Peu après la mort d’Albert Camus, alors que ce dernier n’était pas, c’est
le moins que l’on puisse dire, particulièrement encensé par les intellectuels
français, qu’ils fussent de droite ou de gauche, Eugène Ionesco écrivait :
"Je pense à Camus : j’ai à peine connu Camus. Je lui ai parlé une fois,
deux fois. Pourtant, sa mort laisse en moi un vide énorme. Nous avions tellement
besoin de ce juste. Il était, tout naturellement, dans la vérité. Il ne se
laissait pas prendre par le courant ; il n’était pas une girouette ; il pouvait
être un point de repère."
Cinquante ans après sa mort, le voilà consacré, quasi unanimement comme
l’un des écrivains majeurs du 20ème siècle par l’extraordinaire vitalité d’une
œuvre qui fait de lui l’auteur francophone le plus lu dans le monde. Cette
unanimité cependant donne lieu à toutes sortes de tentatives de récupération. Il
n’est donc pas inutile de rappeler qui fut Albert Camus, un homme qui, contre
vents et marées, resta fidèle à quelques convictions que la terre d’Algérie fit
éclore en lui et qui pour avoir tenté de concilier politique et morale s’attira
les foudres de l’intelligentsia française de gauche comme de droite en France,
d’une majorité de musulmans et de pieds –noirs en Algérie.
Parmi ceux qui pourraient être tentés aujourd’hui par la récupération de sa
mémoire, il y a d’abord l’Institution qui le verrait bien entrer au Panthéon.
Ses enfants décideront mais à ceux qui sont allés se recueillir sur sa tombe de
Lourmarin, une simple plaque de marbre entre les pierres et les plantes sauvages
de Méditerranée, à ceux qui savent que la seule décoration qu’il accepta jamais
de porter fut celle du gouvernement espagnol en exil et qu’il se retira du jury
d’un prix en création du Roman algérien, mettant fin au projet, quand il apprit
que celui-ci était financé par le Gouvernement Général, pour ne pas lui servir
de caution, cela paraîtrait quelque peu incongru. Il y a aussi, ces associations
de pieds-noirs extrémistes qui l’accueillirent aux cris de Camus au poteau
lorsqu’il vint en 1956 à Alger pêcher une trêve pour les civils et dont certains
gagnèrent ensuite les rangs de l’OAS qui aurait sans doute tenté de lui réserver
le même sort que celui qu’ils firent subir à l’écrivain Mouloud Feraoun et à ses
compagnons et frères de justice, s’il avait vécu les années terribles de 1961 et
1962. Ce pourrait être enfin, de manière indirecte, le cas de certains
communistes qui avaient déjà, durant les années 1980, tenté de se donner « le
beau rôle du prophète incompris qui aurait été le seul à comprendre en 1954 que
l’indépendance était inéluctable et qu’il fallait soutenir l’aspiration
nationaliste des Algérien » alors que les 150 députés du PCF votèrent le rappel
du contingent de 1954 et l’attribution de pouvoirs spéciaux à Guy Mollet
participant ainsi à la mise entre parenthèses de la loi républicaine en
Algérie.
Sur ce sujet de la récupération, je ne résiste pas à l’envie de vous lire
une page de Jacqueline Lévi-Valensi, la grande spécialiste d’Albert Camus,
aujourd’hui malheureusement décédée, qui fut l’un de mes professeurs de
littérature à l’Université d’Alger. Rédigeant en 1999 l’introduction à un numéro
spécial de la revue Europe consacrée à Albert Camus, elle écrivait :
« A l’heure des bilans sur la pensée et la littérature en notre fin de
siècle, il n’est pas aisé de définir la place singulière qu’occupent Camus et
son œuvre. Près de quarante ans après sa mort, il reste étonnamment présent dans
la sensibilité et la réflexion contemporaine. Il ne se passe guère de semaine
sans qu’une émission de radio ou de télévision, un article de presse, une
déclaration publique d’un politique, d’un écrivain, d’un philosophe, ne
contiennent une référence à l’œuvre, le rappel d’une prise de position, une
allusion plus ou moins précise à l’homme ou à ses écrits. Il y a lieu bien sûr
de se réjouir de cette reconnaissance ; et l’accueil fait à l’œuvre par les
enseignants, les étudiants, les lycéens- je l’atteste directement- montre
qu’elle n’a rien perdu de son pouvoir de séduction et d’ébranlement. Ses jeunes
lecteurs actuels, comme leurs prédécesseurs, sont sensibles à l’humanisme sans
mensonge ni illusions de leur auteur, à sa conscience exigeante, à son refus des
dogmes absolus et des doctrines fanatiques ; ils lui sont reconnaissants de
préserver, envers et contre tout, le goût du bonheur, de plaider malgré tout
pour une certaine innocence de l’homme, pour un monde solidaire, et, par là, de
les aider à vivre. Mais il y a quelque chose inquiétant dans cet engouement
institutionnel…. Dans la quasi unanimité que rencontrent l’homme et l’œuvre
actuellement –en dépit de quelques irréductibles, pour qui la notion de « nature
humaine » ou l’introduction de la morale en politique restent inadmissibles- il
y a un risque de récupération intellectuelle et morale : celui de transformer
Camus en écrivain ou en penseur « politiquement correct » ce qu’il n’a jamais
été. »
Quelques raisons personnelles à l’origine de cette
conférence.
Vous pourriez me demander pourquoi et à quel titre je prononce cette
conférence à Paysandú et celles qui suivront dans les autres Alliances
françaises du pay.Les raisons en sont multiples. D’abord, bien sûr, parce que
l’Alliance française a eu la gentillesse de m’ouvrir ses portes et j’en remercie
vivement M. Mahé, son délégué général Ensuite, parce que je voudrais partager
avec tous ces Uruguayens si cultivés et si francophiles que je rencontre partout
mon amour pour l’œuvre d’Albert Camus et sa personnalité si attachante. Enfin,
parce que j’espère rencontrer au cours de ce cycle de conférences, parmi mes
compatriotes, certains de ces pieds-noirs qui se sont installés ici et qui ont
joué un rôle important dans le développement de la culture des agrumes et la
production d’huile d’olive de ce pays.
Albert Camus fut un maître à penser pour certains pieds-noirs de mon âge,
ou plus âgés, qui se retrouvent dans sa vie, son œuvre et ses prises de position
sur les problèmes de ce monde, à commencer par le devenir de l’Algérie. Mes
grands-parents, arrivés enfants en Algérie, étaient tout quatre des fils et
filles d’immigrés espagnols de la province d’Alicante. Ils parlaient le
valencien, un dialecte catalan, celui que parlait également la grand-mère
d’Albert Camus. Mes oncles par alliance venaient de l’île de Minorque aux
Baléares espagnoles tout comme les grands parents maternels d’Albert Camus. Mes
parents sont nés en Algérie et, comme Albert Camus, mon père qui avait quatre
ans de plus que lui, a grandi Rue de Lyon dans un quartier populaire d’Alger
appelé Belcourt. Soucieux d’intégration, mon père interdisait la pratique du
valencien à la maison, mais, comme ma grand-mère ne parlait pas français, ma
mère et ma grand-mère le parlaient entre elles quand il n’était pas là, c’est à
dire toute la journée. Au lycée, il voulait que j’étudiasse l’allemand et
l’anglais mais pas l’espagnol et encore moins l’arabe. Camus non plus n’apprit
ni l’arabe ni l’espagnol au lycée. Nous étions originaires, sociologiquement, du
même milieu, descendants de ces Espagnols, Italiens, Maltais venus des quatre
coins de la Méditerranée qui, à Alger, peuplaient les quartiers de Belcourt et
de Babel Oued. Les habitants de Belcourt, qu’ils fussent espagnols, juifs ou
arabes étaient pauvres et entre ce quartier et ceux des riches, il existait une
sorte de frontière invisible symbolisée par la célèbre rue Michelet qu’ils
hésitaient à franchir. Lorsque Camus, grâce à à une bourse d’études, fut admis
au Lycée, il avait honte de sa situation, taisait le fait que sa mère vécût en
faisant des ménages comme la plupart des femmes espagnoles de Belcourt et ne
disait pas qu’elle était espagnole. Il avait honte puis il eut honte d’avoir eu
honte et revendiqua alors avec fierté son origine humble et la part espagnole de
son identité. Ce sont des sentiments que je connais très bien. Dans mon
adolescence les choses avaient certes évolué et la rue Michelet avait cessé
d’être une frontière invisible mais on pouvait s’y sentir étranger si l’on
n’avait pas assez d’argent pour en respecter les codes notamment vestimentaires.
Pour moi, je savais que mes ancêtres n’étaient pas gaulois et, par réaction
contre mon père qui niait son hispanité, je me sentais, comme Camus, Espagnol.
Mais j’écoutais aussi avec ferveur les enseignants nous parler de la France et
je me sentais également Français. Tout me paraissait si beau dans cette France
mythique dont on nous parlait que lorsque j’y mis les pieds, pour la première
fois, à 14 ans, à l’occasion d’un voyage de scouts, je ressentis une énorme
déception qui me fit quasiment pleurer à voir que certains quartiers de
Marseille étaient délabrés et que cette ville n’avait pas la majestueuse beauté
d’Alger. Je me rendis compte alors que j’étais pied-noir, c’est-à-dire algérien,
tout en étant français et peut-être même un peu plus pied-noir que français
puisque, à part mon père qui y avait fait la guerre, j’étais le seul membre de
la famille à avoir mis les pieds en France. Mes frères, ma mère, mes oncles, mes
tantes, mes cousins n’y allèrent pour la première fois qu’en 1962 avec, pour
tout bien, leurs valises, lorsque l’Algérie devint indépendante. (« Une main
devant, une main derrière disaient-ils »). Pour ma part je suis resté en Algérie
quelques années après l’indépendance.
A l’époque, nous n’avions pas de débats sur l’identité nationale comme
aujourd’hui en France mais nous ressentions bien que la nôtre était plurielle et
que l’on pouvait se sentir français, de souche espagnole et algérien tout à la
fois comme, en Uruguay, un Uruguayen peut se sentir citoyen de ce pays tout en
conservant, dans le tréfonds de son âme un peu d’hispanité, d’italianité de
francité et que sais-je encore.
Le problème que nous ne savions pas résoudre était au fond de mieux
comprendre notre algérianité car nous ne vivions pas seuls sur la terre
d’Algérie mais entourés de Berbères et d’Arabes que l’on appelait indigènes
plutôt que mêlés à eux. Camus eut très tôt conscience de ce problème et l’on
verra plus loin qu’il s’engagea pour faire évoluer la vision que les pieds-noirs
en avaient.
La lecture de son œuvre, l’hymne à la beauté de notre pays natal qui
transparaît dans ses essais, sa conviction que nous étions un peuple en devenir
dont il fit le sujet de ses romans, la résonnance que ces textes pouvaient avoir
sur ceux qui s’interrogeaient sur leur identité, le fait que dans sa jeunesse,
lorsqu’il visitait l’Europe, il avait coutume d’écrire sur les fiches des hôtels
qui l’accueillaient Algérien à la rubrique nationalité, me renforça dans mes
convictions. Je pense que la majorité des pieds-noirs raisonnait finalement à
peu près comme moi. Ils se sentaient français, un peu espagnol, italien, juif,
corse, mahonnais, maltais ou alsacien selon les cas, mais pied-noir avant tout
c’est-à-dire algériens d’origine européenne. D’ailleurs, dans le vocabulaire
courant de l’époque, le mot algérien désignait les Européens d’Algérie, les
Arabes et les Berbères étant désignés sous le vocable de musulmans ou indigènes
selon la mentalité coloniale de ce temps. Il faut dire cependant que le mot
pied-noir n’existait pas. Vous ne le trouverez pas une seule fois sous la plume
d’Albert Camus. Seuls, les « français de France » comme l’on disait,
l’employaient, de manière un peu péjorative à notre égard, pour nous désigner.
Ce n’est qu’à partir de 1954 que les européens d’Algérie en firent, par bravade,
un drapeau.
