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Parqués dans d'affreuses banlieues, attelés pour des salaires misérables à des besognes dont le mécanisme même ravale l'homme, les ouvriers français n'ont plus le sentiment d'appartenir au corps de la nation.
Albert Camus défend la cause des ouvriers après un automne social très agité. Pour mettre fin à cette agitation, Renault a signé un accord avec les syndicats prévoyant notamment trois semaines de congés payés, accord qui est étendu en novembre à l'ensemble de la métallurgie parisienne.
On se réjouira de l'extension de l'accord Renault, dans ses dispositions essentielles, à l'ensemble de la métallurgie parisienne. On s'en réjouira d'abord parce qu'il apporte quelques adoucissements à la brutale condition ouvrière et ensuite parce qu'il a été obtenu sans grève. Ceux qui savent ce que représente la grève pour une famille ouvrière feront bon marché, en effet, des considérations sur le maintien nécessaire de l'énergie révolutionnaire. Il est faux d'ailleurs qu'une amélioration du niveau de vie détende la force combative de la classe ouvrière. Le plus souvent, c'est le contraire qui est vrai. A une certaine extrémité de misère, on trouve plus de résignés que de révoltés.
Mais les avantages obtenus ne doivent pas faire juger le problème résolu. Je dis problème, du reste, pour rester poli. Car il faudrait employer d'autres mots pour dénoncer, dans la condition ouvrière, cet exil intérieur qui sépare des millions d'hommes de leur propre pays. Campés aux portes des cités, parqués dans d'affreuses banlieues, attelés pour des salaires misérables à des besognes dont le mécanisme même ravale l'homme, les ouvriers français, victimes d'une ségrégation de fait, n'ont plus le sentiment d'appartenir an corps de la nation qui les astreint à ses devoirs sans les appeler à ses joies. Ils produisent, d'autres jouissent. On ne s'étonnera pas, après cela, que la nation, désormais confondue avec ses marchands, ses intermédiaires ou ses amuseurs, soit elle-même déracinée et offre aux yeux du monde cette démarche à la fois ivre et rêveuse.
Ceux qui crient aujourd'hui qu'il n'y a plus de nation française devraient plutôt se demander comment il pourrait y avoir chez nous une nation sans qu'il y ait un peuple. Tant que la classe ouvrière ne sera pas réincorporée par la justice à sa nation, elle constituera, contre son gré, un Etat dans l'Etat, elle restera un prolétariat, fondé après tout à choisir la patrie de ses rêves, faute de trouver dans la sienne ce qui lui revient de droit. Si vous voulez que la France tienne debout, ne commencez pas par affamer et humilier son corps !
C'est pourquoi nous ne devons ni mépriser les réformes, au nom d'une société encore lointaine, ni, à l'occasion des réformes, oublier le but dernier qui est la réintégration de la classe ouvrière dans tous ses droits par l'abolition du salariat. Tôt ou tard, la résistance des privilèges devra céder devant l'intérêt général. Mais ce sera plus tôt que plus tard si nous envisageons dès maintenant que les syndicats doivent participer à la gestion du revenu national. Ce devrait être le but à la fois des syndicalistes et d'un gouvernement de rénovation. Si ce dernier est possible ou non, je n'en sais rien encore. Mais je sais que les syndicats devraient déjà se préparer à ce rôle, en cessant d'écraser Pelloutier* sous Marx et en consacrant à la formation d'élites techniques un peu du temps qu'ils donnent à la constitution de cadres politiques. Ils prépareraient ainsi la vraie promotion ouvrière et la seule révolution d'aujourd'hui qui ne sera pas obligée de passer par la guerre étrangère.
D'ici là, tant que la classe ouvrière vivra comme elle est forcée de vivre, tous les avantages qui lui seront consentis devront être salués mais en même temps considérés comme provisoires. Une sécurité accrue, quelques jours de loisirs, la misère atténuée sont des adoucissements à la servitude, non des remèdes. Le remède s'appelle liberté économique et la liberté se définit ici par la propriété du travail mis au service d'une communauté de justice et d'espoir.
