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“Je préfèrerai toujours ma mère à la justice”
La commémoration du 50 ème anniversaire de la mort accidentelle d’Albert Camus est prévue pour durer tout le mois de janvier. Du moins ce sera son temps fort car d’autres manifestations, émissions et colloques se dérouleront un peu partout durant l’année. Si l’on en juge par tout ce qui se dit et ce qui s’entend depuis dix jours, sa fameuse phrase “Je préfèrerais toujours ma mère à la justice” l’emporte de loin devant tout ce qu’il a pu émettre, par la voix ou par la plume, au cours de son existence. Et ça ne va pas s’arrêter. Raison de plus pour la contextualiser. Sans aller jusqu’à reconstituer tout le dossier de ses relations avec l’Algérie française (dénonciation du caractère ”fasciste”du FLN, soutien aux demandes de grâces des condamnés à mort algériens, ralliement à la politique d’intégration), la moindre des choses est de rappeler à la suite de quelles phrases a été lancée cette “petite phrase” qui le poursuit, déformée, interprétée, triturée non seulement par les militants des deux bords, mais depuis, dans les livres des intellectuels faits mémorialistes.La date : 12 décembre 1957, deux jours après qu’Albert Camus ait prononcé son Discours de Suèdeen sa qualité de nouveau lauréat du prix Nobel de littérature. Le lieu : la Maison des étudiants de l’université de Stockholm. Sa conférence tourne au débat, ce qui n’est pas fait pour lui déplaire. Mais elle dérape vite suite aux interventions intempestives d’un Algérien, qui l’agresse verbalement du haut d’une estrade.
“Vous avez signé beaucoup de pétitions pour les pays de l’Est mais jamais, depuis trois ans, vous n’avez rien fait pour l’Algérie ! (le reste se perd dans le brouhaha). L’Algérie sera libre !
Camus, interrompu alors qu’il est sommé de lui répondre, est blessé de découvrir “un visage de haine chez un frère” ainsi qu’il le confiera plus tard. Mais il ne perd pas son calme.
- Vous êtes pour la démocratie ? l’interpelle-t-il à son tour.
- Oui, je suis pour la démocratie !
- Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et je suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit été répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que nous ne connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice”.
D’après Dominique Birmann, correspondant du Mondeen Suède et seul journaliste présent dans la salle, des applaudissements nourris saluèrent la réponse de Camus. Son compte-rendu (en date du 14 décembre 1957) est repris par la presse internationale. Une phrase surtout : la dernière. Le journaliste devra même produire la bande de son enregistrement pour attester qu’elle a bien été prononcée. Le traducteur de Camus, l’excellent Carl-Gustav Bjürström, qui était à ses côtés, en a rapporté l’atmopshère à Olivier Todd quand celui-ci préparait sa biographie de Camus (Gallimard, 1996). Il lui a précisé :“Par la forme et par le fond, il a voulu dire : si c’est là ce que vous entendez par la justice, si c’est là votre justice, alors que ma mère peut se trouver dans un tramway d’Alger où on jette des bombes, alors je préfère ma mère à cette justice terroriste“.
C’était en décembre 1957 à Stockholm. Cela faisait un peu plus d’un an qu’avaient eu lieu les premiers attentats à la bombe FLN à Alger, et deux mois que s’était achevée la bataille d’Alger avec l’arrestation d’un des responsables du FLN Yacef Saadi et la mort de son adjoint Ali-la-pointe.
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