tous ensemble aujourd'hui où ils risquaient l'anonymat définitif et la perte des seules traces sacrées de leur passage sur cette terre, les dalles invisibles que la nuit avaient maintenant recouvertes dans le cimetière, devaient apprendre à naître aux autres, à l'immense cohue des conquérants maintenant évincés qui les avaient précédés sur cette terre et dont ils devaient reconnaître maintenant la fraternité de race et de destin." Un véritable lyrisme se dégage de ces lignes vibrantes d'humanité, un ton que l'on découvre dans des passages plus intimistes lorsqu'il évoque notamment sa relation avec les livres. Là encore, on retrouve le choix du mot, de l'expression justes pour parvenir à décrire le côté marquant de cette expérience particulière qui lui a ouvert tout un monde intérieur : "Mais le hasard n'est pas le plus mauvais aux choses de la culture, et, dévorant tout pêle-mêle, les deux goinfres avalaient le meilleur en même temps que le pire, sans se soucier d'ailleurs de rien retenir, et ne retenant à peu près rien en effet, qu'une étrange et puissante émotion qui, à travers les semaines, les mois et les années, faisait naître et grandir en eux tout un univers d'images et de souvenirs irréductibles à la réalité où ils vivaient tous les jours, mais certainement non moins présents pour ces enfants ardents qui vivaient leur rêves aussi violemment que leur vie." Un roman inachevé, certes, mais une petite mine littéraire où l'homme Camus se livre sincèrement, devenant, du même coup, forcément, moins étranger à son lecteur - mouais, c'est la chute, forcément beaucoup plus molle que ce livre véritablement passionnant et majestueusement écrit, malgré son état de "brouillon".
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Posté par Shangols
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