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Disparu il y a tout juste cinquante ans, Camus sera-t-il panthéonisé ? Qu’en aurait pensé l’“homme révolté”, qui jugeait la vie absurde ?
La rencontre avec l’absurde, Albert Camus l’a faite dès son enfance, quand son père, ouvrier caviste dans le Constantinois, est appelé pour aller se battre à des milliers de kilomètres de là, dans les bourbiers de la Marne – où il meurt, au début de l’automne 1914. Albert n’a que quelques mois. Autant dire qu’il ne gardera pas le moindre souvenir de la figure paternelle. Ou plutôt, ce qui n’est pas tout à fait pareil, il ne pourra se souvenir que de son absence. Albert a un frère aîné, Lucien, âgé de trois ans à peine. Catherine, leur mère, se retrouvant seule avec deux enfants en bas âge, quitte les vignes pour la ville et s’installe chez sa propre mère, à Alger.
La vie est rude. Les deux enfants, leur mère, leur grand-mère, mais aussi leur oncle maternel, Etienne, à moitié muet, se partagent, rue de Lyon, dans le quartier populaire de Belcourt, un trois-pièces dont les murs tremblent un peu à chaque passage du tramway en contrebas.
Catherine ne sait ni lire ni écrire. Albert fera partie de ces miraculés à qui l’école publique offrira infiniment plus qu’un brevet : une vie, un destin. De nombreuses années plus tard, l’écrivain saura s’en souvenir, dédiant à son instituteur d’Alger, monsieur Louis Germain, le discours qu’il prononcera en tant que lauréat devant les membres de l’académie Nobel. Mais en attendant, au cinéma Le Musset, la grande attraction du quartier, c’est donc Albert, meilleur élève que son frère, qui déchiffre pour la famille les inserts apparaissant à l’écran entre les actualités et le film. Et qui découvre peu à peu la honte que peut engendrer l’indigence…
1930. L’Algérie est française depuis cent ans. Camus en a dix-sept. Les festivités du centenaire de la conquête le laissent indifférent. Fiévreux, crachant du sang, il se découvre tuberculeux. Admis à l’hôpital Mustapha en tant que pupille de la nation, Albert Camus se découvre mortel…
Ses premiers pas en littérature datent de deux ans plus tard, en 1932, dans la revue Sud. Poèmes, courts essais, articles critiques. Un ton s’en dégage progressivement : le solennel.
C’est chez Max-Pol Fouchet que Camus rencontre Simone Hié, visage ovale, grands yeux bruns, longues jambes et réputation de fille “libérée” avant l’heure. Les deux jeunes hommes – et bien d’autres encore – la courtisent. Camus l’emporte. Le couple, orageux, éblouit leurs amis. Ils se marient très vite, un peu trop selon certains, en 1934.
A vingt ans, Camus a déjà ce petit froncement des sourcils qui exprime sa détermination. Menant de front une licence de philosophie et un début de carrière dans le journalisme, son tempérament tranche avec les préoccupations qu’il affiche, essentiellement littéraires et esthétiques. Mais, bientôt, sa vie va s’ouvrir à une autre dimension : la politique.
Le tumulte qui agite l’Europe en ce domaine ne tarde pas à atteindre les colonies. Pour faire barrage au fascisme en crue, les forces de gauche des différents pays du Vieux Continent s’unissent pour créer des Fronts populaires. Parmi les forces en question, Camus choisit d’adhérer au parti communiste. Mais la branche algérienne du PCF dévie quelque peu de la ligne fixée par la métropole. Alors qu’à Paris, l’ennemi, ce sont principalement l’Allemagne hitlérienne et l’Italie mussolinienne, à Alger, l’ennemi, c’est Paris. Ou plus exactement l’impérialisme colonial, considéré par les communistes algériens comme le stade suprême du capitalisme, au même titre que le fascisme. Camus se souvient des ouvriers de Belcourt, Français et “indigènes” mêlés, fumant les mêmes cigarettes dans les bars ou à l’arrière des tramways, et tire de ce passé, autant que des spécificités algériennes de son engagement à gauche, le début d’une doctrine : contre le mal, c’est-à-dire l’oppression, ne peut s’ériger en rempart efficace que la solidarité humaine universelle. Dans le même temps, la rédaction d’un mémoire consacré à saint Augustin l’amène à liquider définitivement toute idée de Dieu, voire de transcendance, et le conforte dans son profond pessimisme métaphysique. Engagement et pessimisme : le paradoxe camusien est né.
