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Albert Camus prend la défense du million de Français d'Algérie,
assimilés en métropole à de riches colons. La plus grande majorité
d'entre eux sont de simples salariés et commerçants. S'ils portent une
part de la responsabilité des péchés de la France colonisatrice, l'Etat
français ne doit pas oublier les siennes.
Entre la métropole et les Français d'Algérie, le fossé n'a jamais été
plus grand. Pour parler d'abord de la métropole, tout se passe comme si
le juste procès, fait enfin chez nous à la politique de colonisation,
avait été étendu à tous les Français qui vivent là-bas. A lire une
certaine presse, il semblerait vraiment que l'Algérie soit peuplée d'un
million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac.
Cette
image d'Epinal est dangereuse. Englober dans un mépris général, ou
passer sous silence avec dédain, un million de nos compatriotes, les
écraser sans distinction sous les péchés de quelques-uns, ne peut
qu'entraver, au lieu de la favoriser, la marche en avant que l'on
prétend vouloir. Car cette attitude se répercute naturellement sur
celle des Français d'Algérie. A l'heure présente, en effet, l'opinion
de la majorité d'entre eux, et je prie le lecteur métropolitain d'en
apprécier la gravité, est que la France métropolitaine leur a tiré dans
le dos.
J'essaierai de montrer une autre fois, à l'intention
des Français d'Algérie, l'excès d'un pareil sentiment. Mais il
n'empêche qu'il existe et que les Français de là-bas, réunis dans un
amer sentiment de solitude, ne se séparent que pour dériver vers des
rêves de répression criminelle ou de démission spectaculaire. Or, ce
dont nous avons le plus besoin en Algérie, aujourd'hui, c'est d'une
opinion libérale qui puisse précipiter une solution avant que tout le
pays soit figé dans le sang. C'est cela, au moins, qui devrait nous
forcer à des distinctions nécessaires pour établir, dans un esprit de
justice, les responsabilités réciproques de la colonie et de la
métropole.
Ces distinctions après tout sont bien faciles. 80 %
des Français d'Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des
commerçants. Le niveau de vie des salariés, bien que supérieur à celui
des Arabes, est inférieur à celui de la métropole. Deux exemples le
montreront.
Le salaire minimum interprofessionnel garanti est
fixé à un taux nettement plus bas que celui des zones les plus
défavorisées de la métropole. De plus, en matière d'avantages sociaux,
un père de famille de trois enfants perçoit à peu près 7 200 FR contre
19 000 en France. Voilà les profiteurs de la colonisation.
Et
pourtant ces mêmes petites gens sont les premières victimes de la
situation actuelle. Ils ne figurent pas aux petites annonces de notre
presse, pour l'achat de propriétés provençales ou d'appartements
parisiens. Ils sont nés là-bas, ils y mourront, et voudraient seulement
que ce ne soit pas dans la terreur ou la menace, ni massacrés au fond
de leurs mines.
Faut-il donc que ces Français laborieux, isolés
dans leur bled et leurs villages, soient offerts au massacre pour
expier les immenses péchés de la France colonisatrice ? Ceux qui
pensent ainsi doivent d'abord le dire et ensuite, selon moi, aller
s'exposer eux-mêmes en victimes expiatoires. Car ce serait trop facile,
et si les Français d'Algérie ont leurs responsabilités, ceux de France
ne doivent pas oublier les leurs.
Qui, en effet, depuis
trente ans, a naufragé tous les projets de réforme, sinon un Parlement
élu par les Français ? Qui fermait ses oreilles aux cris de la misère
arabe, qui a permis que la répression de 1945 se passe dans
l'indifférence, sinon la presse française dans son immense majorité ?
Qui enfin, sinon la France, a attendu, avec une dégoûtante bonne
conscience, que l'Algérie saigne pour s'apercevoir enfin qu'elle existe
?
Si les Français d'Algérie cultivaient leurs préjugés,
n'est-ce pas avec la bénédiction de la métropole ? Et le niveau de vie
des Français, si insuffisant qu'il fût, n'aurait-i1 pas été moindre
sans la misère de millions d'Arabes ? La France entière s'est
engraissée de cette faim, voilà la vérité. Les seuls innocents sont ces
jeunes gens que, précisément, on envoie au combat.
Les
gouvernements successifs de la métropole, appuyés sur la confortable
indifférence de la presse et de l'opinion publique, secondés par la
complaisance des législateurs, sont les premiers et les vrais
responsables du désastre actuel. Ils sont plus coupables en tout cas
que ces centaines de milliers de travailleurs qui se survivent avec des
salaires de misère, qui, trois fois en trente ans, ont pris les armes
pour venir au secours de la métropole et qui se voient récompensés
aujourd'hui par le mépris des secourus.
Ils sont plus coupables
que ces populations juives, coincées depuis des années entre
l'antisémitisme français et la méfiance arabe, et réduites aujourd'hui,
par l'indifférence de notre opinion, à demander refuge à un autre Etat
que le français.
Reconnaissons donc une bonne fois que la
faute est ici collective. Mais n'en tirons pas l'idée d'une expiation
nécessaire. Car cette idée risquerait de devenir répugnante dès
l'instant où les frais de l'expiation seraient laissés à d'autres. En
politique, du reste, on n'expie rien. On répare et on fait justice. Une
grande, une éclatante réparation doit être faite, selon moi, au peuple
arabe. Mais par la France tout entière et non avec le sang des Français
d'Algérie. Qu'on le dise hautement, et ceux-ci, je le sais, ne
refuseront pas de collaborer, par-dessus leurs préjugés, à la
construction d'une Algérie nouvelle.
Par Albert Camus, publié le 21/10/1955
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