L'anniversaire de la mort d'Albert Camus est assez peu présent, ce 4 janvier dans la presse algérienne de langue française, reflétant le malaise, voire le rejet, suscité par l'auteur de L'Etranger auprès des Algériens.
Camus, sa mère et la justice
Alors qu'il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957 à Stockholm, Albert Camus, interrogé par un étudiant algérien, sur le caractère juste de la lutte pour l'indépendance, il répond : "Si j'avais à choisir entre cette justice et ma mère, je choisirais encore ma mère." Cette phrase, revient comme un leitmotiv dans la presse algérienne.Albert Camus vénérait sa mère qui vivait alors à Alger dans un quartier très populaire, particulièrement exposé aux risques d'attentats.
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Beaucoup de journaux sont totalement silencieux sur le cinquantième anniversaire de la mort du Prix Nobel. Pas une allusion dans El Moujahid, le quotidien gouvernemental. Liberté, quotidien proche du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), mouvement kabyle, se contente d'annoncer les émissions qui seront consacrées à Albert Camus cette semaine... dans les médias français.
L'Expression, journal proche du président Bouteflika, est le seul à mettre l'anniversaire de la mort de Camus à la une, dans sa rubrique culturelle, mais il ne publie qu'une brève évocation de la vie de l'écrivain signalant que "son appel à la trêve pour les civils lancé en janvier 1956 l'éloigne de la gauche (française), qui soutient la lutte pour l'indépendance algérienne."... sans rien dire de ce qu'en pensent, ou en ont pensé les intellectuels algériens.
Le quotidien populaireLe Soir d'Algérie, tout aussi succintement, rapporte que les intellectuels de gauche en France, dont Simone de Beauvoir, disaient que "Camus s'était rangé «du côté des pieds-noirs», et qu'il avait choisi la colonisation contre la guerre d'Algérie." L'auteur de l'article estime que le non-engagement de Camus en faveur de l'indépendance ne doit pourtant pas "occulter ce que fit l'écrivain au regard de l'oeuvre dimensionnelle et grandiose qu'il a laissée entre philosophie de la vie ou la condition humaine."
Le Quotidien d'Oran, un des principaux quotidiens francophone du pays, annonçait, le 24 décembre, que la ville d'Oran allait commémorer le cinquantième anniversaire de la mort d'Albert Camus. L'initiative est de l'association Bel Horizon en collaboration avec le Centre culturel français. L'association proposera le 16 janvier, dans le cadre d'une manifestation intitulée "Sur les traces de Camus", un circuit des lieux qu'avait fréquenté le prix Nobel de la littérature durant son séjour à Oran.
El Watan ("Le pays"), journal de référence, dont le directeur, Omar Belhouchet, a été condamné plusieurs fois à la prison, est le seul à consacrer un véritable dossier, avec des opinions contrastées, au prix Nobel. Le journal rappelle que jusqu'à sa mort accidentelle le 4 janvier 1960, Albert Camus resta fidèle à la même position, continuant ses interventions discrètes en faveur des condamnés à mort algériens, tout en gardant le silence sur la guerre de Libération.
El Watan donne la parole à des partisans de l'écrivain comme ce libraire pour qui "Camus fait partie de la littérature algérienne" au même titre que d'autres écrivains pieds-noirs comme Jacques Derrida et Jean Pellegri. "Le procès fait à Camus en Algérie est celui des écrivains et de la littérature. Jusqu'à quel point un écrivain doit-il porter la responsabilité d'un moment de l'histoire, prendre position pour ou contre l'indépendance ?"
Pour Arezki Tahar, libraire lui aussi, Camus n'est pas un écrivain algérien mais un écrivain français d'Algérie : "Il était un humaniste qui n'avait pas choisi la justice, la justice était du côté de ceux qui voulaient libérer leur pays après 130 ans d'une des pires des colonisations."