Politique et esthétique sont-elles conciliables ? Cette question hante Camus. C’est sans doute pour tenter d’y répondre qu’il fonde le Théâtre du Travail, dont le nom même est un programme. L’objectif ? Rendre accessible au plus grand nombre et surtout au public défavorisé les grandes pièces classiques et contemporaines. Dans un premier temps, ce n’est pas en tant que dramaturge potentiel que Camus s’intéresse à la scène. Les fonctions qu’il exerce au sein du théâtre sont multiples : administrateur, régisseur, adaptateur, acteur… Mais auteur, pas encore.
1936 et 1937 sont des années charnières. Tout d’abord, Camus rompt avec sa femme. Toxicomane, Simone passe de centre de désintoxication en sanatorium. Entre deux cures, les rares moments qu’elle passe avec Albert tournent systématiquement à la dispute – et le couple se sépare. En outre, sommé par le PCF d’amender certaines de ses positions, Camus refuse et quitte le parti. Mais 1937 est aussi l’année de la première publication, celle de l’Envers et l’Endroit, suite d’essais consacrés notamment au quartier de Belcourt. Camus loge chez des amis ou loue des chambres à bon marché, séduit quelques jeunes filles, écrit. Libéré de ses deux engagements, politique et marital, qu’il avait sans doute contractés de façon un peu précoce, le revoilà livré à lui-même dans les rues d’Alger.
Pour l’heure, s’il noircit bien des pages, Camus n’ose pas encore se considérer tout à fait comme un écrivain. En revanche, il s’assume pleinement en tant que journaliste. En 1938, il n’hésite donc pas à rejoindre Pascal Pia, qui vient de fonder Alger républicain. Critique littéraire, il admire essentiellement Gide et Malraux. Mais il loue également le talent et la modestie du « traducteur anonyme » d’une oeuvre espagnole disponible depuis peu à Alger. On découvrira plus tard que le traducteur en question n’était autre que lui-même…
Cependant, c’est encore une fois dans le domaine politique qu’il s’illustre le mieux. En 1939, sous le titre générique Misère de la Kabylie, Camus signe une série d’articles qui déclenchent un terrible scandale. Ses prises de position favorables aux populations musulmanes ne passent pas. Peu après la déclaration de guerre, Alger républicain est interdit de parution.
Le monde est déjà bien engagé sur le chemin de la folie et de l’horreur. Camus, sans emploi, voyage entre Alger et Oran, où vit son nouveau grand – mais pas exclusif – amour : Francine Faure. Rapidement, Oran l’ennuie et, surtout, l’inactivité lui pèse. Réformé à cause de sa tuberculose, il sait qu’il ne se battra pas. Peut-être cette singularité l’agace-t-elle. C’est encore Pascal Pia, parti pour Paris après la disparition d’Alger républicain, qui lui décroche un emploi à Paris-Soir. La séparation d’avec Francine est douloureuse.
Le 16 mars 1940, Camus est à Paris, tandis qu’à l’Est s’étire ce que l’histoire retiendra sous le nom de “drôle de guerre”. La censure règne en maîtresse incontestée sur le journalisme de l’époque, vidant le métier de son sens, de sorte que cette fois Camus se tourne résolument vers la littérature. Tandis que les journaux affirment que l’armée française n’a jamais été au mieux de sa forme et que les Allemands n’ont qu’à bien se tenir, loin de la zone des armées, à partir de notes, d’esquisses et de chapitres isolés commencés en Algérie, Camus entame la rédaction de l’Etranger.
