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«L’étranger» au calvaire colonial des Algériens
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«(...) Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé: il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est le sang, les haines décharnent le coeur lui-même; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance...» Albert Camus
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On a souvent parlé de Camus comme d’un Français
contre l’indépendance de l’Algérie et pendant des années, il était
tabou. Les rares intellectuels algériens qui en parlent le font avec
des précautions oratoires pour ne pas s’attirer les foudres du
consensus révolutionnaire ambiant. Souvenons-nous de la phrase: «Entre ma mère et la justice, je choisirai ma mère.» S’il est vrai que la phrase qui fait débat est souvent citée hors de son contexte, s’il est vrai aussi que comme tout «méditerranéen»,
Camus aimait beaucoup sa mère, il est possible que Camus, dans le
contexte difficile de la guerre, eut à faire un choix douloureux qui
lui fait préférer la France à la justice à rendre à ceux qui la
réclament. Avec le temps et l’apaisement des douleurs, voici le temps
de l’anamnèse. On commence à trouver à Camus quelques talents et même
certains s’en réclament voire à tort se l’approprient. Camus
l’Algérien! L’était-il?
Nous allons tracer le parcours atypique d
’Albert Camus qui eut deux vies, celle vécue dans sa terre natale
l’Algérie et celle en «Métropole» où il sera amené à prendre
faits et causes pour la France coloniale. Le 7 novembre 1913 naissait
Albert Camus à Mondovi, petit village près de Annaba. Albert Camus,
élevé par sa mère mais surtout par une grand-mère autoritaire, «apprend la misère» dans le quartier populaire de Belcourt, à Alger où ils ont émigré: «La
misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans
l’histoire; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout.» Sa
mère, Catherine Sintès, d’origine espagnole, fait des ménages pour
nourrir ses deux fils. Camus éprouve pour elle une affection sans
bornes. Camus entre au lycée Bugeaud d’Alger en 1924. En 1930 il passe
son baccalauréat. Premières atteintes de la tuberculose, maladie. En
1934 il adhère au parti communiste. En 1937 il doit rompre avec le
parti communiste qui le somme de réviser ses convictions, favorables
aux revendications musulmanes.
Un parcours atypique
Camus
fonde, avec Pascal Pia qui en est l’instigateur, le journal Alger
républicain qui, aussitôt, tranche avec le silence complice des autres
quotidiens. Camus fait scandale par ses prises de position contre
l’oppression coloniale, contre une tutelle qui maintient dans la misère
et l’asservissement le peuple musulman, il publie, dans les colonnes
d’Alger républicain, puis de Soir républicain, organe du Front
populaire, plus de cent articles: politique locale ou nationale,
chroniques judiciaires et littéraires, reportages, dont l’important
Misère de la Kabylie.(1)
Si les écrits de Camus sur la misère sont
indéniablement accablants, on ne connaît pas dans le fond la position
de Camus concernant la tentative de génocide de 1945. Albert Camus est
mort en janvier 1960, au moment où l’option de la négociation avec le
FLN pour préparer l’indépendance de l’Algérie commençait à être
envisagée par le général de Gaulle. On ne sait pas comment il aurait
réagi s’il avait vécu en 1960, 1961 et 1962, à un moment où chacun a eu
à choisir entre cette acceptation de l’indépendance et l’option du
putsch et de l’OAS. Quoi qu’il en soit, les textes qu’il a écrits en
mai 1945 pour le journal Combat montrent son estime et sa grande
attention aux populations arabes déshéritées, ainsi que sa conviction
qu’il s’agit «de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes.» Voici des extraits de ces textes: «[...]
Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe
existe. Je veux dire par là qu’il n’est pas cette foule anonyme et
misérable où l’Occident ne voit rien à respecter ni à défendre. Il
s’agit au contraire d’un peuple de grandes traditions et dont les
vertus, pour peu qu’on veuille l’approcher sans préjugés, sont parmi
les premières Ce peuple n’est pas inférieur, sinon par la condition de
vie où il se trouve, et nous avons des leçons à prendre chez lui, dans
la mesure même où il peut en prendre chez nous. Trop de Français, en
Algérie ou ailleurs, l’imaginent par exemple comme une masse amorphe
que rien n’intéresse. (...) Tout ceci, en tout cas, doit nous apprendre
à ne rien préjuger en ce qui concerne l’Algérie et à nous garder des
formules toutes faites. (...)»(1)
Pour Camus les massacres de
1945 sont un simple ras-le-bol social et économique et il apporte ce
faisant, des remèdes superficiels: «L’Algérie de 1945 est plongée
dans une crise économique et politique qu’elle a toujours connue, mais
qui n’avait jamais atteint ce degré d’acuité. Dans cet admirable pays
qu’un printemps sans égal couvre en ce moment de ses fleurs et de sa
lumière, des hommes souffrent de faim et demandent la justice. Ce sont
des souffrances qui ne peuvent nous laisser indifférents, puisque nous
les avons connues. Au lieu d’y répondre par des condamnations, essayons
plutôt d’en comprendre les raisons et de faire jouer à leur propos les
principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes. (..)Un
peuple qui ne marchande pas son sang dans les circonstances actuelles
est fondé à penser qu’on ne doit pas lui marchander son pain. [...] Les
massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français
d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi
a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et
d’hostilité. (...) Tout ce que nous pouvons faire pour la vérité,
française et humaine, nous avons à le faire contre la haine. A tout
prix, il faut apaiser ces peuples déchirés et tourmentés par de trop
longues souffrances. Pour nous, du moins, tâchons de ne rien ajouter
aux rancoeurs algériennes.»(1)
L’écrivain américain Edward Saïd
va à contresens de la doxa laudative concernant Camus. Il décèle dans
son oeuvre un plaidoyer sincère pour la colonisation européenne à
l’instar de Joseph Conrad ou de Rudyard Kipling. Ecoutons-le: Albert
Camus est le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque
justification, être considéré comme d’envergure mondiale. (...) Camus
joue un rôle particulièrement important dans les sinistres sursauts
colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la
décolonisation française du XXe siècle.
C’est une figure impérialiste très tardive: non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais il survit comme auteur «universaliste», qui plonge ses racines dans un colonialisme à présent oublié.(...)(2)
O’Brien,
dans un livre qui ressemble beaucoup à l’étude de Raymond Williams sur
Orwell, écrit: Il est probable qu’aucun auteur européen de son temps
n’a si profondément marqué (...) De plus, Joseph Conrad et Camus ne
sont pas les représentants d’une réalité aussi impondérable que la «conscience occidentale»,
mais bien de la domination occidentale sur le monde non européen.
Conrad exprime cette abstraction avec une force qui ne trompe pas, dans
son essai Geography and Some Explorers. Il y célèbre l’exploration de
l’Arctique par les Britanniques puis conclut sur un exemple de sa
propre «géographie militante»: J’ai posé le doigt au beau milieu de la tache, alors toute blanche, qu’était l’Afrique, et j’ai déclaré: «Un jour j’irai là-bas.» Il y est allé, bien sûr, et il reprend le geste dans Au coeur des ténèbres.(2)
Le
colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de mal
pour décrire, est, premièrement, une pénétration hors des frontières
européennes et dans une autre entité géographique. Deuxièmement, il ne
renvoie nullement à une «conscience occidentale» anhistorique «à l’égard du monde non occidental»: l’écrasante majorité des indigènes africains et Indiens ne rapportaient pas leurs malheurs à la «conscience occidentale»,
mais à des pratiques coloniales très précises comme l’esclavage,
l’expropriation, la violence des armes. C’est une relation
laborieusement construite où la France et la Grande-Bretagne
s’autoproclamaient l’«Occident» face aux peuples inférieurs et soumis du «non-Occident»,
pour l’essentiel inerte et sous-développé. (...) Car, si regrettable
qu’ait été le comportement collectif des colons français en Algérie, il
n’y a aucune raison d’en accabler Camus.(...)(2)
Allant plus loin
que la plupart des critiques, O’Brien observe que le choix n’est pas
innocent: bien des éléments de ces récits (par exemple le procès de
Meursault [dans L’Etranger]) constituent une justification furtive ou
inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique
de l’enjoliver....) Lorsque son oeuvre évoque en clair l’Algérie
contemporaine, Camus s’intéresse en général aux relations
franco-algériennes telles qu’elles sont, et non aux vicissitudes
historiques spectaculaires qui constituent leur destin dans la durée.
(...) Il faut donc comparer les assertions et présupposés de Camus sur
l’histoire algérienne avec les histoires écrites par des Algériens
après l’Indépendance, afin d’appréhender pleinement la controverse
entre le nationalisme algérien et le colonialisme français. (...)
