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Dans l'enfance coloniale en Algérie, je voyais les femmes en voile blanc, le haïk, léger, gracieux et leurs gestes pour le maintenir contre le vent ou la main d'un enfant qui tirait le coin de l'étoffe, et ça glissait. Je n'ai jamais pensé, les voyant, à des fantômes et que leur voile ressemblait à un linceul, comme le racontait la littérature coloniale. Je les regardais, étrangères, des femmes invisibles que je ne verrai pas, que je ne connaîtrais pas, je n'en avais pas le désir, mais des femmes musulmanes qui allaient d'un pas assuré au marché, au dispensaire, au cimetière ou jusqu'au marabout du saint, jusqu'aux maisons européennes du village colonial, petites bonnes.
Pour moi, ces femmes voilées, leurs pas sur les chemins de terre et les nouvelles rues goudronnées, les corps si présents sous les plis mouvants du voile, ces femmes habitaient cette terre-là, le paysage travaillé par les pères, maris, frères, cousins, saisonniers, ouvriers agricoles dans les domaines, la terre leur appartenait, pas les domaines ni les maisons de pierre… Mais elles marchaient dans leur voile blanc comme si.
Avec les années de la guerre de libération, le voile a parlé pour elles, disant la résistance et qu'elles étaient de ce pays, leur pays.
Et puis, signe de la liberté nouvelle, le voile n'a plus enveloppé le corps des jeunes filles de la ville.
Un jour, il n'a plus été là. Disparu. Et les jeunes filles, les filles des mères (certaines avaient participé à la lutte) qui avaient laissé le voile blanc aux aïeules, elles allaient en jupes et ballerines, les cheveux courts, ces filles se sont mises à porter un foulard étranger à leur corps musulman, un «foulard islamique», le hijeb. On a parlé de prescription coranique. A mesure que les hommes prescripteurs assassinaient les frères impies, femmes et enfants, maîtres et écoliers, poètes et journalistes, les jeunes filles et les mères et grands-mères serraient désormais le hijeb sur le front, serraient toujours plus, aux ordres de la nouvelle loi politique et religieuse, le voile blanc patriarcal, on l'avait plié dans les placards et les coffres anciens, il serait linceul au jour de la mort.
Les filles de celles qui avaient marché avec leurs frères sur la terre de France, Marseille, Lyon, Paris l'année 1983 pour l'égalité des droits, pantalon, jean, tennis, cheveux courts (comme leurs aînées des maquis algériens), ces filles-là sont descendues dans la rue avec leurs frères gardes du corps, corps musulman des sœurs vierges, le hijeb c'était l'hymen, l'honneur, le capital de la tribu islamiste. Le hijeb n'a pas suffi aux jeunes filles au hijeb, le Coran c'est la loi, le Coran lu et traduit, transmis par les nouveaux Docteurs des cités où la loi républicaine ne s'énonce pas, le hijeb est devenu, si vite que l'on ne l'a pas vu à son apparition, voile intégral, noir.
Non pas la burqa, tissu plissé bleu flottant avec grillage pour brouiller le regard que portent les femmes en Afghanistan, mais le niqab, voile noir depuis le front jusqu'à la cheville avec sur le visage un long rectangle noir qui cache les yeux, parfois des gants noirs complètent l'habit religieux, que le Coran n'a pas prescrit. La sourate XXXIII verset 59 dit : «O Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c'est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées.»
A lire ce verset, on pense à la mousseline blanche, légère, des Palestiniennes, au voile de coton que portent les femmes indiennes et les Mauritaniennes, avec la grâce des figures de mode populaires. Ces femmes au niqab privées de regard sur le monde et qui privent l'autre de leur regard vivant, de leur visage, éloquence du corps, des gestes tendres ou violents qui disent de l'humain, simplement, ces femmes peuvent-elles croire, faire croire, que l'égalité des statuts homme-femme existe à l'intérieur du religieux et qu'elles le prouvent, allant ainsi sans visage et sans corps humains, machines enfermées dans le noir ? Peuvent-elles croire qu'elles ne sont pas l'instrument d'une islamisation de la vie sociale, civile d'un certain nombre de cités en France parce que la liberté des femmes fait peur ?
Si ces femmes au niqab ont librement choisi cette aliénation, que le pays de leur vie et de leur foi, qui n'est pas un pays d'islam, déclare, par décret s'il le faut, plutôt que par une loi, qu'il est interdit à toute personne citoyenne, quel que soit l'habit qu'elle a choisi de porter, de dissimuler son visage. Chaque citoyen de ce pays est en droit de voir le visage de l'autre c'est le lieu premier de l'échange.
