"L'Arabe ne comptait pas à ses yeux"
"J'avais 14 ans quand j'ai lu "L'Etranger". C'est ce roman qui m'a donné envie d'écrire en français. "L'Etranger" est une réussite. Chaque fois que je le relis, j'ai le sentiment de découvrir une autre œuvre, toujours plus grandiose. C'est le plus grand roman du XXeme siècle. Je l'ai toujours dit. Ce n'est pas ce que dit Camus qui m'intéresse, mais la façon dont il le dit. J'aime ce côté révolutionnaire qu'il a pour aborder les sujets. J'aime sa façon de domestiquer avec des mots simples l'absurdité des êtres et des choses. Camus écrivait l'Algérie avec un regard d'enfant triste. Il avait un objet de prédilection qu'il ne voulait partager avec personne. Et cet objet c'était l'Algérie. Il le serrait contre lui comme un bien précieux et je crois que cela empêcha son regard d'aller plus loin. C'est quelqu'un qui n'a jamais su dire l'Algérie dans sa pluralité. Il est resté dans un fantasme très personnel et très singulier.
Je me suis approprié les espaces qu'il n'a pas voulu investir, tout cet espace vierge qu'il a abandonné. L'autre Algérie, le Kabyle, l'Arabe. J'ai essayé de donné un sens et une vie à tous ces territoires qui lui paraissaient dérisoires, insignifiants. Camus m'a laissé tout ce qu'il n'a pas voulu voir. Il a été comme un maraudeur qui s'aventure dans un verger. Il a pris les fruits qui lui paraissent les plus beaux. Et il m'a laissé tout le reste.
Tout le reste, c'est cette communauté musulmane qu'il ne voyait pas, qu'il ignorait totalement ! Pour lui, c'était l'excroissance d'une faune locale. Des figurants, fantomatiques, qu'il préférait garder au loin. Des petites références géographiques. Je crois que les Algériens d'hier et d'aujourd'hui lui reprochent d'avoir résumé les Algériens en un seul vocable : l'Arabe. Et il y avait dans cet Arabe quelque chose de péjoratif, d'insupportable que les Algériens ont perçu comme une sorte de négation. L'Arabe était générique. C'était le sac dans lequel il mettait tous les autres qui n'étaient pas européens. Dans son fantasme, il assainissait, il élaguait pour ne garder que ce qui comptait à ses yeux. Et l'Arabe ne comptait pas à ses yeux. Il était dans son rêve algérien.
Cela ne l'a pas empêché, dans son rôle de journaliste, de décrire le quotidien des Algériens avec justesse. Mais pas dans ses romans. J'ai toujours voulu lui répondre. "Ce que le jour doit à la nuit" (Ed. Julliard, 2008) est ma réponse algérienne, fraternelle. J'ai tout simplement voulu lui dire que l'Algérie, ce n'est pas ce type qu'on abat sur une plage parce qu'il fait chaud. J'ai voulu montrer que l'Algérien est une histoire, une épopée, une bravoure, une vaillance, une intelligence, une générosité. Toutes ces belles choses que Camus n'a pas réussies à déceler. J'ai toujours voulu lui dire que malgré la magnificence de ton talent, malgré ton immense génie, tu as été injuste avec l'Algérien !
En revanche on a eu tort de lui reprocher la fameuse phrase dans laquelle il déclare préférer défendre sa mère avant la justice. Camus était un homme loyal, mais il a préféré le cœur à la raison à mon grand regret. Pour les intellectuels algériens de l'époque, cela a été un coup de poignard dans le cœur. A aucun moment, les Algériens n'ont réussi à situer Camus. Quand il écrivait dans la presse, il était hésitant. Il s'engageait, puis se rétractait, puis revenait… C'était quelqu'un qui n'arrivait pas à choisir. Il s'accrochait à cette Algérie comme un naufragé à son épave. Il n'avait qu'un seul rivage : que ce pays reste ce qu'il a toujours été pour lui. Il aimait atrocement ce pays. Et il était prêt à tous les sacrifices. Et jusqu'à sacrifier son âme pour son Algérie à lui. J'ai toujours dit qu'on ne devait jamais impliquer un écrivain ailleurs que dans son texte. Camus quand il écrit c'est une divinité. Ce qu'il écrit peut blesser, comme moi par exemple, mais je ne peux pas contester son immense génie et son immense talent. On continue de l'aimer. C'est un immense écrivain du patrimoine algérien. C'est notre seul prix Nobel.