L’écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale
extraordinairement tardive et en fait sans force, qui refait le geste
impérial en usant d’un genre, le roman réaliste, dont la grande période
en Europe est depuis longtemps passée.(...)(2)
Même si, selon tous
ses biographes, Camus a grandi en Algérie en jeune Français, il a
toujours été environné des signes de la lutte franco-algérienne. Il
semble en général les avoir esquivés (..). Quand, dans les dernières
années de sa vie, Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à la
revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans
le droit-fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le
début de sa carrière littéraire, même si ses propos font alors
tristement écho à la rhétorique officielle anglo-française de Suez. Ses
commentaires sur le «colonel Nasser», sur l’impérialisme arabe
et musulman, nous sont familiers, mais le seul énoncé politique, d’une
intransigeance totale, qu’il consacre à l’Algérie dans ce texte
apparaît comme un résumé sans nuance de tout ce qu’il a écrit
antérieurement: «En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance
nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu
encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les
Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction
de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à
eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement
français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se
comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi
et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie
purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans
laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (...)»(2)
Quelle
différence, conclut Saïd, d’attitude et de ton dans le livre de Pierre
Bourdieu, Sociologie de l’Algérie publié, comme L’Exil et Le Royaume,
en 1958: ses analyses réfutent les formules à l’emporte-pièce de Camus
et présentent franchement la guerre coloniale comme l’effet d’un
conflit entre deux sociétés. (...) Camus confirme donc et raffermit la
priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté
livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en
désolidarise pas. Au centre de l’affrontement, il y a la lutte armée,
dont les premiers grands protagonistes sont le maréchal Théodore
Bugeaud et l’émir Abd El-Kader. (...) «Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer»,
avait ordonné Bugeaud. (...) Le général Changarnier décrit l’agréable
distraction qu’il octroie à ses soldats en les laissant razzier de
paisibles villages; ce type d’activité est enseigné par les Ecritures,
dit-il, Josué et d’autres grands chefs dirigeaient «de bien terribles razzias» et étaient bénis par Dieu.(...)(2) Que ces messieurs du Nobel aient cru bon de «couronner»
l’immense talent littéraire d’Albert Camus, ne doit pas nous interdire
de porter un jugement de valeur sur le combat politique de l’homme.
Camus n’a pas compris ou a refusé de comprendre que l’indépendance des
colonies était inéluctable; il avait pourtant l’exemple de l’Inde, du
Maroc et de la Tunisie. Pour lui l’Algérie devait demeurer française,
il disait, qu’il faut se poser la question à partir de quelle conquête
une terre vous appartient mais que des «aménagements» devraient
y être permis aux indigènes pour que tout reste comme avant. Il est à
craindre que les articles de Camus pendant sa période à Alger
Républicain sur la misère noire en Kabylie ne soient, en fait, que des
appels à la charité et non pas des appels à la liberté, à l’égalité et
la fraternité...
L’Algérie aseptisée
Les
exégèses de Camus s’évertuent à décortiquer le sens profond de telle ou
telle phrase. Pour nous, Camus a raté le train de la décolonisation en
s’accrochant à une vision passéiste du monde. Cela n’enlève rien à son
immense talent, à ses beaux textes sur l’Algérie de Tipaza la Romaine,
de Salsa la Berbère, bref, une Algérie aseptisée, avec les monuments
sans arabe, sans culture autochtone si ce n’est celle de Meursaut...le
personnage central de l’Etranger Pour sa position ambiguë sur
l’Algérie, au contraire de celle de Jean-Paul Sartre qui refusa, lui,
le prix Nobel en écrivant au Comité Nobel une lettre magnifique: «(...)Pendant
la guerre d’Algérie alors que nous avions signé le Manifeste des 121,
j’aurais accepté le prix avec reconnaissance, parce qu’il n’aurait pas
honoré que moi mais aussi la liberté pour laquelle nous luttions. Mais
cela n’a pas eu lieu et ce n’est qu’à la fin des combats que l’on me
décerne le prix.»
Il n’est pas sûr que Camus aurait aussi, s’il
avait vécu, signé le fameux «Manifeste des 121» dont la conclusion est
sans appel avec trois propositions finales: «Nous respectons et
jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple
algérien. Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français
qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens
opprimés au nom du peuple français. La cause du peuple algérien, qui
contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause
de tous les hommes libres.» Camus restera encore une énigme controversée et il serait malvenu aux Algériens de «se l’approprier»,
car il a vécu dans une Algérie à des années-lumière d’une autre
Algérie, celle des damnés de la Terre dont parle si justement Frantz
Fanon, un autre géant qui, lui, s’impliqua à en mourir pour la liberté
de l’Algérie.
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1.Albert Camus: L’Algérie en mai 1945 Revue les deux rives de la Méditerranée 29 10 2007
2.Edward Saïd: Albert Camus, ou l’inconscient colonial.Le Monde Diplomatique 11/ 2000
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Pr Chems Eddine CHITOUR
Ecole nationale polytechnique
enp-edu.dz
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