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Par LEÏLA SEBBAR écrivaine. (in Libération)
Derniers titres publiés :
L'Arabe comme un chant secret, récit (Ed. Bleu autour) ;
Dans l'enfance coloniale en Algérie, je voyais les femmes en voile blanc, le haïk, léger, gracieux et leurs gestes pour le maintenir contre le vent ou la main d'un enfant qui tirait le coin de l'étoffe, et ça glissait. Je n'ai jamais pensé, les voyant, à des fantômes et que leur voile ressemblait à un linceul, comme le racontait la littérature coloniale. Je les regardais, étrangères, des femmes invisibles que je ne verrai pas, que je ne connaîtrais pas, je n'en avais pas le désir, mais des femmes musulmanes qui allaient d'un pas assuré au marché, au dispensaire, au cimetière ou jusqu'au marabout du saint, jusqu'aux maisons européennes du village colonial, petites bonnes.
Pour moi, ces femmes voilées, leurs pas sur les chemins de terre et les nouvelles rues goudronnées, les corps si présents sous les plis mouvants du voile, ces femmes habitaient cette terre-là, le paysage travaillé par les pères, maris, frères, cousins, saisonniers, ouvriers agricoles dans les domaines, la terre leur appartenait, pas les domaines ni les maisons de pierre… Mais elles marchaient dans leur voile blanc comme si.
Avec les années de la guerre de libération, le voile a parlé pour elles, disant la résistance et qu'elles étaient de ce pays, leur pays.
Et puis, signe de la liberté nouvelle, le voile n'a plus enveloppé le corps des jeunes filles de la ville.
Un jour, il n'a plus été là. Disparu. Et les jeunes filles, les filles des mères (certaines avaient participé à la lutte) qui avaient laissé le voile blanc aux aïeules, elles allaient en jupes et ballerines, les cheveux courts, ces filles se sont mises à porter un foulard étranger à leur corps musulman, un «foulard islamique», le hijeb. On a parlé de prescription coranique. A mesure que les hommes prescripteurs assassinaient les frères impies, femmes et enfants, maîtres et écoliers, poètes et journalistes, les jeunes filles et les mères et grands-mères serraient désormais le hijeb sur le front, serraient toujours plus, aux ordres de la nouvelle loi politique et religieuse, le voile blanc patriarcal, on l'avait plié dans les placards et les coffres anciens, il serait linceul au jour de la mort.
Les filles de celles qui avaient marché avec leurs frères sur la terre de France, Marseille, Lyon, Paris l'année 1983 pour l'égalité des droits, pantalon, jean, tennis, cheveux courts (comme leurs aînées des maquis algériens), ces filles-là sont descendues dans la rue avec leurs frères gardes du corps, corps musulman des sœurs vierges, le hijeb c'était l'hymen, l'honneur, le capital de la tribu islamiste. Le hijeb n'a pas suffi aux jeunes filles au hijeb, le Coran c'est la loi, le Coran lu et traduit, transmis par les nouveaux Docteurs des cités où la loi républicaine ne s'énonce pas, le hijeb est devenu, si vite que l'on ne l'a pas vu à son apparition, voile intégral, noir.
Non pas la burqa, tissu plissé bleu flottant avec grillage pour brouiller le regard que portent les femmes en Afghanistan, mais le niqab, voile noir depuis le front jusqu'à la cheville avec sur le visage un long rectangle noir qui cache les yeux, parfois des gants noirs complètent l'habit religieux, que le Coran n'a pas prescrit. La sourate XXXIII verset 59 dit : «O Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c'est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées.»
A lire ce verset, on pense à la mousseline blanche, légère, des Palestiniennes, au voile de coton que portent les femmes indiennes et les Mauritaniennes, avec la grâce des figures de mode populaires. Ces femmes au niqab privées de regard sur le monde et qui privent l'autre de leur regard vivant, de leur visage, éloquence du corps, des gestes tendres ou violents qui disent de l'humain, simplement, ces femmes peuvent-elles croire, faire croire, que l'égalité des statuts homme-femme existe à l'intérieur du religieux et qu'elles le prouvent, allant ainsi sans visage et sans corps humains, machines enfermées dans le noir ? Peuvent-elles croire qu'elles ne sont pas l'instrument d'une islamisation de la vie sociale, civile d'un certain nombre de cités en France parce que la liberté des femmes fait peur ?
Si ces femmes au niqab ont librement choisi cette aliénation, que le pays de leur vie et de leur foi, qui n'est pas un pays d'islam, déclare, par décret s'il le faut, plutôt que par une loi, qu'il est interdit à toute personne citoyenne, quel que soit l'habit qu'elle a choisi de porter, de dissimuler son visage. Chaque citoyen de ce pays est en droit de voir le visage de l'autre c'est le lieu premier de l'échange.
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Par LEÏLA SEBBAR écrivaine. (in Libération)
Derniers titres publiés :
L'Arabe comme un chant secret, récit (Ed. Bleu autour) ;
Mon cher fils, roman (Elyzad).
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