Extraits choisis
Dans le prolongement de la tribune libre ci-dessus, nous vous faisons partager des extraits du texte "Terrorisme et Répression" d'Albert Camus, publié le 9 juillet 1955 dans L'Express et qui traite de la situation algérienne. Même si, dans le texte de Camus, l'Histoire et le contexte sont différents du conflit israélo-palestinien, nous avons retrouvé des similitudes dans la critique du "cercle vicieux" dont nous parlions plus haut.
"Si l'Algérie doit mourrir, elle mourra de résignation généralisée. [...] L'épreuve où l'Algérie d'aujourd'hui est plongée, comment pourrions-nous alors la vivre, sinon dans ce perpétuel déchirement où chaque mort, française ou arabe, est ressentie comme un malheur personnel? C'est pourquoi la résignation nous est moins facile qu'à d'autres. Nous ne sommes pas résignés au triomphe de ceux qui, recevant chaque acte de justice comme une offense particulière, rêvent de tuer ou de terrorriser ces neuf millions d'Arabes avec qui nous voulons, au contraire, construire un avenir fraternel et fécond.
[...] Il faut avant toute chose, ramener la paix en Algérie. Non par les moyens de la guerre, mais par une politique qui tienne compte des causes profondes de la tragédie actuelle. Le terrorisme, en effet, n'a pas mûri tout seul; il n'est pas le fruit du hasard et de l'ingratitude malignement conjugués. On parle beaucoup à son propos d'influences étrangères et sans doute, elles existent. Mais elles ne seraient rien sans le terrain où elles s'exercent, qui est celui du désespoir. En Algérie, comme ailleurs, le terrorisme s'explique par l'absence d'espoir. Il naît toujours et partout, en effet, de la solitude, de l'idée qu'il n'y a plus de recours ni d'avenir, que les murs sans fenêtres sont trop épais et que, pour respirer seulement, pour avancer un peu, il faut les faire sauter.
[...] Alors a commencé de fonctionner une dialectique irrésistible dont nous devons comprendre l'origine et le mortel mécanisme si nous voulons lui échapper. L'oppression, même bienveillante, le mensonge d'une occupation qui parlait toujours d'assimilation sans jamais rien faire pour elle, ont suscité d'abord des mouvements nationalistes, pauvres en doctrine mais riches en audace. Ces mouvements ont été réprimés.
Chaque répression, mesurée ou démente, chaque torture policière comme chaque jugement légal, ont accentué le désespoir et la violence chez les militants frappés. Pour finir, les policiers ont couvé les terroristes qui ont enfanté eux-mêmes une police multipliée. Au terme affreux, mais non dernier, de cette évolution, la révolte, débordant l'Aurès, assiège Philippeville, et aussitôt la responsabilité collective est érigée en principe de répression.
[...] Disons d'abord ce que tout le monde sait, même les colons et les nationalistes: l'action terroriste et la répression sont, en Algérie, deux forces purement négatives, vouées toutes deux à la destruction pure, sans autre avenir qu'un redoublement de fureur et de folie. Ceux qui font mine de l'ignorer ou qui exaltent l'un à l'exclusion de l'autre, ne parviennent qu'à resserrer le noeud où l'Algérie étouffe et nuisent pour finir à l'une ou l'autre cause qu'ils veulent pourtant servir.
[...] Le terrorisme est aussi une erreur quant à ses conséquences. Son premier résultat [...] est de renforcer le parti de la réaction.
[...] Le terrorisme (...) aboutit ainsi à mettre tous les instruments de pouvoir dans les mêmes mains implacables, et à instaurer une épreuve de force généralisée. De cette épreuve, le peuple algérien ne pourra sortir que mutilé.
[...] Mais inversement, et pour les mêmes raisons, nous devons nous prononcer avec plus de force encore contre cette répression aveugle et imbécile qui ne peut qu'accélérer la dialectique dont j'ai parlé.
La responsabilité collective, nous sommes payés pour le savoir, est un principe totalitaire. Il est incroyable qu'il puisse être proclamé par des Français affolés, impensable qu'un gouvernement puisse céder sur ce point et se rallier à l'idée d'une répression indifférenciée qui frapperait des villages entiers sous le prétexte d'une complicité imposée le plus souvent.
[...] Sauver des vies et des libertés du côté arabe revient au contraire à épargner des vies du côté français, et à arrêter, par le seul moyen qui nous soit offert, la surenchère dégoûtante entre les crimes. C'est ainsi que nous aiderons, non pas à la fraternité, puisque ce mot donnerait à rire aujourd'hui, mais à la survie de deux peuples et aux chances de leur entente future."
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