La plupart d’entre nous vivions à côté des Arabes et des Berbères,
partagions leurs jeux, parlions parfois leur langue, beaucoup se rendaient
compte de leur misère et de l’injustice qui leur était faite mais ils étaient
peu nombreux à en tirer des conclusions politiques comme la nécessité de grandes
réformes statutaire et agraire car cette situation n’était pas encore devenue un
problème pour eux, même au début de la guerre. Lorsque le conflit gagna les
villes où vivaient la majorité des pieds-noirs, sous la forme d’un terrorisme
aveugle, vint l’heure du choix et de l’engagement. La totalité des pieds-noirs
n’avaient qu’un désir, celui de conserver leur pays mais ils réagirent aux
évènements de trois manières différentes. Les premiers, la majorité dans un pays
soumis à la censure, où l’information circulait mal et où de puissants groupes
de pression pouvaient détourner la politique de la France de son cours,
faisaient naïvement confiance au gouvernement français pour préserver leur droit
à vivre dans ce pays qui était devenu la terre de leurs pères, c’est-à-dire, au
sens premier du terme, leur patrie. Ce dernier leur promettait une solution
militaire et l’on se souvient des fameux « vive l’Algérie française » et « je
vous ai compris » du Général de Gaulle lancés sur le forum d’Alger et à
Mostaganem devant les foules en liesse qui l’accueillaient. Lorsqu’il apparut
qu’on les avait trompés où que, pour le moins, on ne leur avait pas dit la
vérité, c’est parmi eux, notamment dans les couches populaires, qu’eurent lieu
les réactions les plus violentes. Les plus fanatique d’entre eux nous
conduisirent au désastre de l’exode. Les seconds, une infime minorité, partant
du même objectif qui était de conserver sa « patrie » pensa qu’elle ne pouvait
le faire sans choisir définitivement l’Algérie en s’engageant dans la lutte aux
côtés du peuple algérien. J’en ai connu quelques uns. Leur engagement était
sincère et courageux et je le respecte même si je ne partageais pas et ne
partage toujours pas leur point de vue. La plupart d’entre eux ne sont
d’ailleurs pas restés en Algérie et vivent en France aujourd’hui. Les troisièmes
enfin, minoritaires mais tout de même assez nombreux pensaient, comme Albert
Camus, qu’on ne pouvait réparer une injustice au prix d’une autre injustice,
c’est-à-dire qu’il fallait rendre justice aux Arabes et aux Berbères mais qu’on
ne pouvait le faire au prix de l’injustice qui aurait consisté à priver les
pieds-noirs de leur pays et de leurs droits et qu’il fallait sortir de la guerre
par une solution négociée permettant aux musulmans et aux pieds-noirs de vivre
ensemble. Finalement tous recherchaient le même but avec, dans le cœur, la même
espérance mais, partant d’analyses politiques différentes, ils divergeaient sur
les chemins à suivre pour y parvenir et ils finirent par s’entredéchirer voire
s’entretuer quand l’armée qui aurait seulement dû obéir aux ordres se mêla de
politique. Plus tard, bien plus tard, au moins pour ceux qui n’avaient pas payé
durant ces années le tribut du sang versé, avec la douleur de l’exil ressenti
non comme un statut mais comme la privation de sa terre natale qui fut notre lot
commun, la solidarité et le sentiment d’appartenance à un même destin commença à
revenir entre pieds-noirs.
Je me rattache à ce dernier courant et je suis donc très attaché à la
personne (même si je ne l’ai jamais rencontré) et à l’œuvre d’Albert Camus dont
je peux dire qu’elles ont joué un rôle déterminant dans la vision du monde que
je me suis construite et à laquelle, jusqu’à ce jour, je suis resté
fidèle.
La genèse d’une œuvre.
Albert Camus est né le 7 novembre 1913 à Mondovi, en Algérie. Il est mort
le 4 janvier 1960 dans un accident de la route, en France. Les gendarmes qui
mirent deux heures à le désincarcérer de la voiture dans laquelle il se
trouvait, une luxueuse Facel Vega appartenant à son éditeur, retrouvèrent dans
la poche de sa veste le billet de train qu’il avait acheté pour son retour à
Paris. Il avait passé les fêtes de fin d’année à Lourmarin, en Provence, avec sa
femme et ses enfants, dans la propriété qu’il s’était achetée avec l’argent du
Prix Nobel. Les Gallimard, ses éditeurs, étaient venus les rejoindre le 1er
janvier et l’avaient invité à repartir avec eux en faisant une halte
gastronomique dans une auberge réputée, le 3 janvier au soir, pour fêter les 18
ans de leur fille. Camus qui avait horreur des voyages en voiture (et en avion
aussi) et de la vitesse, se laissa convaincre. Après avoir mis au train sa femme
et ses deux enfants, il commença son ultime voyage.
Dans la voiture accidentée on retrouva aussi le manuscrit du Premier Homme,
le roman auquel il travaillait. J’aime beaucoup un passage de ce livre décrivant
sa naissance, le jour même où ses parents arrivaient à la ferme où son père
venait d’être recruté comme caviste. Dans la calèche les conduisant à la modeste
maison qui leur avait été attribuée, sa mère ressentit les premières douleurs de
l’accouchement. Le père partit, à cheval chercher le médecin.
Lorsqu’ils revinrent, écrit Camus, « un grand feu de sarments flambait
devant eux dans la cheminée et illuminait la pièce plus encore que la lampe à
pétrole…A leur droite, l’évier s’était couvert soudain de brocs métalliques et
de serviettes. A gauche, devant un petit buffet branlant de bois blanc, la table
du milieu avait été poussée. Un vieux sac de voyage, un carton à chapeaux, des
ballots la recouvraient maintenant. Dans tous les coins de la pièce, des vieux
bagages dont une grande malle d’osier…ne laissant qu’un espace vide…non loin du
feu. Dans cet espace, sur le matelas placé perpendiculairement à la cheminée
était étendue une femme, le visage un peu renversé sur un oreiller sans taie,
les cheveux maintenant dénoués… A gauche du matelas, la patronne de la cantine,
à genoux, cachait la partie du matelas découvert. Elle tordait au dessus d’une
cuvette, une serviette d’où sortait de l’eau rougie. A droite, assise en
tailleur, une femme arabe, dévoilée, tenait dans ses mains en attitude
d’offrande, une deuxième cuvette d’émail un peu écaillée où fumait de l’eau
chaude…. Quand les deux hommes entrèrent, la femme arabe les regarda rapidement
avec un petit rire puis se détourna vers le feu, ses bras maigres et bruns
offrant toujours la cuvette en offrande. La patronne de la cantine les regarda
et s’exclama joyeusement : « Plus besoin de vous docteur, ça c’est fait
joyeusement. »
Si je vous ai lu ce long passage c’est qu’il est fortement chargé de
symboles. La pauvreté d’abord, élément important dans la formation de la
personnalité d’Albert Camus et thème récurrent de son œuvre. La présence de ces
deux femmes ensuite, une algérienne et une européenne représentant cette Algérie
idéale et peut-être utopique dont il rêvait, au chevet de sa mère pour l’aider à
faire naître ce Premier Homme symbole de la naissance d’une « race » nouvelle
sur ce rivage de la Méditerranée.
L’année suivante, c’est la guerre en Europe. Le père de Camus est mobilisé
et six mois plus tard il meurt à la bataille de la Marne. La mère repart à Alger
et va s’installer avec ses deux enfants chez la grand-mère, Marie Catherine
Sintes née Cardona, dans le quartier populaire de Belcourt. Dans le petit
appartement de trois pièces où ils s’installent vivent déjà deux de ses oncles.
Ils dorment dans la pièce qui sert de salle à manger. La grand-mère se réserve
l’une des chambres. La mère de Camus, et ses deux enfants qui dorment dans le
même lit, occupent la seconde. La salle de bain et les toilettes qui servent
pour les trois logements de l’immeuble sont à l’extérieur et les enfants font
leurs devoirs sur la table de la salle à manger. C’est là qu’Albert Camus
passera son enfance et son adolescence.
La grand-mère, analphabète et autoritaire, parle mal le français. Aigrie
par la mort précoce de son mari, elle règne sévèrement sur la maisonnée et
dresse les deux enfants à coups de nerf de bœuf. La mère, analphabète également,
à demi sourde à la suite d’une maladie d’enfance, parle avec difficulté et reste
silencieuse la plupart du temps. Elle souffre de la situation mais ne trouve pas
l’énergie nécessaire pour s’opposer à la forte personnalité de sa mère. Elle
fait des ménages pour vivre et remet l’argent gagné à la grand-mère. Camus lui
vouera un véritable culte et on peut penser que le désir et la volonté d’être
écrivain, qu’il reconnaît très tôt en lui, sont comme une réponse à ce
silence.
Dans cette famille et dans ce milieu, les enfants vont travailler à 14 ans
après la sortie de l’école primaire, obligatoire jusqu’à cet âge, avec au mieux
le Certificat d’Etudes Primaires en poche.
Les enfants de familles aisées présentent à dix ou onze ans le concours
d’entrée en première année de lycée. Un autre concours permet aux enfants
brillants des milieux populaires de passer le concours des bourses.
Camus est remarqué pour sa vive intelligence par son instituteur, Louis
Germain, qui va trouver la grand-mère pour la convaincre de laisser à l’enfant
entreprendre des études. Cette dernière qui comptait l’envoyer travailler dans
l’atelier de l’oncle tonnelier commence par refuser mais finit par accepter.
Albert Camus entre au lycée d’Alger où ses professeurs ont vite fait de le
remarquer. Il découvre aussi le sport, natation et football, qu’il pratique avec
passion.
Durant sa dernière année de lycée, il se lie d’amitié avec Sadek Denden, un
algérien musulman qui dirige un hebdomadaire- auquel Camus collabore quelque
temps- et le mouvement Fraternité algérienne qui revendique l’égalité de droits
entre européens et musulmans, la suppression de la législation spéciale pour les
indigènes, la liberté d’expression et de déplacement et le droit d’association.
Cette rencontre lui permet de comprendre le sens des revendications des
musulmans d’Algérie (musulman ne renvoie pas ici à la religion mais différencie
des européens) qui alors n’est pas l’indépendance mais l’égalité et il ne
cessera plus, sa vie durant, de réclamer qu’on leur rende justice.
Pendant et après ses études supérieures à l’Université d’Alger, Camus
exerce divers métiers avant de devenir journaliste à Alger-Républicain. Au cours
de cette période, il milite activement au sein de mouvements contre le fascisme,
pour la paix, pour l’avènement d’une culture populaire, pour l’Espagne
républicaine. En 1935, il adhère au parti Communiste qui attire les jeunes
intellectuels pieds noirs. Il sait que la doctrine communiste contient des
erreurs comme le faux rationalisme lié à l’illusion du progrès continu qui
ferait que la science parviendrait à tout expliquer, le concept de lutte des
classes ou le matérialisme historique de Karl Marx qui explique l’histoire par
le seul rapport des classes sociales entre elles mais il le fait parce que ,
écrit-il « J’ai un si fort désir de voir diminuer la somme de malheur et
d’amertume qui empoisonne les hommes »
Et il ajoute, pour que les choses soient bien claires :
« Je ne dis pas que ceci est orthodoxe mais dans l’expérience loyale que je
tenterai, je me refuserai toujours à mettre entre la vie et l’homme un volume du
Capital. »
Son militantisme sera essentiellement culturel. Il fonde avec le concours
du parti communiste Le Théâtre du Travail où il est à la fois acteur et metteur
en scène. Ses spectacles prêchent l’égalité entre tous les hommes et pour
commencer avec les musulmans. Il développe également avec ses amis étudiants de
gauche, la plupart issus de la petite bourgeoisie pied-noire progressiste,
l’Ecole du travail où ils donnent des cours qui vont de l’alphabétisation à la
pratique du français et à la découverte de la philosophie à de jeunes ouvriers
ou syndicalistes musulmans et européens. Il attire ainsi de jeunes algériens
musulmans au parti communiste.