Le journaliste Bélaïde Abane, lui, signe un virulent pamphlet contre l'écrivain, "Camus : Entre la mère et la justice". En matière d'introduction, il cite l'écrivain algérien Kateb Yacine : "Je préfère un écrivain comme Faulkner qui est parfois raciste mais dont l'un des héros est un Noir, à un Camus qui affiche des opinions anticolonialistes (sic) alors que les Algériens sont absents de son oeuvre et que pour lui l'Algérie c'est Tipaza, un paysage... " Selon lui, l'écrivain pied-noir ne s'est "jamais débarrassé de ses réflexes primaires bien enracinés dans son inconscient colonial." Il rappelle que Raymond Aron disait de lui que c'était un "colonialiste de bonne volonté". Bélaïde Abane est révolté par les propos qu'aurait tenu Camus dans L'Express en 1958. "Il faut considérer la revendication d'indépendance nationale algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe dont l'Egypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête et que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale." Le journaliste considère que Camus, qui "ne fait que traduire la propagande du bloc colonialiste en périphrases ampoulées" a fait "preuve d'un aveuglement incurable". (1)
El Watan publie également un long entretien avec José Lenzini, auteur de plusieurs ouvrages sur l'écrivain né à Mondovi. Camus "ne croyait pas à la possibilité des différentes communautés de se retrouver dans l'harmonie d'une indépendance, qui lui paraissait vouée à de grosses contradictions du fait de son «usurpation» par le FLN." Il rappelle qu'au moment du massacre de Sétif, en mai 1945, Camus écrivait, dans Combat : "Je lis dans un journal du matin que 80% des Arabes veulent devenir Français. Je dirai plutôt qu'ils voulaient le devenir, mais qu'ils ne le veulent plus...".
Les blogs qui évoquent l'écrivain ont une vision plus favorable.
Algérie Pyrénées - de Toulouse à Tamanrasset
s'interroge : "Camus l'Algérien ? Camus le Français ? et fournit un
rappel détaillé de la relation qu'entretenait Albert Camus avec
l'Algérie.
L'auteur rappelle que Camus estimait légitime la
dénonciation du colonialisme, de l'attitude méprisante des Français, de
l'injustice de la répartition des terres. Il jugeait illégitime en
revanche le concept de nation algérienne et vivait comme un véritable
déchirement la perspective d'un "divorce" entre l'Algérie et la France.
"Il refuse de soutenir l'indépendance, et propose le fédéralisme afin,
disait-il, de ne léser ni les Algériens musulmans, ni les Français
d'Algérie."
C'est pourquoi il est rejeté à la fois par les
nationalistes algériens, contrairement à d'autres intellectuels
européens qui soutenaient leur combat (Germaine Tillion, Frantz Fanon,
Jean Genet), et par les extrémistes européens, depuis son Appel à la
trêve et à l'arrêt des violences contre les civils du 23 janvier 1956.
Mort
avant que l'option de la négociation avec le FLN ne soit mise en oeuvre
par le général de Gaulle, on ne saura comment il aurait évolué sur la
question de l'indépendance, rappelle le blogueur.
Alors qu'en France on se demande si la place de Camus est au Panthéon, l'écrivain Yazid Haddar
considère lui que la place d'Albert Camus est au cimetière d'Alger.
"Qu'on le veuille ou pas, il fait partie de nous. Le nier, me
semble-t-il, c'est nier une partie de notre mémoire". On a tort, selon
lui, de trop souvent associer Camus au politique et pas assez à
l'écrivain ; Yazid Haddar regrette qu'on "oublie le Camus qui a écrit
sur la misère des Algériens, sur les massacres du 8 mai 1945, on oublie
ses interventions auprès du Général de Gaulle pour les condamnés à
mort."
"Camus est algérien car il est né en Algérie,
il a connu la misère comme tout algérien. C'est un enfant qui a dédié
un roman à sa mère par cette phrase : "A toi qui ne pourras jamais lire
ce livre.", tout comme tous les écrivains algériens de l'époque (Kateb
Yacine, Mammeri, Feraoun, Dib, etc.) qui auraient pu dédier ainsi leurs
romans à leur mère. Pourquoi l'Algérie n'a-t-elle pas reconnu ce fils
exilé ?" conclut-il.
(1) en 1958, Albert Camus n'était plus éditorialiste à L'Express. Nous n'avons donc pas pu retrouver cette citation. Il a collaboré avec notre journal de 1955 à 1956. Pendant cette période, il s'en est effectivement pris au nationalisme arabe et à l'influence qu'exerçait l'Egypte de Nasser dans le monde arabe : "Les Français (...) ne peuvent en tout cas soutenir l'aile, extrémiste dans ses actions, rétrograde dans la doctrine, du mouvement arabe. Ils n'estiment pas l'Egypte qualifiée pour parler de liberté et de justice (...) Ils se prononcent pour la personnalité arabe en Algérie, non pour la personnalité égyptienne. Et ils ne se feront pas les défenseurs de Nasser sur fond de tanks Staline." (28 octobre 1955)
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Par Catherine Gouëset, publié le 04/01/2010
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