Chacun des dix mots que l'écrivain a couchés dans ses Carnets comme ceux qui lui étaient les plus chers, les plus intimes, met en lumière un aspect de son oeuvre et de sa vie. Lire rappelle ces dix mots, véritables balises de l'univers camusien, et y joint illustrations, sources ou éléments d'explication.
Dans ses Carnets, rédigés entre 1935 et 1959, Camus indique ses "dix mots préférés" (Bibliothèque de la Pléiade IV, p. 1107) :
"Le monde, la douleur, la terre, la mère, les hommes, le désert, l'honneur, la misère, l'été, la mer."
Dans Albert Camus, soleil et ombre, Roger Grenier remarque qu'on peut prendre chacun de ces mots et "chercher à quelle oeuvre de l'écrivain il s'applique".
Le monde. Si, dans Noces, Camus célèbre avec lyrisme les épousailles de l'homme et du monde naturel, les chroniques d'Actuelles I (1944-1948) montrent que le Camus journaliste de "Ni victimes ni bourreaux" ne fut jamais étranger aux combats et aux convulsions du monde des hommes. Il fut ainsi le seul intellectuel à oser déclarer au lendemain d'Hiroshima : "La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie."
La douleur. Le "prière d'insérer" joint à La chute en livre cette clé : "L'homme qui parle dans La chute se livre à une confession calculée [...]. Il a le coeur moderne, c'est-à-dire qu'il ne peut supporter d'être jugé [...]. Où commence la confession, où l'accusation ? [...] Une seule vérité en tout cas, dans ce jeu de glaces étudié : la douleur, et ce qu'elle promet."
La terre. Dans "Retour à Tipasa" (texte de L'été), Camus évoque la beauté de ce coin de terre unique, le long de la route jusqu'aux ruines romaines de Tipasa où il fait l'expérience "dans une lumière toujours neuve" d'un instant d'éternité. Cette terre lui apprend "qu'il y a en [lui] un été invincible".
La mère. La personne dont le silence emplit les oeuvres de Camus est aussi au coeur de son roman le plus connu. Dans une préface, Camus résume L'étranger par une phrase qu'il qualifie de très paradoxale : "Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort." Meursault est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu social, parce qu'il refuse la comédie des sentiments et les grimaces afférentes, parce qu'il confesse ne pas éprouver de remords tout comme il n'a pas su feindre une émotion qu'il n'éprouvait pas à l'enterrement de sa mère.
Les hommes. Ils sont au coeur des réflexions morales et politiques de Camus. Les justes mettent en scène deux types d'homme en opposant Stepan, le révolutionnaire sans limites, et Kaliayev, celui qui sait qu'une vie ne saurait être sacrifiée impunément, fût-ce pour la juste cause de la révolution, un conflit qui est aussi, pour Camus, celui de l'homme grec que freine Némésis et de l'homme moderne que rien ne limite.
Le désert. C'est dans "La femme adultère" - première nouvelle de L'exil et le royaume - plus que dans l'essai de Noces, intitulé "Le désert", qu'il est le plus présent : il y est personnifié ; c'est avec lui que la femme "trompe" en imagination son mari.
L'honneur. C'est, avec le sens de la mesure, ce qui sépare l'homme révolté du révolutionnaire, lequel "finit en oppresseur ou en hérétique". Dans L'homme révolté, Camus conclut : "Une révolution qu'on sépare de l'honneur trahit ses origines qui sont du règne de l'honneur."
La misère. Camus la connaissait pour ainsi dire de l'intérieur. En témoignent les belles pages de L'envers et l'endroit ou du Premier homme sur le monde de pauvreté et de lumière qui fut le sien. Mais sa propre misère n'a pas rendu Camus aveugle à celle des autres. On pensera donc au reportage sur la misère de la Kabylie (Actuelles III). Camus, journaliste courageux et lucide, s'y refuse à faire de la littérature et décrit sans fard ces "enfants en loques [qui disputent] à des chiens kabyles le contenu d'une poubelle" ou les conditions de vie des bergers dans leurs gourbis misérables.
L'été. Plus que le recueil L'été, "L'été à Alger" (Noces) résume "l'âpre leçon des étés d'Algérie" en ce paradoxe : "Une seule chose est plus tragique que la souffrance et c'est la vie d'un homme heureux."
La mer. Dans "La mer au plus près" (L'été), "journal de bord" de sa traversée de l'Océan, Camus, qui aimait la mer en homme libre et non en marin, évoque la "haute mer" qui vient le "soutenir au-dessus de [lui-même] et [l'aider] à mourir sans haine".
Par Jean Monteno
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