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Parqués dans d'affreuses banlieues, attelés pour des salaires misérables à des besognes dont le mécanisme même ravale l'homme, les ouvriers français n'ont plus le sentiment d'appartenir au corps de la nation.
Albert Camus défend la cause des ouvriers après un automne social très agité. Pour mettre fin à cette agitation, Renault a signé un accord avec les syndicats prévoyant notamment trois semaines de congés payés, accord qui est étendu en novembre à l'ensemble de la métallurgie parisienne.
On se réjouira de l'extension de l'accord Renault, dans ses dispositions essentielles, à l'ensemble de la métallurgie parisienne. On s'en réjouira d'abord parce qu'il apporte quelques adoucissements à la brutale condition ouvrière et ensuite parce qu'il a été obtenu sans grève. Ceux qui savent ce que représente la grève pour une famille ouvrière feront bon marché, en effet, des considérations sur le maintien nécessaire de l'énergie révolutionnaire. Il est faux d'ailleurs qu'une amélioration du niveau de vie détende la force combative de la classe ouvrière. Le plus souvent, c'est le contraire qui est vrai. A une certaine extrémité de misère, on trouve plus de résignés que de révoltés.
Mais les avantages obtenus ne doivent pas faire juger le problème résolu. Je dis problème, du reste, pour rester poli. Car il faudrait employer d'autres mots pour dénoncer, dans la condition ouvrière, cet exil intérieur qui sépare des millions d'hommes de leur propre pays. Campés aux portes des cités, parqués dans d'affreuses banlieues, attelés pour des salaires misérables à des besognes dont le mécanisme même ravale l'homme, les ouvriers français, victimes d'une ségrégation de fait, n'ont plus le sentiment d'appartenir an corps de la nation qui les astreint à ses devoirs sans les appeler à ses joies. Ils produisent, d'autres jouissent. On ne s'étonnera pas, après cela, que la nation, désormais confondue avec ses marchands, ses intermédiaires ou ses amuseurs, soit elle-même déracinée et offre aux yeux du monde cette démarche à la fois ivre et rêveuse.
Ceux qui crient aujourd'hui qu'il n'y a plus de nation française devraient plutôt se demander comment il pourrait y avoir chez nous une nation sans qu'il y ait un peuple. Tant que la classe ouvrière ne sera pas réincorporée par la justice à sa nation, elle constituera, contre son gré, un Etat dans l'Etat, elle restera un prolétariat, fondé après tout à choisir la patrie de ses rêves, faute de trouver dans la sienne ce qui lui revient de droit. Si vous voulez que la France tienne debout, ne commencez pas par affamer et humilier son corps !
C'est pourquoi nous ne devons ni mépriser les réformes, au nom d'une société encore lointaine, ni, à l'occasion des réformes, oublier le but dernier qui est la réintégration de la classe ouvrière dans tous ses droits par l'abolition du salariat. Tôt ou tard, la résistance des privilèges devra céder devant l'intérêt général. Mais ce sera plus tôt que plus tard si nous envisageons dès maintenant que les syndicats doivent participer à la gestion du revenu national. Ce devrait être le but à la fois des syndicalistes et d'un gouvernement de rénovation. Si ce dernier est possible ou non, je n'en sais rien encore. Mais je sais que les syndicats devraient déjà se préparer à ce rôle, en cessant d'écraser Pelloutier* sous Marx et en consacrant à la formation d'élites techniques un peu du temps qu'ils donnent à la constitution de cadres politiques. Ils prépareraient ainsi la vraie promotion ouvrière et la seule révolution d'aujourd'hui qui ne sera pas obligée de passer par la guerre étrangère.
D'ici là, tant que la classe ouvrière vivra comme elle est forcée de vivre, tous les avantages qui lui seront consentis devront être salués mais en même temps considérés comme provisoires. Une sécurité accrue, quelques jours de loisirs, la misère atténuée sont des adoucissements à la servitude, non des remèdes. Le remède s'appelle liberté économique et la liberté se définit ici par la propriété du travail mis au service d'une communauté de justice et d'espoir.
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Par Albert Camus, publié le 25/11/1955
*Une des grandes figures du syndicalisme français au XIXème siècle
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