Mais ces jeunes intellectuels algérois ne sont pas des moutons. Le grand
écrivain André Gide que beaucoup d’entre eux admirent à commencer par Camus
s’était intéressé dès 1930 au communisme qu’il considérait avec sympathie. En
1935 il se rend à Moscou avec quatre autres écrivains français, communistes ou
proches du parti, dont Louis Guilloux, prix Goncourt, l’un des auteurs préférés
du jeune Camus qui deviendra par la suite un ami proche. Quand ils découvrent la
« Grande Russie » en 1935, au lieu de l’homme nouveau, ils n’y trouvent que le
totalitarisme. Revenu en France André Gide publie Retour d’URSS témoignage
courageux où il confesse son amère déception du communisme ce qui lui vaudra les
foudres de ses ex-amis du PCF à commencer par le poète Louis Aragon. Après les
procès de Moscou (1935-1937) au cours desquels Staline fait arrêter, juger à
partir de faux documents, envoyer au goulag ou exécuter tous les bolcheviks de
la révolution russe de 1917, il publie un deuxième livre Retouches à Retour
d’URSS, cette fois véritable réquisitoire contre le stalinisme dont on admirera
la lucidité :
« Du haut en bas de l’échelle sociale reformée, les mieux notés sont les
plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont
le front se redresse sont fauchés ou déportés l’un après l’autre. Peut-être
l’armée rouge reste-t-elle un peu à l’abri ? Espérons-le car bientôt, de cet
héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera
plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »
En France les communistes et les intellectuels qui les soutiennent se
déchainent contre Gide. En Algérie le PC qui n’est qu’une succursale du PCF lui
emboîte le pas. Mais, Camus et ses amis, mettent au programme du Théâtre du
travail un projet de débat sur le témoignage de Gide. Le parti interdit cette
manifestation, ils passeront outre.
Staline recherchait alors un rapprochement avec d’autres forces en Europe
pour contrer la montée du nazisme. En France le Front Populaire, à l’origine
constitué par l’alliance de Parti Socialiste et du Parti Communiste, avait
intégré le vieux Parti Radical Socialiste représenté en Algérie par le grand
colonat qui goûtait fort peu le soutien apporté aux musulmans par Camus et ses
amis. Un certain Robert Deloche, délégué du PCF auprès du PCA qui venait d’être
formellement créé avait pour rôle d’y faire appliquer les directives venues de
Moscou via Paris, notamment celle de mettre en sourdine le soutien accordé
jusqu’alors aux nationalistes algériens. Le Théâtre du travail est concerné mais
Camus, persuadé que seule l’égalité des droits entre Européens et Musulmans peut
préserver la paix ne l’entend pas de cette oreille. Deloche l’accuse alors
d’être trotskiste ce qui conduit à son exclusion du parti à l’automne 1937.
Robert Deloche se distinguera ensuite par ses articles parus en 1938 et 1939
dans les Cahiers du Bolchevisme et La Lutte sociale où il attaque les mouvements
nationalistes, notamment le PPA de Messali Hadj et le Néo-Destour tunisien,
présentés comme des alliés du fascisme et du nazisme.
Le premier texte auquel Albert Camus prêta sa plume fut une œuvre
collective, Révolte dans les Asturies », écrite sous sa direction pour être
jouée au Théâtre du travail. Elle prenait pour thème la révolte ouvrière de 1934
à Oviedo. Cette année là, le 6 octobre, sous le gouvernement de la 2ème
République espagnole, avait éclaté une grève générale pour protester contre le
gouvernement de droite sympathisant des régimes fascistes d’Allemagne et
l’Italie qui dégénéra en graves affrontements. L’armée fut envoyée pour réprimer
la révolte, sous le commandement de Francisco Franco, le futur dictateur qui
venait d’être nommé général de division. Les ouvriers asturiens font une vraie
révolution, sur le modèle de la Commune de Paris de 1871 et ils proclament la
« République des Ouvriers et Paysans des Asturies. » Franco planifie les
opérations militaires comme dans une guerre coloniale, en chargeant de la tâche
la légion étrangère et les troupes arabes du Maroc, unités militaires réputées
pour leur férocité. Plus de 40 000 hommes sont engagés dans l’opération, la
répression est terrible : 3 000 morts (dont la plupart après la reddition),
7.000 blessés, 30. 000 emprisonnés (beaucoup d’entre eux torturés), et plusieurs
milliers jetés au chômage. Révolte dans les Asturies était donc une œuvre
militante qui aurait dû être représentée un peu avant les vacances de Pâques.
Mais elle fut interdite par le maire d’Alger sous prétexte que le sujet était
dangereux en période électorale.
Elle fut publiée en 1936 par un jeune homme de vingt et un ans, Edmond
Charlot. Ici il me faut vous présenter un autre pied-noir qui joua un rôle
considérable dans la culture algérienne et dans la vie d’Albert Camus. Il tenait
une petite librairie Aux vraies richesses, rue Charas, à Alger, et je ne pourrai
mieux le faire qu’en vous lisant des extraits d’un article paru dans le
quotidien algérien El-Watan il ya tout juste deux ans :
« Edmond Charlot est entré dans l’histoire des belles-lettres en découvrant
un certain... Albert Camus et toute une pléiade d’écrivains regroupés autour de
l’ « Ecole d’Alger », un cénacle d’amis plus qu’un mouvement ou un courant
littéraire. Dans ce sillage, il devient l’éditeur des lettres françaises en exil
lorsque Paris était sous occupation allemande, en publiant notamment L’Armée des
ombres (1943) du résistant Joseph Kessel ou les Pages de journal (1939-1941)
(1944), d’ André Gide. Après 1945, Charlot jumela sa maison algéroise avec une
autre parisienne, concurrençant sérieusement ses grandes consœurs, Gallimard et
Grasset. Celles-ci étaient fort irritées par l’attribution de prestigieux prix
littéraires (Renaudot, Femina) aux auteurs d’un confrère ayant eu l’audace de
traverser la Méditerranée, avec en sus une prestigieuse revue littéraire,
L’Arche. Le parisianisme et les réticences bancaires finissent par étrangler
Charlot qui, après un dépôt de bilan, revient à Alger en 1950 pour n’éditer que
quelques ouvrages et ouvrir une nouvelle librairie doublée d’une galerie d’art.
Libéral pendant la guerre d’Algérie, sa librairie fut plastiquée par l’OAS à
deux reprises en 1961. Après l’indépendance, l’éditeur voulut poursuivre mais
les autorités de l’époque le dissuadèrent, ayant opté pour une politique
monopolistique du livre... Il quitta l’Algérie en 1969. Dans cette minuscule
librairie, Camus rédigea une partie de L’Etranger et on a vu défiler de grands
auteurs, tels Saint-Exupéry qui, entre deux missions aériennes, acheva à Alger
Le Petit Prince. »
En 1937, Charlot publie L’envers et l’Endroit. Dans ce petit essai Camus
nous livre ses réflexions sur son expérience d’enfant pauvre à Alger et sur la
signification et la portée symbolique qu’il leur donne. Dans la Préface de la
réédition de ce texte qu’il jugeait mineur et inachevé, il écrira(1958) :
« La pauvreté d’abord n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y
répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent
presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous,
et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. Il n’est pas sûr que mon
cœur fût naturellement disposé à cette sorte d’amour. Mais les circonstances
m’ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi distance
de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous
le soleil et dans l’histoire, le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout…
Dans tous les cas la belle chaleur qui régnait sur mon enfance m’a privé de tout
ressentiment. Je vivais dans la gêne mais aussi dans une sorte de jouissance. Je
me sentais des forces infinies : il fallait seulement leur trouver un point
d’application. Ce n’était pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en
Afrique, la mer et le soleil ne coûtent rien. L’obstacle était plutôt dans les
préjugés et la bêtise ».
Au printemps de 1938 un groupe de jeunes Méditerranéens et quelques ainés,
leurs maîtres spirituels, s’unissent pour fonder une revue qui exposerait le
rôle de ce qu’ils appellent l’esprit méditerranéen en littérature et ils lui
donnèrent le beau nom de Rivages dont la marque de pluriel signifie qu’elle ne
se limite ni à l’Afrique du nord ni à l’espace francophone. Albert Camus fut
chargé d’en rédiger le manifeste. Dans sa présentation il écrit :
« A l’heure où le goût des doctrines voudrait nous séparer du monde, il
n’est pas mauvais que des hommes jeunes, sur une terre jeune, proclament leur
attachement à ces quelques biens périssables et essentiels qui donnent un sens à
notre vie : mèr, soleil et femmes dans la lumière. »
Dans les deux numéros qui sortirent avant que la guerre ne mette fin à
l’aventure on trouve des textes de Camus mais aussi de Gabriel Audisio, de Jules
Supervielle dont le lycée français de Montevideo porte le nom ville où il est
né, d’Antonio Machado, de Federico Garcia Lorca, de Cervantès, de l’italien
Eugenio Montale, d’Emmanuel Roblès et d’autres auteurs pieds noirs en
herbe.
En octobre de cette même année est fondé à Alger le journal du front
populaire Alger Républicain qui sera dirigé par Pascal Pia venu de France et
dont Camus, qui y est employé à temps plein, deviendra le rédacteur en chef. Il
y écrira de nombreux articles sur les sujets les plus divers et participera
également aux tâches ingrates que connaissaient les journalistes de cette époque
sans ordinateurs telles que la mise en page et la correction des épreuves. C’est
là qu’il apprendra vraiment le métier de journaliste. Son premier article
d’information « La spéculation contre les lois sociales » s’efforce de montrer
que les augmentations de salaire accordées par le Gouvernement du Front
populaire n’ont pas augmenté le pouvoir d’achat car les prix ont monté encore
plus vite. Alger était une ville chère car à part les fruits et légumes beaucoup
de produits étaient importés et les salaires des ouvriers, y compris européens,
y étaient plus bas qu’en France en raison d’une main d’œuvre arabe nombreuse et
mal payée. Camus s’initie également au journalisme d’investigation en suivant de
grandes affaires du moment. Ses articles qui mettent à jour la faiblesse de
l’accusation feront acquitter le Cheikh El Okbi, un chef musulman réformateur
injustement accusé de l’assassinat du grand mufti d’Alger. Le cheikh sera aux
côtés de Camus quand, pendant la guerre d’Algérie, il lancera son appel à une
trêve pour les civils.
Dans une autre affaire, celle des incendiaires d’Auribeau où 10 ouvriers
agricoles furent condamnés pour avoir mis le feu à des huttes de paille appelées
« édifices » par l’accusation il dénonça l’usage de la torture pour obtenir des
aveux, réclama que l’on exposât le système de rémunération des ouvriers
agricoles et que l’on poursuivît en justice les auteurs de ces tortures. Il
écrivit notamment :
« Aucun homme libre n’est assuré de sa dignité devant de semblables
procédés. Et, lorsque des méthodes abjectes parviennent à conduire au bagne des
malheureux dont la vie n’était déjà qu’une suite de misères, alors elles
constituent pour chacun de nous une sorte d’injure personnelle qu’il est
impossible de souffrir »
Mais le plus remarquable de cette époque c’est incontestablement une série
d’enquêtes publiée du 5 au 15 juin 1939 sous le titre Misère de la Kabylie.