Une dizaine de jours avant que l’armée allemande lance son offensive générale, il écrit à Francine Faure pour lui annoncer que son roman est terminé. A la fois harassé et excité, il a le sentiment d’avoir achevé un vrai travail d’écrivain. La postérité ne lui donnera pas tort.
Mais l’histoire en train de s’écrire à ce moment-là, c’est celle du conflit. Paris-Soir et les autres journaux parisiens ont beau faire assaut d’optimisme, c’est la débâcle. En juin, le gouvernement fuit Paris. L’équipe de Paris-Soir fait de même. Et, bientôt, le maréchal Pétain demande l’armistice.
C’est à la faveur de cette accalmie que Francine parvient à rejoindre Albert à Lyon, où la rédaction de Paris-Soir s’est repliée. Ils se marient. Malheureusement, le journal, ayant perdu une bonne part de ses lecteurs, doit réduire son personnel. Camus perd son emploi. Le seul point de chute possible pour le couple est désormais Oran, où la famille de Francine pourra les accueillir.
Encore Oran… Encore l’ennui… Camus, pour tenir bon, croit de plus en plus en son œuvre. Et il correspond avec Pascal Pia, resté à Lyon. Pascal Pia qui, semblant aimer Camus comme un père, lui cherche à nouveau un emploi en France. Il n’en trouve pas. Mais il lui rend un autre service : il mobilise ses connaissances afin de faire publier l’Etranger par Gallimard.
La maladie, qui a laissé à l’écrivain quelque répit, se rappelle alors à son souvenir. Les médecins lui conseillent de passer l’hiver à la montagne, de préférence en Europe. Un peu d’argent venu de Gallimard et du salaire de Francine permet de l’envisager. Le couple s’installe quelque temps au Chambon-sur- Lignon (Haute-Loire). Puis Francine rentre à Oran, laissant son mari seul en France. Engagé dans le mouvement Combat, Pascal Pia tient Camus informé des actions de la Résistance. Mais, pour l’instant, l’écrivain ne songe qu’à regagner l’Algérie. Comme c’est impossible, il écrit la Peste…
1943. Année de la mort de Jean Moulin pendant son transfert vers l’Allemagne et du débarquement allié en Sicile. Désormais installé à Paris, Camus est lecteur chez Gallimard, où il gagne confortablement sa vie. Mais surtout, il a repris son activité de journaliste. Dans la clandestinité. Pour le compte de la Résistance, dans Combat, où Pascal Pia, encore lui, toujours lui, définitivement son guide, l’a introduit. Albert Camus résistera à la pointe de la plume, et de la plume uniquement. Il ne touche pas aux armes. Au cours de cette période, il se lie aussi d’amitié avec Jean-Paul Sartre et entame une liaison avec l’actrice Maria Casarès. Comme il le fera toute sa vie, l’ex-tuberculeux fume comme un sapeur et ne dédaigne pas la boisson. Quelques années plus tard, il notera dans l’un de ses carnets que celle-ci procure une ivresse trompeuse et il en deviendra plus sobre…
A la Libération, Camus, qui n’a pas la prétention d’avoir été particulièrement héroïque, est moralement gêné par la tournure que prend l’épuration et par ces intellectuels qui furent encore moins héroïques que lui mais qui se montrent d’autant plus intransigeants. Sa farouche indépendance d’esprit va d’ailleurs plus loin : malgré l’euphorie de la victoire, il demeure capable de tancer les vainqueurs. Quand les bombes atomiques explosent sur Hiroshima et Nagasaki, il s’en indigne. Il est le seul.