Yasmina Khadra
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"J'avais 14 ans quand j'ai lu "L'Etranger". C'est ce roman qui m'a donné envie d'écrire en français. "L'Etranger" est une réussite. Chaque fois que je le relis, j'ai le sentiment de découvrir une autre œuvre, toujours plus grandiose. C'est le plus grand roman du XXeme siècle. Je l'ai toujours dit. Ce n'est pas ce que dit Camus qui m'intéresse, mais la façon dont il le dit. J'aime ce côté révolutionnaire qu'il a pour aborder les sujets. J'aime sa façon de domestiquer avec des mots simples l'absurdité des êtres et des choses. Camus écrivait l'Algérie avec un regard d'enfant triste. Il avait un objet de prédilection qu'il ne voulait partager avec personne. Et cet objet c'était l'Algérie. Il le serrait contre lui comme un bien précieux et je crois que cela empêcha son regard d'aller plus loin. C'est quelqu'un qui n'a jamais su dire l'Algérie dans sa pluralité. Il est resté dans un fantasme très personnel et très singulier.
Je me suis approprié les espaces qu'il n'a pas voulu investir, tout cet espace vierge qu'il a abandonné. L'autre Algérie, le Kabyle, l'Arabe. J'ai essayé de donné un sens et une vie à tous ces territoires qui lui paraissaient dérisoires, insignifiants. Camus m'a laissé tout ce qu'il n'a pas voulu voir. Il a été comme un maraudeur qui s'aventure dans un verger. Il a pris les fruits qui lui paraissent les plus beaux. Et il m'a laissé tout le reste.
Tout le reste, c'est cette communauté musulmane qu'il ne voyait pas, qu'il ignorait totalement ! Pour lui, c'était l'excroissance d'une faune locale. Des figurants, fantomatiques, qu'il préférait garder au loin. Des petites références géographiques. Je crois que les Algériens d'hier et d'aujourd'hui lui reprochent d'avoir résumé les Algériens en un seul vocable : l'Arabe. Et il y avait dans cet Arabe quelque chose de péjoratif, d'insupportable que les Algériens ont perçu comme une sorte de négation. L'Arabe était générique. C'était le sac dans lequel il mettait tous les autres qui n'étaient pas européens. Dans son fantasme, il assainissait, il élaguait pour ne garder que ce qui comptait à ses yeux. Et l'Arabe ne comptait pas à ses yeux. Il était dans son rêve algérien.
Cela ne l'a pas empêché, dans son rôle de journaliste, de décrire le quotidien des Algériens avec justesse. Mais pas dans ses romans. J'ai toujours voulu lui répondre. "Ce que le jour doit à la nuit" (Ed. Julliard, 2008) est ma réponse algérienne, fraternelle. J'ai tout simplement voulu lui dire que l'Algérie, ce n'est pas ce type qu'on abat sur une plage parce qu'il fait chaud. J'ai voulu montrer que l'Algérien est une histoire, une épopée, une bravoure, une vaillance, une intelligence, une générosité. Toutes ces belles choses que Camus n'a pas réussies à déceler. J'ai toujours voulu lui dire que malgré la magnificence de ton talent, malgré ton immense génie, tu as été injuste avec l'Algérien !
En revanche on a eu tort de lui reprocher la fameuse phrase dans laquelle il déclare préférer défendre sa mère avant la justice. Camus était un homme loyal, mais il a préféré le cœur à la raison à mon grand regret. Pour les intellectuels algériens de l'époque, cela a été un coup de poignard dans le cœur. A aucun moment, les Algériens n'ont réussi à situer Camus. Quand il écrivait dans la presse, il était hésitant. Il s'engageait, puis se rétractait, puis revenait… C'était quelqu'un qui n'arrivait pas à choisir. Il s'accrochait à cette Algérie comme un naufragé à son épave. Il n'avait qu'un seul rivage : que ce pays reste ce qu'il a toujours été pour lui. Il aimait atrocement ce pays. Et il était prêt à tous les sacrifices. Et jusqu'à sacrifier son âme pour son Algérie à lui. J'ai toujours dit qu'on ne devait jamais impliquer un écrivain ailleurs que dans son texte. Camus quand il écrit c'est une divinité. Ce qu'il écrit peut blesser, comme moi par exemple, mais je ne peux pas contester son immense génie et son immense talent. On continue de l'aimer. C'est un immense écrivain du patrimoine algérien. C'est notre seul prix Nobel.
Yasmina Khadra
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