Cette région d’Algérie souffrait depuis le début de l’année d’une terrible
famine. Après la pauvreté des quartiers populaires d’Alger c’est celle des
Kabyles descendants des Numides, les premiers habitants de l’Afrique du Nord
avant l’invasion arabe du 7ème siècle qu’il découvre. Il connaît leur histoire,
leur fierté, leur esprit de résistance et leur amour de la liberté. Lors de la
longue conquête arabe de l’Afrique du Nord, la Kahéna, une reine guerrière élue
par les tribus car les Numides pratiquaient une forme de démocratie réelle
battit à 5 reprises les conquérants arabes avant d’être défaite. Les Berbères
étaient en majorité chrétiens mais certaines tribus dont celle de la Kahéna
pratiquaient la religion juive selon l’un des plus grands écrivains arabes de
l’histoire, Ibn Khaldoun, né à Tunis en 1332. On lui doit notamment des
Prolégomènes à l’Histoire Universelle (du grec prolegomena) qui signifie quelque
chose comme préambule, préface, avant- propos et le Livre des considérations sur
l’histoire des Arabes, des Persans et des Berbères, deux ouvrages résolument
modernes dans leur méthodologie, Ibn Khaldoun insistant sur l’importance des
sources et de leur vérification. Camus qui étudiait le grec et s’intéressait à
l’unité de l’Afrique du nord dans ses dimensions humaine, spatiale et temporelle
avait donc une particulière affection pour les Kabyles et le spectacle qu’il vit
le révolta. Il écrivit, par exemple :
Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à
des chiens kabyles le contenu d’une poubelle. À mes questions, un Kabyle a
répondu : "C’est tous les matins comme ça." Un autre habitant m’a expliqué que
l’hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont
inventé une méthode pour trouver le sommeil. Ils se mettent en cercle autour
d’un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour éviter l’ankylose. Et la
nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde rampante de corps couchés se
déroule sans arrêt. Ceci n’est sans doute pas suffisant puisque le Code
forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et qu’il
n’est pas rare qu’ils se voient saisir leur seule richesse, l’âne croûteux et
décharné qui servit à transporter les fagots. Les choses, dans la région de
Tizi-Ouzou, sont d’ailleurs allées si loin qu’il a fallu que l’initiative privée
s’en mêlât. Tous les mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50
petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Après quoi, ils peuvent
attendre la distribution de grains qui a lieu au bout d’un mois. Les sœurs
blanches et le pasteur Rolland contribuent aussi à ces œuvres de charité.
On me dira : "Ce sont des cas particuliers... C’est la crise, etc. Et, en
tout cas, les chiffres ne veulent rien dire." J’avoue que je ne puis comprendre
cette façon de voir. Les statistiques ne veulent rien dire et j’en suis bien
d’accord, mais si je dis que l’habitant du village d’Azouza que je suis allé
voir faisait partie d’une famille de dix enfants dont deux seulement ont
survécu, il ne s’agit point de chiffres ou de démonstration, mais d’une vérité
criante et révélatrice. Je n’ai pas besoin non plus de donner le nombre d’élèves
qui, dans les écoles autour de Fort-National, s’évanouissent de faim. Il me
suffit de savoir que cela s’est produit et que cela se produira si l’on ne se
porte pas au secours de ces malheureux. Il me suffit de savoir qu’à l’école de
Talam-Aïach les instituteurs, en octobre passé, ont vu arriver des élèves
absolument nus et couverts de poux, qu’ils les ont habillés et passés à la
tondeuse. Il me suffit de savoir qu’à Azouza, parmi les enfants qui ne quittent
pas l’école à 11 heures parce que leur village est trop éloigné, un sur soixante
environ mange de la galette et les autres déjeunent d’un oignon ou de quelques
figues.
Dans une lettre adressée à son ami, le militant socialiste musulman, Aziz
Kessous, l’Algérois de Belcourt, tuberculeux écrira : « Vous me croirez sans
peine si je vous dis que j’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont
mal aux poumons ».
La même année il publie, toujours chez Charlot, Noces dont des passages
vous seront lus à la fin de cette conférence. Noces est un récit lyrique, un
chant d’amour à la terre algérienne et plus largement à la Méditerranée dans
lequel l’auteur célèbre la communion parfaite de l’homme avec la nature dans un
monde que les Dieux ont quitté.
A la déclaration de guerre de 1939, Camus tente de s’engager mais sa
maladie le fait réformer. Les autorités interdisent de publication Alger-
républicain. Un nouveau journal est créé, Soir-Républicain, qui sera également
victime de la censure. Camus qui se retrouve sans emploi est contraint, en 1940,
de quitter l’Algérie pour la France. A part une année passée à Oran en 1941 il
n’y vivra plus de manière permanente se limitant à deux ou trois visites
annuelles pour voir sa mère mais il continuera à suivre de très près l’évolution
du pays et à s’y investir. Dans Le Premier Homme, ce roman inachevé publié après
sa mort, il indique que c’était en Algérie qu’il voulait finir ses jours.
Une première partie de son existence s’achève mais les chemins sont tracés.
Il porte déjà en lui l’œuvre à venir qui sera traversée par la découverte de
l’absurde et son corollaire, la révolte. Le désir d’écrire pour témoigner,
l’engagement en faveur de l’homme contre les idéologies et les systèmes, le
choix en politique de la morale contre l’histoire, la défense des libertés et de
la justice partout où elles sont menacées resteront avec le théâtre l’une des
constantes de sa vie. Ce sont elles qui lui permettront de bâtir une œuvre
littéraire et philosophique le conduisant au Prix Nobel et de devenir l’une des
consciences morales du 20ème siècle.
En juin1942, avec la publication de L’Etranger, qui sera vendu à 7 millions
d’exemplaires en France et traduit dans 45 langues Albert Camus fait ses
premiers pas sur les chemins de la gloire.
Suivent en octobre, le Mythe de Sisyphe, La Peste en 1947, L’Homme Révolté
en 1951, L’Eté en 1954, La Chute en 1956, L’Exil et le Royaume et Réflexions sur
la peine capitale en 1957 et après sa mort, le grand roman inachevé, Le Premier
Homme.
Parallèlement à cette production littéraire Camus écrit et met en œuvre
avec succès de nombreuses pièces de théâtre (Caligula, Les justes, Le
Malentendu, les Possédés), signe de nombreux articles de presse en relation avec
l’actualité et de nombreuses préfaces, participe à quantité de colloques.
Camus dans la résistance, le journal combat.
En 1943, Albert Camus s’engage dans la résistance où il lutte à sa façon,
avec la plume. Il publie des articles dans des revues clandestines dont le plus
important est sans doute les Lettres à un ami allemand. Son discours y est celui
d’un pacifiste qui admet que la révolte peut justifier le recours à la violence
mais que celle-ci doit être contenue dans des limites morales. En lisant la
préface qu’il consacre à leur réédition on se prend à rêver de l’existence d’un
Camus tenant aujourd’hui le même discours de réconciliation aux Français et aux
Algériens :
« Les Lettres à un ami allemand ont été publiées en France après la
libération à un petit nombre d’exemplaires et elles n’ont jamais été
réimprimées. Je me suis toujours opposé à leur diffusion en pays étranger pour
des raisons que je dirai. C’est la première fois qu’elles paraissent hors du
territoire français et, pour que je m’y décide, il n’a pas fallu moins que le
désir où je suis de contribuer, pour ma faible part, à faire tomber un jour la
frontière stupide qui sépare nos deux territoires. Je ne puis laisser imprimer
ces pages sans dire ce qu’elles sont. Elles ont été écrites et publiées dans la
clandestinité. Elles avaient un but qui était d’éclairer un peu le combat
aveugle ou nous étions et, par là, de rendre plus efficace ce combat. Ce sont
des écrits de circonstance et qui peuvent donc avoir un air d’injustice. Si l’on
devait en effet écrire sur l’Allemagne vaincue, il faudrait tenir un langage un
peu différent. Mais je voudrais seulement prévenir un malentendu. Lorsque
l’auteur de ces lettres dit « vous » il ne veut pas dire « vous autres
Allemands » mais « vous autres nazis ». Quand il dit « nous » cela ne signifie
pas toujours « nous autres Français » mais « Nous autres Européens libres ». Ce
sont deux attitudes que j’oppose, non deux nations même si, à un moment de
l’histoire, ces deux nations ont pu incarner deux attitudes ennemies. Pour
reprendre un mot qui ne m’appartient pas, j’aime trop mon pays pour être
nationaliste. Mais je sais que la France, ni l’Italie ne perdraient rien à
s’ouvrir sur une société plus large mais nous sommes encore loin du compte et
l’Europe est toujours déchirée. C’est pourquoi j’aurais honte aujourd’hui si je
laissais croire qu’un écrivain français puisse être l’ennemi d’une seule nation.
Je ne déteste que les bourreaux. Tout lecteur qui voudra bien lire les lettres à
un ami allemand dans cette perspective, c’est-à-dire comme un document de lutte
contre la violence, admettra que je puisse dire maintenant que je n’en renie pas
un seul mot »
En cette même année 1943 il rejoint le mouvement de résistance Combat et,
en août 1944, il devient rédacteur en chef du premier numéro paru hors de la
clandestinité qui porte ce titre. Entre le 31 aout et le 22 novembre il y publie
trois éditoriaux qui seront regroupés plus tard dans Actuelles sous le titre
« Le journalisme critique ».Il y expose l’idée exigeante qu’il se fait d’une
presse redevenue libre et qu’il souhaite indépendante du pouvoir de l’argent et
des intérêts particuliers. Il l’invite à développer l’esprit critique de ses
lecteurs, à refuser la facilité de l’évènementiel et du sensationnel, à vérifier
les informations qu’elle diffuse, à en relativiser le degré de fiabilité, à
préserver les valeurs morales en politique et à ne pas craindre d’aller à contre
courant de l’opinion lorsque la vérité l’exige. Il en prêchera rapidement
l’exemple.
Le 8 mai 1945 des émeutes éclatent à Sétif en Algérie qui feront parmi les
Européens plus d’une centaine de morts sauvagement mutilés et autant de blessés.
Une dizaine de femmes sont violées. Le gouvernement du général de Gaulle qui
compte dans ses rangs des ministres communistes
ordonne et couvre une répression d’une incroyable violence : exécutions
sommaires, massacre de civils, bombardements de mechtas. Deux croiseurs, le
Triomphant et le Duguay-Trouin, tirent plus de 800 coups de canon depuis la rade
de Bougie sur la région de Sétif. L’aviation bombarde et rase plus ou moins
complètement plusieurs agglomérations kabyles. Une cinquantaine de « mechtas »
sont incendiées. Les automitrailleuses font leur apparition dans les villages et
elles tirent à distance sur les populations. Les blindés sont relayés par les
militaires arrivés en convois sur les lieux et par des milices civiles. Le
nombre des victimes autochtones, difficile à établir, est encore sujet à débat.
Les autorités françaises de l’époque fixèrent le nombre de tués à 1.165, un
rapport des services secrets américains à Alger en 1945 notait 17 000 morts et
20 000 blessés, le gouvernement algérien parle officiellement de 45.000 morts.
Aujourd’hui des historiens français (Robert Ageron) et algériens (Rachid Messli
et Abbas Aroua) l’évaluent à un nombre allant de 8.000 à 10.000 personnes.
Quoiqu’il en soit ce fut un évènement considérable dont on peut dire qu’il
marqua le début de la guerre d’Algérie. Le Général Duval qui avait dirigé la
répression écrivit au gouvernement :
« Je vous ai donné la paix pour 10 ans, si la France ne fait rien, tout
recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable. »
La France ne fit rien ou pas grand-chose et, neuf ans et demi plus tard, le
1er novembre 1954, débutaient les « évènements » qui conduisirent en 1962 à
l’indépendance de l’Algérie. Peu de gens protestèrent à l’exception notoire, en
Algérie, du professeur Henri Aboulker, médecin juif et résistant, l’un des
organisateurs du putsch de 1942 qui avais permis le succès du débarquement
américain à Alger et qui publia plusieurs articles dans le quotidien
Alger-Républicain réclamant la sanction sévère des meurtriers mais à l’issue
d’une procédure légale régulière et demandait qu’une enquête officielle soit
ordonnée sur les excès de la répression.
