Albert Camus, "Les Noces"
"Au printemps, Tipasa est habité par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvernes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil."
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"Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Etreindre un corps de feme, c'est aussi retenir contre soi cette jalousie étrange qui descend du ciel vers la mer ."
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"Toujours la même mer aussi, presque impalpable dans le matin, que je retrouvais au bout de l'horizon dès que la route, quittant le sahel et les collines aux vignes couleur de bronze, s'abaissa vers la côte. Mais je ne m'arrêtais pas à la regarder. Je désirais revoir le Chenoua, cette lourde et solide montagne, découpée dans un seul bloc, qui longe la baie de Tipasa à l'ouest, avant de descendre elle-même dans la mer. On l'aperçoit de loi de loin, bien avant d' arriver, vapeur bleue et légère qui se confond encore avec le ciel".
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"Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier."
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"A midi sur les pentes à demi sableuses et couvertes d'héliotropes comme d'une écume qu'auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d'un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu'on ne peut tromper longtemps sans que l'être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n'être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd'hui, mourons de ce malheur. C'est le sang, les haines décharnent le coeur lui-même; la longue revendication de la justice épuise l'amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l'amour est impossible et l'injustice ne suffit pas".
.Ecoutons encore Albert Camus (La mort heureuse, chapitre IV)
"Après un peu moins de deux heures Mersault arriva en vue du Chenoua. (. . .) C'étair là qu'il allait vivre. Sans doute la beauté de ces lieux touchait son coeur.C'était pour eux qu'aussi bien il avait acheté cette maison. Mais le délassement qu'il avait espéré trouver là l'effrayait maintenant. Et cette solitude qu'il avait recherchée avec tant de lucidité lui paraissait plus inquiétante maintenant qu'il en connaissait le décor. Le village n'était pas loin, à quelques centaines de mètres. Il sortit. Un petit sentier descendait de la route vers la mer. Au moment de le prendre, il s'aperçut pour la première fois qu'on apercevait de l'autre côté de la mer la petite pointe de Tipasa. Sur l'extrémité de cette pointe, se découpaient les colonnes dorées du temple et tout autour d'elles les ruines usées parmi les absinthes qui formaient à distance un pelage gris et laineux. Les soirs de juin, pensa Mersault, le vent devait porter vers le Chenoua à travers la mer le parfum dont se délivraient les absinthes gorgées de soleil."
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Albert Camus :
"A
Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce
que ma main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le
besoin d'en faire une oeuvre d'art, mais de raconter ce qui est
différent. Tipasa m'apparaît comme ces personnages qu'on décrit pour
signifier indirectement un point de vue sur le monde".
Camus :
"Ainsi, moi qui ne possède rien, qui ai donné ma fortune, qui campe
auprès de toutes mes maisons, je suis comblé quand je le veux,
j'appareille à toute heure, le désespoir m'ignore.
Point de
patrie pour le désespéré et moi, je sais que la mer me précède et me
suit, j'ai une folie toute prête. Ceux qui s'aiment et qui sont séparés
peuvent vivre dans la douleur, mais ce n'est pas le désespoir ; ils
savent que l'amour existe. Voilà pourquoi je souffre, les yeux secs, de
l'exil. J'attends encore. Un jour vient, enfin..."
« Ceux qui
s'aiment et qui sont séparés peuvent vivre dans la douleur, mais ce
n'est pas le désespoir ; ils savent que l'amour existe».
Camus encore:
"19 mars 1941
Chaque année, la floraison des
filles sur les plages. Elles n'ont qu'une saison. L'année d'après,
elles sont remplacées par d'autres visages de fleurs qui, la saison
d'avant, étaient encore des petites filles. Pour l'homme qui les
regarde, ce sont des vagues annuelles dont le poids et la splendeur
déferlent sur le sable jaune."
.
Camus dans Retour à Tipasa.
"(...)
Si nous pouvions le nommer, quel silence ! Sur la colline de
Sainte-Salsa, à l'est de Tipasa, le soir est habité. Il fait encore
clair, à vrai dire, mais, dans la lumière, une défaillance invisible
annonce la fin du jour. Un vent se lève, léger comme la nuit, et
soudain la mer sans vagues prend une direction et coule comme un grand
fleuve infécond d'un bout à l'autre de l'horizon. Le ciel se fonce.
Alors commence le mystère, les dieux de la nuit, l'au-delà du plaisir".
.
Albert Camus :
«
La mer verdissait avec le ciel et toute une douceur montait à
l'horizon. Sur les collines qui prolongeaient le Chenoua autour de la
petite baie, les cyprès noircissaient lentement ».
"Debout
dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du
visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une
ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le
royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs".
.
Camus :
"J'avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres.
Le
monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. O
lumière ! C'est le cri de tous les personnages, placés dans le drame
antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi
le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible".
.
Le Camus du Retour à Tipasa :
"Un
jour vient où, à force de raideur, plus rien n'émerveille, tout est
connu, la vie se passe à recommencer. C'est le temps de l'exil, de la
vie sèche, des âmes mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de
soi ou une patrie. Certains matins, au détour d'une rue, une délicieuse
rosée tombe sur le cœur puis s'évapore. Mais la fraîcheur demeure
encore et c'est elle, toujours, que le cœur exige. Il me fallut partir
à nouveau".
.
Encore Camus :
"En
ce lieu, en effet, il y a plus de vingt ans, j'ai passé des matinées
entières à errer parmi les ruines, à respirer les absinthes, à me
chauffer contre les pierres, à découvrir les petites roses, vite
effeuillées, qui survivent au printemps. A midi seulement, à l'heure où
les cigales elles-mêmes se taisaient, assommées, je fuyais devant
l'avide flamboiement d'une lumière qui dévorait tout. La nuit, parfois,
je dormais les yeux ouverts sous un ciel ruisselant d'étoiles. Je
vivais alors".
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