Commence l’âge d’or de Saint-Germain- des-Prés. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler un pilier du Flore, son amitié avec Sartre fait de Camus une des figures de cette époque. De son cadet de huit ans, Sartre donne cette description, d’une aménité qu’on lui a peu connue : « Admirable conjonction d’un homme et d’une oeuvre. » Et un soir, ivre, il lui lance en souriant, toujours sur un ton amical : « Je suis plus intelligent que toi. » Camus ne le contredit pas. Pourtant, s’il en avait été convaincu, Sartre aurait-il eu besoin de le clamer ? Ou voulait-il se rassurer ?
Camus renoue avec une de ses anciennes passions : le théâtre. Caligula, une pièce dont il avait eu l’idée dès 1938 et à laquelle il n’a cessé d’apporter des modifications durant la guerre, est créée par Gérard Philipe. C’est une époque d’intense activité, et plutôt heureuse. Ce grand charmeur présent sur tous les fronts, sympathique, souriant, aime les femmes, qui le lui rendent bien…
Mais l’une de ses vieilles hantises le rattrape : comment concilier politique et esthétique, création et engagement ? Cette question agite tous ses contemporains. Pas un dîner de la rive gauche sans qu’elle ne surgisse. Camus lui-même la posera jusque dans son discours de réception du Nobel. Sur ce point, Sartre est intraitable : une divergence de points de vue apparaît alors entre les deux hommes. Sans s’en défendre publiquement, Camus refuse néanmoins l’appellation d’“existentialiste” sous laquelle certains veulent le ranger. Ses liens avec Sartre ont tendance à se distendre peu à peu. En 1951, paraît l’oeuvre dont le titre servira plus tard de surnom à Camus, l’Homme révolté. Un article de Francis Jeanson juge le livre réactionnaire. Or, l’article en question paraît dans les Temps modernes, la revue dirigée par Sartre. Ignorant superbement le signataire de l’article, Camus écrit directement à son ami. Lequel reproduit sa lettre dans un numéro suivant, accompagnée d’une réponse vigoureuse. La phrase assassine ? « Votre morale s’est d’abord changée en moralisme, aujourd’hui elle n’est plus que littérature. » On le voit, la question du rapport entre art et politique n’est jamais loin. Dans cette même réponse, Sartre revient sur l’enfance pauvre de Camus, l’accusant à mots couverts de la brandir désormais comme un alibi de gauche. Camus, qui, derrière une apparente modestie, est un être susceptible, est blessé. Les deux hommes ne se parleront plus.
La guerre d’Algérie sera à l’origine du dernier engagement d’Albert Camus – et de son dernier affrontement avec Sartre. Tandis que ce dernier prône l’indépendance pure et simple, Camus, qui ne peut concevoir que la terre qui l’a vu naître devienne pour lui une terre étrangère, veut encore croire au compromis. Ses positions suscitent perplexité et incompréhension. L’“homme révolté” en appelle à la trêve et à l’apaisement, faisant preuve d’une modération qui ne semble acceptable ni d’un côté ni de l’autre. Pourtant, s’il trouve la vie absurde, l’écrivain trouve plus absurde encore que les êtres humains se l’arrachent mutuellement. C’est que, dit-il, « constater l’absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement ».
Le
sang qui arrose l’Algérie est comme le sien. Camus souffre dans sa
chair de ce conflit, qu’il juge fratricide. Le prix Nobel de
littérature, qu’il reçoit en 1957, assorti des félicitations de
François Mauriac et de William Faulkner, l’apaise-t-il ? C’est peu
probable. Tout au plus lui permet-il d’acheter une propriété en
Provence, à Lourmarin, plus près de la Méditerranée de son enfance,
sous ce chaud soleil qui lui manque tant. Cet achat ne lui portera pas
chance. Le 4 janvier 1960, alors qu’il avait prévu de rentrer de
Lourmarin à Paris en train, son ami Michel Gallimard lui propose de
profiter de sa voiture. A une centaine de kilomètres à peine de la
capitale, aux environs de Sens, pour une raison inconnue, le véhicule
quitte la route. Albert Camus meurt sur le coup.
par Jean-François Dauven
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