En France, l’évènement passa quasiment inaperçu dans la presse. Le Figaro,
le Populaire, France Soir, se contentèrent de le mentionner en l’attribuant à
« des sectes », à des nationalistes arabes manipulés ou à de mystérieux
étrangers, le journal communiste, l’Humanité, assura que les manifestants
étaient des sympathisants nazis. Seul Albert Camus qui passa trois semaines en
Algérie publia du 11 au 23 mai, dans Combat, une série d’articles où il analysa
lucidement la situation du pays qu’il ne résumait pas aux seules difficultés
économiques du moment mais au désenchantement de la population musulmane à
l’égard de la politique française :
« J’ai lu dans un journal du matin que 80 % des Arabes désiraient devenir
des citoyens français. Je résumerai au contraire l’état actuel de la politique
algérienne en disant qu’ils le désiraient effectivement, mais qu’ils ne le
désirent plus. Quand on a longtemps vécu d’une espérance et que cette espérance
a été démentie, on s’en détourne et l’on perd jusqu’au désir… C’est ce qui est
arrivé avec les indigènes algériens, et nous sommes les premiers responsables
…Depuis la conquête, il n’est pas possible de dire que la doctrine française
coloniale en Algérie se soit montrée très cohérente.
Les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français
d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a
développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d’hostilité…Si nous
voulons sauver l’Afrique du Nord, nous devons marquer à la face du monde notre
résolution d’y faire connaître la France par ses meilleures lois et ses hommes
les plus justes. Ce langage… ne plaira pas à tout le monde. Il ne triomphera pas
si aisément des préjugés et des aveuglements. Mais nous continuons à penser
qu’il est raisonnable et modéré....C’est la force infinie de la justice, et elle
seule, qui doit nous aider à reconquérir l’Algérie
Avec une lucidité exceptionnelle, il fut l’un des rares journalistes du
monde à dénoncer quelques mois plus tard l’usage de la bombe atomique contre le
Japon dans un éditorial qui conserve aujourd’hui encore toute sa force et montre
l’idée exigeante qu’il se faisait du rôle des journalistes et de la
presse :
« Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun
sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les
agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On
nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que
n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une
bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais
et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les
inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les
conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique.
Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir
à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou
moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des
conquêtes scientifiques.
En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à
célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus
formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des
siècles… »
De mars à juin 1946 Albert Camus séjourne aux Etats–Unis et au Canada à
l’occasion de la sortie de la traduction anglaise de l’Etranger et y donne une
série de conférences. Lorsqu’après les vacances d’été il revient à Combat il y
découvre une situation tendue. Les ventes ont baissé au profit d’une presse
moralement moins exigeante mais plus professionnelle. Fait plus grave, la
rédaction s’est divisée entre gaullistes qui ont appelé à voter non au
référendum sur la Constitution de la 4ème République et communistes favorables
au oui, entre partisans de l’URSS et partisans des USA, entre ceux qui
privilégient la transformation de la société de manière planifiée et ceux qui
pensent qu’il n’y a pas de justice sans liberté individuelle. Personne ne veut
cependant la fin de Combat et tous s’accordent à demander à Camus de reprendre
les choses en mains. Du 19 au 30 novembre 1946 il publie sous le titre général
de Ni victimes ni bourreaux une série d’articles censés dégager une ligne
éditoriale commune. Tout en admettant que le pacifisme pur et dur est une utopie
et que, dans certaines circonstances, la défense d’une cause juste peut
justifier le recours à la violence, il dénonce la dictature des idéologies car
le meurtre ne peut être légitimé et la fin ne justifie pas les moyens :
« Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et à chaque fois
il n’était pas possible de persuader ceux qui le faisaient, parce qu’ils étaient
sûrs d’eux et parce qu’on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le
représentant d’une idéologie »
Il renvoie les intellectuels de gauche et de droite dos à dos et dénonce la
censure qu’ils exercent par leurs écrits sur les esprits libres :
« Vous ne devez pas parler de l’épuration des artistes en Russie parce que
cela profiterait à la réaction » « Vous devez vous taire sur le maintien de
Franco par les Anglo-Saxons parce que cela profiterait au communisme ».
Il défend enfin comme solution aux problèmes du monde l’idée qu’il faut un
"nouvel ordre international", puisqu’"il n’y a plus d’îles et les frontières
sont vaines".
La situation ne s’améliore pas pour autant à Combat. Au printemps de 1947
des prêtres sont arrêtés pour collaboration avec la milice. L’opinion de gauche
murmure que les monastères ont été des repaires pour les collaborateurs qui s’y
sont réfugiés. Camus rejette l’idée de responsabilité collective et rappelle
l’existence de foyers de résistance au sein de l’Eglise. En butte aux critiques
pour avoir défendu des Catholiques il répond : « Les incroyants que nous sommes
n’ont de haine que pour la haine ».
En mai, il écrit ses deux derniers éditoriaux à Combat. L’un dénonce le
racisme qui se manifeste en France contre un présumé assassin d’origine malgache
et l’hostilité envers les juifs et, en Algérie, les brutalités exercées contre
les musulmans, le second appelle à la reprise du dialogue avec les Allemands
vaincus. C’est bientôt la fin de Combat qui, accablé par les difficultés
financières, est racheté par un juif pied-noir de Tunisie.
Lorsque l’on lit ces éditoriaux on ne peut que s’étonner de
l’incompréhension et des critiques auxquelles donnèrent lieu ses prises de
position pendant la guerre d’Algérie et qu’on ait pu lui reprocher d’avoir
choisi de se taire après l’échec de son appel à une trêve pour les civils. Camus
n’était pas un homme politique, c’était un homme de convictions avec un sens
moral aigu et, à ce titre, il assumait ses propres contradictions plutôt que de
se renier. Un Camus qui aurait choisi la guerre des uns contre la guerre des
autres n’aurait plus été Camus.
En 1949 il entreprend un voyage en Amérique latine qui le conduit notamment
en Uruguay. Dans ses Carnets il note qu’il était exténué lors de son arrivée à
Montevideo. Il y prononcera néanmoins une conférence et la responsable de la
médiathèque à l’Alliance française m’a montré un livre dédicacé de sa petite
écriture à pattes de mouches qu’elle conserve précieusement. Il serait
intéressant de rechercher trace de ce passage dans les journaux de l’époque mais
je n’ai pas encore eu le temps de le faire.
Camus et Sartre, une relation impossible
Avant d’entrer dans le détail de ce qui sépara ces deux hommes il faut
d’abord rappeler que ce sont, l’un et l’autre, des personnalités majeures de la
vie intellectuelle française du 20ème siècle, deux romanciers de talent deux
dramaturges qui s’investissent également dans des journaux de référence (Combat
pour Camus et Les Temps Modernes pour Sartre), deux résistants quoique à des
degrés différents, deux penseurs engagés, qui jusqu’au bout lutteront pour leurs
idées. Ce sont aussi deux philosophes, même si Camus rejette cette qualité et si
Sartre la lui dénie.
Jean-Paul Sartre, de quelques années plus âgé que Camus, vient d’une
famille bourgeoise : un oncle polytechnicien, un père militaire, une mère, née
Schweitzer dont un cousin, le célèbre médecin Albert Schweitzer qui soigna les
lépreux à Lambaréné au Gabon, a donné un prix Nobel à la France. Couvé par sa
mère, exceptionnellement brillant, ne cachant pas son ambition, il est reçu à
l’Ecole Normale supérieure puis, après un premier échec, premier à l’agrégation
de philosophie. Il rêve de devenir tout à la fois un grand romancier et un grand
philosophe.
Camus, fils de pauvre, tuberculeux, qui n’a pour toute richesse que le
soleil d’Algérie et l’amour silencieux de sa mère, n’obtient pas, à cause de sa
tuberculose, le certificat médical qui lui permettrait de se présenter à
l’agrégation. Seul point commun entre les deux hommes, ils n’ont pas connu leur
père, celui de Camus étant mort comme on sait pendant la première guerre
mondiale, celui de Sartre étant décédé de la fièvre jaune 15 mois après sa
naissance.
Ils se rencontrent en 1943, à Paris, lors de la première représentation des
Mouches et deviennent amis. Camus fera entrer Sartre à Combat en 1944 et
publiera nombre de ses amis dans les collections qu’il dirige chez Gallimard. En
1944 Sartre lui confie la mise en scène de sa pièce Huis-Clos.
Mais il y avait chez Sartre un certain degré de jalousie à l’égard de Camus
qui avait participé à la « vraie » résistance alors que sa propre activité dans
la résistance était questionnée. Vladimir Jankélévitch, entre autres, lui
reprocha de s’être occupé davantage de l’avancement de sa carrière pendant
l’occupation que de dénoncer ou contrarier l’occupant. Sa libération en 1941,
d’un camp de prisonniers allemand grâce à un faux certificat médical et son
affectation au Lycée Condorcet sur un poste initialement occupé par un Juif
victime des lois racistes fera dire plus tard à l’écrivaine allemande Ingrid
Kastler : « qu’il l’ait voulu ou non voulu, objectivement, il profitait des lois
raciales de Vichy. » Il publie à cette époque plusieurs articles pour la revue
Comoedia contrôlée par la Propaganda-Staffel. Le groupe « Socialisme et
liberté » qu’il crée en juin 1941 n’a jamais regroupé plus d’une cinquantaine de
personnes et à part la distribution de quelques tracts on ne lui connaît aucune
action d’éclat. Il se dissout en octobre. Au printemps 1943, Sartre se rapproche
du Comité National de la Résistance venu à Paris créer des groupes de sabotage
qui sont démantelés par les allemands, et les velléités résistantes de Sartre
disparaissent avec eux.
Sa pièce Les Mouches fut un bide : salles vides, représentations
interrompues plus tôt que prévu. Le journaliste Jean Amadou écrit à son sujet :
« En 1943, dans l’année la plus noire de l’Occupation, Sartre fit jouer à Paris
Les Mouches. C’est-à-dire qu’il fit très exactement ce que fit Sacha Guitry,
donner ses pièces en représentation devant un parterre d’officiers allemands, à
cette différence qu’à la Libération Guitry fut arrêté alors que Sartre fit
partie du Comité d’épuration qui décidait quel écrivain avait encore le droit de
publier et quel autre devait être banni. »
Mais Sartre répandit l’idée que la presse collaborationniste avait décelé
dans la pièce une sorte d’appel à la résistance et l’avait démolie par ses
critiques. L’historien Michel Winock estime que « ce fut la rouerie de Sartre de
transformer un échec théâtral en bénéfice politique ».
Alors, Sartre, résistant ou non ? Beaucoup sont partagés sur la réponse. Il
faut néanmoins reconnaître que certaines des formes de résistance qu’il
revendique peuvent laisser perplexes :
"Certaines de mes actions peuvent vous sembler incompréhensibles, je dois
l’admettre. Mais la protestation n’est pas que révolte. Accepter la chaire d’un
collègue juif, c’est déjà protester, puisque je me proposais à moi-même
d’accéder à un poste qui me permettrait davantage d’avoir de l’autorité. Si vous
décidiez demain d’envahir la Chine, le pourriez-vous ? Non. Mais si, petit à
petit, vous grimpez l’escalier politique et que, parvenu tout en haut vous
décidez de rassembler ceux qui vous suivent, peut-être aurez-vous plus de
chance. C’est une façon plus logique, plus réaliste, peut-être plus
intellectuelle, de protester. Souvenez-vous que la véritable protestation n’est
pas éphémère et aléatoire, elle est protestation de tous les jours et à long
terme."
Une certaine jalousie se manifeste aussi chez Sartre à l’égard du succès
que le séduisant Camus rencontre auprès des femmes alors que lui aussi aime les
femmes mais ses succès auprès d’elles sont moins garantis.
Cette amitié n’était donc pas vraiment faite pour durer comme le reconnaît
Simone de Beauvoir elle-même. Les vrais amis de Camus étaient d’autres
Nord-Africains et le poète René Char. Sartre se gaussait de celui qu’il appelait
« le petit voyou d’Alger » alors que Camus voyait en Sartre, le stalinien
bourgeois qui pouvait toujours compter sur sa mère pour payer ses arriérés
d’impôts, un personnage bouffon. D’origine ouvrière, ancien communiste, Camus ne
nourrissait aucun complexe bourgeois de culpabilité, et pas davantage d’illusion
sur le salut de l’humanité par le prolétariat. Les deux hommes rompent
définitivement toute relation quelques mois après la sortie de l’Homme Révolté
dans lequel Camus met sur le même pied nazisme et communisme, camps de
concentration allemands et goulag tandis que Sartre adhère au PCF et ne recule
pas devant des formules telles que « Tout anti-communiste est un chien » « En
URSS la liberté de critique est totale » ou encore « Si la classe ouvrière veut
se détacher du PCF elle ne dispose que d’un moyen : tomber en poussière. » Pour
Camus qui écrit « Aucun des maux auxquels prétend remédier le totalitarisme
n’est pire que le totalitarisme lui-même » l’idéologie marxiste ne doit pas
prévaloir sur les crimes staliniens, alors que pour Sartre, qui est au courant
de ces crimes, on ne doit pas utiliser ces faits comme prétexte à l’abandon de
l’engagement révolutionnaire. Ces positions sont irréconciliables La fidélité de
Sartre au communisme durera jusqu’à l’entrée des chars soviétiques à Berlin en
automne 1956.
Il y eut bien quelques velléités de rapprochement entre les deux hommes
mais la guerre d’Algérie les sépara irrémédiablement.
Camus ou l’Algérie au cœur.
Le 1er novembre 1954 la guerre d’indépendance commence et elle devient
rapidement très sanglante. L’armée coloniale a une tradition bien connue de
brutalité à l’égard des populations d’Algérie. L’historien Olivier Lecour
Grandmaison écrit par exemple : « La bastonnade est une invention de la guerre
coloniale menée par Bugeaud (fin du XIXème siècle). En entrant dans un village
rebelle l’armée prend au hasard des Arabes (que Bugeaud voulait enfumer comme
des renards) pour leur arracher des renseignements mais surtout pour leur
infliger des coups de bâton en place publique, uniquement dans le but de
terroriser la population. De même, la décapitation des morts (par des chrétiens)
indique qu’un musulman ne peut aller au ciel. Elle sera systématisée comme
instrument de terreur. De 1940 à 1962, le corps exhibé des Arabes mutilés sera
l’instrument de torture du pouvoir colonial ». Cynisme ou inconscience, oubli ou
ignorance, le plus grand lycée d’Alger chargé de former les futures élites
algériennes portera le nom de Lycée Bugeaud.
Le F.L.N. ne sera pas en reste dans la brutalité et l’horreur. Le massacre
de Melouza, en mai 1957, au cours duquel 315 paysans partisans de Messali Hadj
furent sauvagement exécutés en témoigne. Les plaquettes de photographies montant
des personnes égorgées et mutilées que les services de propagande de l’armée
française firent circuler parmi la population cristallisa la peur et l’angoisse
des Européens. D’autant que le FLN ciblait souvent dans ses attentats les
progressistes européens et les partisans arabes ou berbères d’une solution
pacifique. Camus, cité par Herbert Lottman dans sa biographie, raconte qu’un
nationaliste arabe rencontré à Tlemcen après la guerre mondiale lui tint ces
propos : « nos pires ennemis ne sont pas les Français colonialistes. Ce sont au
contraire les Français comme vous. Car les colonialistes nous donnent une idée
révoltante mais vraie de la France et vous, vous nous en donnez une idée
trompeuse parce que conciliante. Vous nous affaiblissez dans notre volonté de
lutter » Et Lottman ajoute : « Les libéraux français prêchent la fraternité
disait Camus avec ironie et, pendant que les libéraux arabes s’attendrissent à
ces paroles, on les matraque. Le terrorisme arabe proclamait-il était né de la
solitude, de l’idée qu’il n’existait aucun recours, que les murs étaient trop
épais, qu’il fallait les faire sauter » (P549).
Camus a une relation passionnelle à l’Algérie. Roger Quillot qui prépara la
première édition de ses œuvres complètes dans la Pléiade fera très justement
remarquer que « l’Algérie présente dans tous ses livres ou presque, représente
plus qu’une réalité, un mythe. »
Camus lui-même dira au moment de la réception du prix Nobel
« J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce
que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y
vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les
misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur,
de l’énergie et de la création.
On lui reprochera pourtant de n’avoir mis dans ses livres que des Européens
comme si les autres Algériens n’étaient pas présentables. Outre le fait que
cette affirmation est contestable on pourrait rétorquer qu’une œuvre d’art n’est
pas une photographie et que ce que Camus livre dans ses romans qui sont ses
textes les plus connus n’englobe ni la totalité de son être, ni sa réflexion, ni
sa vision des relations des Algériens entre eux et que, pour comprendre sa
sensibilité aux hommes et à la terre algérienne, il faut avoir une vision
d’ensemble de ses écrits.
Il faut aussi replacer cette œuvre dans sa perspective historique et
rappeler que Camus était ce qu’on appelle aujourd’hui un Pied-noir ou, si l’on
préfère, un Français d’Algérie comme on disait à son époque pour les distinguer
des Français de France. Comme tout écrivain il partait de ce qui lui était le
plus proche pour atteindre à l’universalité et, en ce sens, ne reniait pas ses
origines. Mais l’indigène n’est pas absent de sa vision de l’Algérie. Mohammed
Seffahi, chercheur au CNRS, dont le texte Albert Camus, plaidoyer pour une
certaine Méditerranée est disponible sur le net écrit, citant une conférence de
Camus du 8 février1937 intitulée "La culture indigène, la nouvelle culture
méditerranéenne" que ce titre reprend, « pour le détourner et le retourner à des
fins polémiques, un mot clé du vocabulaire colonial : celui, péjoratif en ce
contexte, d’indigène. Il s’en sert d’une part, pour afficher sa volonté
d’intégrer la culture du "colonisé", et d’autre part, pour revendiquer
l’enracinement « autochtone" de ceux qu’on appellera plus tard les "Pieds
Noirs ». Le tout sous la bannière d’une commune méditerranéité. On peut
considérer ce discours comme un premier grand plaidoyer pour une méditerranée.
Car, c’est très exactement ce dont parle Camus. Récusant une compréhension de la
Méditerranée repliée sur la seule romanité, Camus propose une vision plus
ouverte. "Bassin international traversé par les courants, la Méditerranée
est de tous les pays le seul peut-être qui rejoigne les grandes pensées
orientales. Car elle n’est pas classique et ordonnée, elle est diffuse et
turbulente, comme ces quartiers arabes ou ces ports, de Gênes en Tunisie. Ce
goût triomphant de la vie, ce sens de l’écrasement et de l’ennui, les places
désertes à midi en Espagne, la sieste, voilà la vraie Méditerranée, et c’est de
l’Orient qu’elle se rapproche. Non de l’Occident latin. L’Afrique du Nord est un
des seuls pays où l’Orient et l’Occident cohabitent. Et à ce confluent, il n’y a
pas de différence entre la façon dont vit un Espagnol ou un Italien des quais
d’Alger, et les Arabes qui les entourent. Ce qu’il y a de plus essentiel dans le
génie méditerranéen jaillit peut-être de cette rencontre, unique dans l’histoire
et la géographie, née entre l’Orient et l’Occident. De même que le soleil
méditerranéen est le même pour tous les hommes, l’effort de l’intelligence
humaine doit être un patrimoine commun et non une source de conflits et de
meurtres. Une nouvelle culture méditerranéenne conciliable avec notre idéal
social est réalisable. C’est à nous et à vous d’aider cette réalisation"
Le propos est clair. Pour Camus l’avenir de la Méditerranée réside dans une
union harmonieuse entre l’Orient et l’Occident et, dans cette perspective,
l’Algérie française tout comme une exclusive Algérie arabo-berbère seraient des
non sens. Il appelle donc de ses vœux l’union sur une base d’égalité des
Européens, des Arabes, et des Berbères et il lui semble que la meilleure
organisation politique pour y parvenir c’est le statut évolutif d’une Algérie
autonome et fédérale liée à une France démocratique qui pourrait le garantir.
C’était le projet de Ferhat Abbas avant la guerre de 1939. C’est la solution qui
sera mise en place avec succès en Nouvelle-Calédonie par Michel Rocard, Jean
Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Mais après les massacres de Sétif, les fraudes
électorales, les tergiversations de la France qui ne touche pas au double
collège et la montée en puissance du panarabisme sous la houlette de l’Egyptien
Gamal-Abdel -Nasser, il était déjà trop tard.
Pressentant sans doute la montée des violences en Algérie, le grand
arabisant et islamologue français, Louis Massignon, ce « prophète » du dialogue
des cultures qui présidait en 1954 le Comité pour la défense des prisonniers
politiques outre-mer sollicita-t-il -t-il l’écrivain ? Toujours est-il que ce
dernier envoya en mai et donc avant les premiers attentats en Algérie, un
message au Comité dans lequel il s’interrogeait : « Est-il possible de prétendre
au titre d’instituteur de la civilisation en se présentant avec la déclaration
des droits de l’Homme dans la main gauche et, dans la main droite, le gourdin de
la répression ? Il soulignait selon son biographe Herbert Lottman (p.549) que
« les colonialistes représentaient une formidable puissance puisqu’il avait
suffi que les maires d’Algérie s’unissent en un mouvement de protestation pour
que le projet Blum-Violette (fût) retiré de l’ordre du jour du parlement. Il
traçait le portrait d’un petit groupe d’hommes riches qui dominaient la presse
et l’autorité publique en Afrique du Nord, leur plus récent exploit ayant été
l’exécution de trois nationalistes tunisiens dont il avait en vain demandé la
grâce ». Il apportait son soutien à l’action du Comité « à la condition qu’elle
ne fasse pas silence sur le terrorisme et qu’elle en explique au contraire les
origines tout en en condamnant les conséquences ».
Ce texte résume avant l’heure ce que sera la position du futur prix Nobel
face aux violences qui vont ensanglanter l’Algérie : rappeler sans cesse que
l’injustice et la violence coloniales sont les causes du terrorisme tout en
condamnant le terrorisme comme moyen de lutte. Ce rejet du terrorisme qui tue
des innocents n’était pas, comme ses détracteurs l’ont souvent présentée, une
position confortable pour éviter d’avoir à se prononcer sur l’indépendance de
l’Algérie et il n’en fait pas, loin de là, un partisan d’une Algérie enfermée
dans le système colonial. Camus n’était pas un pacifiste à tout crin. Il avait
été dans la Résistance en France et pouvait comprendre qu’un peuple privé de
liberté eût recours à des attentats terroristes mais il se refusait au meurtre
de civils innocents que ce fût par l’armée française ou par les terroristes du
FLN.
En 1951, bien avant le déclenchement des premiers attentats en Algérie, il
avait donné en exemple, dans l’Homme Révolté, avec une évidente admiration, les
terroristes russes appartenant à l’Organisation de combat du parti socialiste
révolutionnaire russe :
« S’ils ont vécu la terreur, s’ils ont eu foi en elle, ils n’ont jamais
cessé d’y être déchirés… Ces exécuteurs qui mettaient leur vie en jeu et si
totalement ne touchaient à celle des autres qu’avec la conscience la plus
pointilleuse. L’attentat contre le grand-duc Serge échoue une première fois
parce que Kaliayev, approuvé par tous ses camarades, refuse de tuer les enfants
qui se trouvaient dans la voiture du grand Duc…. Savinkov… s’oppose à un
attentat contre l’Amiral Doubassof dans le rapide Petersburg-Moscou dans la
crainte de tuer des étrangers et… au moment de s’évader d’une prison annonce à
ses amis que s’il est poursuivi, il tirera sur les officiers mais préfèrera se
tuer plutôt que de tirer sur des soldats… Voiranovski « ce tueur d’hommes » qui
avoue n’avoir jamais chassé trouvant cette occupation barbare déclare à son tour
« Si Doubassof est accompagné de sa femme je ne jetterai pas la bombe. »
On est bien loin de l’appel au meurtre d’un Jean Paul Sartre écrivant de
son salon parisien dans sa préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon :
« Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen
c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un
opprimé : restent un homme mort et un homme libre"
Il ne fait aucun doute selon moi que Camus aurait fini par rejoindre le
combat des nationalistes algériens, comme beaucoup de pieds-noirs d’ailleurs, si
ce combat avait conservé le caractère politique que voulait lui donner le
dirigeant de l’UDMA, Ferhat Abbas, et s’il s’était donné pour objectif, après
une période d’autonomie, la construction d’une Algérie indépendante
pluriethnique et pluriculturelle réalisant cette union de l’occident et de
l’orient méditerranéen qu’il appelait de ses vœux. Or la volonté manifeste du
FLN, dès le début de la guerre, de devenir un parti unique se manifeste par
l’élimination physique des militants du plus ancien mouvement indépendantiste,
le MNA. Ferhat Abbas, pour lequel Camus éprouvait de la sympathie, voit lui-même
dans le déclenchement de la rébellion "une action anarchique et une conduite
désespérée " aux conséquences incertaines » et il continue à penser que les
ambitions de son parti, l’UDMA, pourront se réaliser à travers l’application de
la loi sous le gouvernement de Mendès France, jusqu’aux aux élections truquées
de 1955. Ayant perdu tout espoir en la démocratie il dissout l’UDMA en 1956 et
rejoint le FLN où, malgré les hautes fonctions qu’il occupe, il sera toujours
considéré avec une certaine suspicion. Quant au PCA, le FLN en exigea la
dissolution et l’intégration de ses membres dans ses rangs. Le PCA s’y refusa
d’abord dans une lettre de son comité central datée du 12 juillet 1956 adressée
à l’instance dirigeante du FLN dont voici quelques extraits :
« Nous avons proposé la transformation du F.L.N. en une sorte de Conseil
national algérien par son élargissement notamment aux communistes algériens. Sur
un programme commun…Dans le respect de l’indépendance politique et organique de
chaque parti et organisation…Vous n’avez pas admis ce point de vue. considérant
que l’adhésion au F.L.N. est incompatible avec l’appartenance à un parti…..Après
avoir longuement étudié et discuté ces problèmes la direction de notre parti,
unanime a décidé de refuser l’idée de dissolution du P.C.A. que nous estimons
non – conforme aux intérêts fondamentaux de la classe ouvrière et du peuple
algérien. Notre parti est le seul en tant que tel à rassembler dans ses rangs
des Algériens de toutes origines, Musulmans, Européens, Israélites. Il éprouve
une légitime fierté d’avoir formé des patriotes conséquents, non seulement parmi
les Musulmans qui subissent directement l’oppression nationale, mais aussi parmi
les Européens, comme en témoignent l’action et d’Henri Maillot, Maurice Laban et
tant d’autres héros qui luttent et meurent pour que vive l’Algérie libre et
indépendante. Ce faisant notre parti a porté un coup très dur à la politique de
division raciale des colonialistes. Il a réussi à détacher une fraction non
négligeable de travailleurs européens de l’influence du colonialisme et à faire
avancer ainsi la cause de la nation algérienne. L’existence et le renforcement
du P.C.A. sont une garantie que cette évolution se poursuivra dans l’intérêt du
mouvement national. Sa dissolution aboutirait au contraire à un recul de cette
évolution. »
Finalement le PCA céda et ceux de ses membres connus sous le nom de
« combattants de la liberté » qui avaient formé un « maquis rouge » comptant une
centaine de personnes dont de nombreux Européens rejoignirent le FLN où ils
furent le plus souvent persécutés voire assassinés. Après l’indépendance, en
1964, le PCA fut interdit. Camus était bien entendu au courant par ses amis de
la volonté d’hégémonie du FLN. Il le dira ou l’écrira à plusieurs reprises à des
intellectuels algériens notamment à Mouloud Feraoun. Ce n’est pas l’indépendance
en soi qui l’inquiétait, mais l’indépendance sous la houlette d’un parti unique
dictatorial, le FLN, dont il pressentait qu’il ne ferait le bonheur ni des pieds
noirs ni des musulmans. Et il faut bien reconnaître que sur ce point il avait
raison.
Camus souhaitait œuvrer au retour au pouvoir de Mendes France. Il rejoignit
l’hebdomadaire l’Express où ce dernier signait un éditorial hebdomadaire et
entre mai 1955 et février 1956 y écrivit une trentaine d’articles.
Il proposa notamment la réunion immédiate d’une conférence de la table
ronde pour arrêter l’effusion de sang, puis l’élection d’une nouvelle assemblée
algérienne par des élections libres, afin de discuter entre interlocuteurs
qualifiés un nouveau statut de l’Algérie, visant à remplacer la domination
coloniale par une véritable association franco-arabe. Selon l’historien Guy
Pervillé, « après les massacres et les représailles du 20 août 1955,
délibérément déclenchés par le FLN du Nord Constantinois, Camus se dit « prêt à
désespérer », d’autant plus que celui-ci avait condamné à mort les signataires
musulmans d’un appel condamnant « toutes les violences d’où qu’elles viennent. »
Il publie alors une série d’articles appelant chacun des deux camps à respecter
les civils demandant notamment « que les parties en présence prennent,
simultanément, l’engagement public de ne pas toucher, quelles que soient les
circonstances, aux populations civiles ». Il dénonce le cycle infernal
terrorisme/répression dans lequel l’Algérie s’enfonce un peu plus chaque jour
renvoyant l’armée et le FLN dos à dos : « La longue violence colonialiste
explique celle de la rébellion. Mais cette justification ne peut s’appliquer
qu’à la rébellion armée. Comment condamner les excès de la répression si l’on
ignore ou l’on tait les débordements de la rébellion ? Et, inversement, comment
s’indigner des massacres de prisonniers français si l’on accepte que des Arabes
soient fusillés sans jugement ? Chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller
plus avant ». C’est alors qu’un groupe de libéraux pieds noirs et algériens
l’invite à venir dans une réunion publique lancer son appel à la trêve. En
janvier 1956, il se rend à Alger, accueilli par ses compatriotes aux cris de
« Camus au poteau ». Il rentre en France désespéré. La gauche française se
déchaine contre celui qui, selon elle, met sur le même plan colons et colonisés,
les extrémistes pieds-noirs, ceux qui plus tard deviendront les sicaires de
l’OAS, le menacent de mort. Camus qui ne veut être prisonnier d’aucun des deux
camps apparaîtra dans chacun comme un traître. Après la capitulation du
président du Conseil, Guy Mollet qui, suite à la fameuse « journée des tomates »
du 6 février 1956, renonce à maintenir au poste de résident général le libéral
Catroux qu’il avait nommé une semaine plus tôt, Camus quitte l’Express et décide
désormais de se taire refusant d’ajouter au malheur des uns et des autres par
ses paroles qu’il estime chaque fois détournées de leur sens et de leur
objectif.Il restera dès lors silencieux mais conservera un lien avec des
militants algériens, en France et en Algérie, même quand ils ne partageaient pas
ses positions. Il multiplie, à la demande de son ami Déchezelles, avocat des
nationalistes algériens et de son assistante, Gisèle Halimi, les interventions
en faveur des condamnés dont il exige qu’elles demeurent secrètes afin qu’aucun
profit politique ne puisse en être tiré par les nationalistes. Dans la préface
aux Chroniques Algériennes publiées après sa décision de se taire sur l’Algérie,
il prononce une condamnation sans appel de la torture qu’il juge tout à la fois
immorale et inefficace :
« Lorsque ces pratiques s’appliquent, par exemple, à ceux qui, en Algérie,
n’hésitent pas à massacrer l’innocent, ni en d’autres lieux à torturer ou à
excuser qu’on torture ne sont-elles pas aussi des fautes incalculables
puisqu’elles risquent de justifier les crimes même que l’on veut combattre. Et
quelle est cette efficacité qui parvient à justifier ce qu’’il y a de plus
injustifiable chez l’adversaire ? A cet égard on doit aborder de front
l’argument majeur de ceux qui ont pris leur parti de la torture. Celle-ci a
peut-être permis de retrouver trente bombes mais elle a suscité du même coup
cinquante terroristes nouveaux qui, opérant autrement et ailleurs,
feront mourir plus d’innocents encore. Même acceptée au nom du réalisme et
de l’efficacité, la déchéance ne sert à rien qu’à accabler notre pays à ses
propres yeux et aux yeux de l’étranger. Finalement, ces beaux exploits
préparent, infailliblement, la démoralisation de la France et l’abandon de
l’Algérie. Ce ne sont pas des méthodes honteuses ou cyniques qui changeront
quelque chose à ces vérités. Le devoir du gouvernement n’est pas de supprimer
les protestations, même intéressées, contre les excès criminels de la
répression, il est de supprimer ces excès et de les condamner publiquement pour
que chaque citoyen ne se sente personnellement responsable des excès de quelques
uns et donc contraint de les dénoncer ou de les assumer… »
Le Nobel, gloire et douleur.
Le 16 octobre 1957, Albert Camus apprend que le prix Nobel vient de lui
être décerné. Aussitôt, ce qu’il appelait le « Paris du dénigrement » se
déchaîne. Pour les milieux de droite, c’est un dangereux ami des « rebelles »
qui est ainsi couronné. On va jusqu’à accuser le jury du Nobel d’une « étrange
et nouvelle forme d’ingérence dans nos affaires intérieures ! » Le commentateur
de la revue Arts dont l’Histoire ne retiendra pas le nom fait sortir en première
page une caricature de Camus sous ce titre : « En décernant son prix à Camus, le
Nobel couronne une œuvre terminée ». A l’autre bord politique, Roger Stéphane,
dans France-Observateur, « se demande si Camus n’est pas sur son second versant
et si, croyant distinguer un jeune écrivain, l’Académie suédoise n’a pas
consacré une précoce sclérose ». Et, dans l’ancien journal de Camus, Combat, on
peut lire « les petits pays admirent les parfaits petits penseurs polis ». Le
journal communiste l’Humanité qui n’avait pas apprécié les positions prises par
Camus contre l’invasion de la Hongrie l’année précédente se surpasse : « C’est
le « philosophe » du mythe de la liberté abstraite. Il est l’écrivain de
l’illusion. » Tous ignorent ou feignent d’ignorer que ce prix Nobel enthousiasme
l’Europe tout entière, que dans leur presse clandestine, les « samizdats », les
dissidents de l’Est comme les étudiants d’Amérique latine dans leurs tracts
ronéotypés, célèbrent Camus et L’Homme Révolté. Milan Kundera évoque les
jalousies, les mesquineries parisiennes, le mépris à l’égard des origines
sociales, l’accusation de vulgarité portée contre cet homme du Sud, cet
Algérien, ce pied-noir : « Après l’anathème politique jeté contre lui par
Sartre, après le prix Nobel qui lui valut jalousie et haine, Albert Camus se
sentait très mal parmi les intellectuels parisiens. On me raconte que ce qui, en
plus, le desservait, c’étaient les marques de vulgarité qui s’attachaient à sa
personne : les origines pauvres, la mère illettrée ; la condition de pied-noir
sympathisant avec d’autres pieds-noirs, gens aux « façons si familières » (si
« basses ») … et j’en passe. Lisant les articles dans lesquels ce lynchage a eu
lieu, je m’arrête sur ces mots : « Camus est un paysan endimanché. (…) un homme
du peuple qui, les gants à la main, le chapeau encore sur la tête, entre pour la
première fois dans le salon. Les autres invités se détournent, ils savent à qui
ils ont à faire ». La métaphore est éloquente : non seulement, il ne savait pas
ce qu’il fallait penser (il parlait mal du progrès et sympathisait avec les
Français d’Algérie) mais, plus grave, il se comportait mal dans les salons (au
sens propre ou figuré) ; il était vulgaire. Il n’y a pas en France de
réprobation plus sévère. Réprobation quelquefois justifiée, mais qui frappe
aussi le meilleur : Rabelais. »
Mais il y a aussi cette magnifique lettre de Kateb Yacine que Camus reçoit
le 17 octobre, le lendemain de l’annonce du Nobel, à laquelle il ne répondra
pas, Kateb demandant la discrétion, comme si ces deux Algéries, si proches
pourtant étaient condamnées à se croiser sans jamais se rencontrer, mais qui dut
lui mettre du baume au cœur :
Mon cher compatriote,
exilés du même royaume nous voici comme deux frères ennemis, drapés dans
l’orgueil de la possession renonçante, ayant superbement rejeté l’héritage pour
n’avoir pas à le partager. Mais voici que ce bel héritage devient le lieu hanté
où sont assassinées jusqu’aux ombres de la Famille ou de la Tribu, selon les
deux tranchants de notre Verbe pourtant unique. On crie dans les ruines de
Tipasa et du Nadhor. Irons-nous ensemble apaiser le spectre de la discorde, ou
bien est-il trop tard ? Verrons-nous à Tipasa et au Nadhor les fossoyeurs de
l’ONU déguisés en Juges, puis en Commissaires-Priseurs ? Je n’attends pas de
réponse précise et ne désire surtout pas que la publicité fasse de notre
hypothétique coexistence des échos attendus dans les quotidiens. S’il devait un
jour se réunir en Conseil de famille, ce serait certainement sans nous. Mais il
est (peut-être) urgent de remettre en mouvement les ondes de la Communication,
avec l’air de ne pas y toucher qui caractérise les orphelins devant la mère
jamais tout à fait morte. Fraternellement. Kateb Yacine.
Le 10 décembre 1957 Camus prononce un magnifique discours lors de la séance
de réception du Nobel. Une allusion discrète à l’Algérie où il a grandi y
apparaît comme le rappel qu’il est lui-même un Français d’Algérie et que parmi
cette population de « pieds noirs que l’on dit alors constituée de colons aisés
et sans scrupules il peut se trouver des êtres issus des milieux les plus
pauvres et capables de faire honneur à l’humanité. » Le 12 décembre il donne une
conférence à la maison des étudiants. L’un d’entre eux l’interpelle
“Vous avez signé beaucoup de pétitions pour les pays de l’Est mais jamais,
depuis trois ans, vous n’avez rien fait pour l’Algérie ! L’Algérie sera
libre !
Réponse de Camus, blessé de découvrir comme il le dira à un ami “un visage
de haine chez un frère” :
Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie
cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les
deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété
qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime
pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue
telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations
risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au
moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que
vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que vous ne
connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes
raisons en public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un
terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui
un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je
défendrai ma mère avant la justice”.
Amplifiée par la presse française de gauche, la polémique est énorme. On
rapporte ses propos de manière tronquée. Les plus radicaux des Français et des
Algériens lui reprochent son silence alors que l’Algérie saigne et brûle. Mais
jusqu’à sa mort il se refusera à prendre position pour l’indépendance comme le
feront des écrivains ou des intellectuels pieds noirs proches de lui tels
qu’Emmanuel Roblès, Jules Roy, Jean Daniel, Jean Pelegri. Peu de temps avant sa
mort il écrivit :
« Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et
rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut
être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et
de condamner l’autre (…). S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes,
leur rôle (plus obscur, à coup sûr !) doit être seulement de travailler dans le
sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances »
Dans la Chronique des livres qu’il tient dans le Journal du Dimanche
Bernard Pivot revient, le 21 novembre 2.009, sur l’incident de Stockholm. Il
écrit « Saïd Kessal, l’Algérien de Stockholm retrouvé par José Lenzini, s’était
senti humilié par la façon dont Camus lui avait répondu. Il ne connaissait pas
alors son œuvre. Il a d’abord lu Misère de la Kabylie. "Ce fut un choc pour le
Kabyle que je suis." De la lecture de tous les livres de Camus il est sorti
"bouleversé". Il décida ensuite de le rencontrer. "Je suis allé voir Jules Roy,
qui m’a dit qu’il venait de se tuer en voiture. Alors, je suis descendu à
Lourmarin et j’ai déposé des fleurs sur sa tombe."
On peut bien sûr se demander qu’aurait fait Camus s’il avait vécu les deux
années les plus folles et les plus terribles de la guerre d’Algérie, celles qui
débouchent sur l’indépendance de 1962. Ce qui est certain c’est qu’il aurait
condamné la folie meurtrière de l’OAS qui aurait sans doute cherché à
l’assassiner. Quant à la position qu’il aurait prise sur l’indépendance les avis
sont partagés. L’un de ses anciens amis qui avait cru à la fraternisation entre
Pieds-noirs et Musulmans de 1958 et qui, déçu par de Gaulle, avait rejoint
l’OAS, prétend que Camus lui aurait dit qu’il se prononcerait en faveur de
l’Algérie française. Mouloud Feraoun raconte que dans son dernier message Camus
lui écrivit qu’il avait repris espoir dans la possibilité d’une vie partagée
entre pieds-noirs et musulmans ce qui laisse penser, vu le contexte de l’époque,
l’acceptation de l’indépendance.
Un passage du Premier Homme écrit quelques jours avant sa mort et qui
devait constituer la fin du livre plaide plutôt pour cette thèse :
« Rendez la terre, la terre qui n’est à personne, rendez la terre qui n’est
ni à vendre ni à acheter (oui, le Christ n’a jamais débarqué en Algérie puisque
même les moines y avaient propriétés et concessions).
Et il s’écria regardant sa mère et puis les autres :
« Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres, à ceux qui n’ont rien
et qui sont si pauvres qu’ils n’ont même jamais désiré avoir et posséder, à ceux
qui sont comme elle dans ce pays, l’immense troupe des misérables, la plupart
arabes, et quelques-uns français et qui vivent ou survivent ici par obstination
et endurance, dans le seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres,
donnez leur la terre comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés, et
moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la pointe du
monde, je sourirai et mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le
soleil de ma naissance la terre que j’ai tant aimée et ceux et celles que j’ai
révérés.
(Alors le grand anonymat deviendra fécond et il me recouvrira aussi- je
reviendrai dans ce pays)
Conclusion.
C’est une œuvre inachevée que laisse la grande voix d’Albert Camus quand la
voiture de son éditeur s’écrase contre un platane en cette fatidique journée du
4 janvier 1960. Grégoire Leménager et Baptiste Touverey, dans l’excellent
article qu’ils consacrent à Camus (Dossier spécial Camus du Nouvel Observateur.
20 novembre 2.009) évoquent à sa mort « un homme déchiré dont « la pensée
s’efface avec lui… Jean Daniel n’a pas oublié le « ricanement » de Michel
Foucault et des grands esprits qu’il avait rassemblés pour fonder « le Nouvel
Observateur » en 1964, lorsqu’il citait son ami disparu. On mesure aujourd’hui
le chemin parcouru lorsqu’un disciple d’Althusser et Derrida, Souleimane Bechir
Diane, estime que Camus « mérite d’être redécouvert comme un "philosophe de
notre temps" ». Cité dans un récent article du magazine « Books », où il était
question d’un « retour de Camus » chez les universitaires américains, ce
professeur à Columbia note combien « l’effondrement des certitudes idéologiques
fait que Camus n’est plus persona non grata », comme le montre le philosophe
David Sherman en soulignant que l’heure est aux valeurs « éthico-politiques
cosmopolites telles que le dialogue entre les cultures et les droits de
l’homme. » Et ce ne sont pas seulement les philosophes qui revisitent Camus. Les
deux auteurs citent Agnès Spiquel qui « se souviendra longtemps de sa visite à
Pristina, en 2007, lors d’une manifestation culturelle autour de Camus :
« Pendant trois jours, toutes les radios et tous les journaux ont titré sur
Camus. Il représentait une bannière pour un Kosovo ouvert, multiethnique et
laïque. » Son idée d’« une terre pour deux peuples », formulée à propos de
l’Algérie, trouvait un écho particulier dans un pays que se partagent depuis des
siècles Serbes et Albanais. »
Et, en Algérie même, comment Camus a-t-il traversé ce demi-siècle ? Après
l’indépendance il souffrit un certain rejet de la part des intellectuels et de
l’Algérie officielle qui lui reprochaient d’avoir refusé de se prononcer
ouvertement en faveur de l’indépendance mais, si aucune rue ou aucune école ne
porte encore son nom, ce qui viendra un jour, j’en suis sûr, on a malgré tout
continué à le lire. Je me souviens pour ma part d’avoir travaillé ses textes
avec des étudiants qui étaient des enseignants adultes dont certains avaient
sans doute combattu l’armée française, et d’avoir organisé avec eux une sortie à
Tipaza. Leur intérêt pour l’écrivain était manifeste. C’était en 1967/68. Plus
tard, avec la montée de l’islamisme, les oppositions se sont sans doute
renforcées. Mais on assiste aujourd’hui à un retour de son œuvre et à une
meilleure compréhension de l’homme et de ses positions. Les Algériens qui ont
vécu le terrorisme islamiste dans leur chair durant la guerre civile et qui
peuvent encore en être sporadiquement victimes comprennent mieux les positions
d’Albert Camus. Malheureusement la maladresse de politiciens français qui ont
voté une loi visant à revisiter l’histoire de la colonisation et à mettre en
avant ses aspects positifs, le débat sur l’identité nationale reçu comme une
agression envers les immigrés qui sont en majorité originaires d’Afrique du
nord, un questionnement permanent sur l’Islam ont à nouveau tendu les relations
entre les deux pays. Les Algériens demandent aujourd’hui que la France
reconnaisse, comme l’a fait le président italien Berlusconi à propos de la
Lybie, que la colonisation de leur pays et son appropriation par la force est
condamnable dans son principe même et cent vingt cinq députés algériens viennent
à ce titre de déposer un projet de loi criminalisant le colonialisme.
Malgré ces péripéties de plus en plus de jeunes Algériens découvrent Camus
et s’enthousiasment pour son œuvre. De nombreux écrivains algériens de la
nouvelle génération se réclament aujourd’hui de lui. En mai 2006 le président de
la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, interrogé sur le fameux dilemme
du choix de la justice ou de la mère avait déclaré « la préférence ainsi donnée
à la mère par Camus traduit un sentiment vraiment et profondément algérien. Des
deux côtés de la Méditerranée des individus et des associations chaque jour plus
nombreuses travaillent à la réconciliation, nouent des liens personnels et
attendent un geste symbolique fort de la France.
Alors Camus à Lourmarin, au Panthéon ou Camus enterré à Tipaza ? Je vous
laisse le soin de répondre à cette question après avoir lu l’extrait d’un
article sur Camus de Nazim Benhabib, chirurgien algérien, publié les 2 et 3
février dans le quotidien algérien El Watan que vous trouverez sur le net ( http://www.elwatan.com)
« Cinquante ans après sa mort, autant après l’indépendance de l’Algérie et
la fin de la longue nuit coloniale, les défis que connaît son pays sont toujours
aussi multiples. Quant à la France, des relents entretenus de révisionnisme
continuent d’empêcher les deux peuples d’aller de l’avant et l’histoire de
s’écrire sans haine et sans rancœur. L’Algérie, restera pour tous ceux qui
l’aiment, et Camus en premier, cette terre baignée de lumière où nous nous
ressemblons tous enfants du soleil. Où que nous soyons né, nous appartenons à ce
pays unique, à ce carrefour d’influences, cette inimitable synthèse de l’ancien
et du moderne, de l’Europe et de l’Afrique, ce pays où les hommes ont les pieds
accrochés au sol africain, le sang chaud des Berbères, le cœur battant des
Arabes et la tête tournée vers l’Europe. Paul Valéry, en analysant le conflit
existant entre le progrès et la tradition, avait en parlant du concept de
« l’enrichissement des mutuelles différences » trouvé la formule qui convient le
mieux à l’Algérie ... L’Algérie, c’est ce « vieux fleuve artificiellement
détourné qui retrouve aujourd’hui sa pente naturelle, mais les eaux mêlées qu’il
a charriées pendant cent trente-deux ans ont profondément marqué son cours et
façonné ses rives ». Ce pays, demain comme hier, ne peut être placé que sous le
signe de la rencontre, car dès lors qu’il cesserait d’être multiple, il serait
mutilé. « La confrontation perpétuelle est tout à la fois sa vocation, son
inconfort et sa grandeur. » C’est toute la signature camusienne ».
.
Emile Martinez
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/albert-camus-l-algerie-au-coeur-71493
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