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D’abord un mot sur le laboratoire d’histoire sur la colonisation (LAHISCO) que vous dirigez...
La création d’un Laboratoire d’Histoire sur la colonisation me tenait à cœur depuis de longues années. Il manquait cette identification historique et thématique à l’annuaire des Laboratoires de recherche universitaire. L’appellation contractée du laboratoire renvoie à la dénomination scientifique et thématique du laboratoire ainsi formulée : «Le passé colonial français au miroir du temps présent: Algérie, Mechrek arabe, Méditerranée (XIX-XXI siècles)». Les trois aires géo-historiques étaient et sont plus que jamais des aires géopolitiques et des aires géostratégiques d’affrontements et de dialogue. Quant à la temporalité, elle est dictée par la charge du passé sur le présent. Pas seulement en terme de charge symbolique, mais également en terme d’investissement dans le futur. C’est pourquoi les chercheurs affiliés à ce laboratoire se proposent de porter un regard objectif, critique et sans complaisance à partir d’une approche scientifique pluridisciplinaire sur les thématiques arrêtées. Le LAHISCO est composé de quatre équipes de recherche dirigées par quatre chefs d’équipe. Le premier projet s’intitule : «De la France coloniale à la France actuelle : permanence et changement dans ses relations avec ses anciennes colonies et sa politique arabe.» Le second projet s’intitule «L’évolution de la société algérienne entre recherche historique et recherche sociologique», le troisième projet : «Femme et famille algérienne durant la Guerre de Libération nationale et au lendemain de l’Indépendance.» Enfin le quatrième et dernier projet s’intitule : «Colonialisme et émigration entre les deux rives de la Méditerranée à travers les archives françaises, espagnoles et turques.» Nous avons voulu d’une part, rentabiliser un savoir historique et sociologique et d’autre part approfondir nos approches par un renouvellement de nos sources de recherche et une réactualisation de nos questionnements. Il faut dire que nous sommes bien servis par une actualité qui convoque à sa manière un passé controversé. Notre ambition, il faut le reconnaître tout de suite, dépasse de beaucoup nos moyens. Les sciences humaines et sociales restent, malgré les efforts consentis, le parent pauvre de la recherche. A ce propos, nous prévoyons d’organiser mi-décembre 2009, un colloque international de trois jours sur les exilés de Nouvelle-Calédonie et de Guyane et déjà nous butons quant au mode de financement élevé de l’opération. Mais qui ne tente rien, n’a rien, comme dit le proverbe. Le LAHISCO profite de l’opportunité que nous offre votre quotidien, pour lancer un appel à sponsoring. L’un des objectifs de ce colloque, est précisément de mettre à l’ordre du jour une page d’histoire oubliée, celle de ces Résistants, Insurgés et de tous ceux qui ont enfreint la législation coloniale, qui ont été punis par l’éloignement. L’un des moments majeurs de cette rencontre, est de faire le lien avec la microsociété algérienne qu’ils ont laissé en héritage à leur descendance de Nouvelle-Calédonie et de Guyane.
Depuis 1962 à ce jour, les pouvoirs successifs n’ont cessé d’appeler à l’écriture, voire à la réécriture de l’histoire, plus particulièrement celle de la guerre de Libération. Est-ce à dire que l’historiographie officielle, selon vous, serait réellement falsifiée pour qu’elle soit réécrite et rectifiée?
Appeler à l’écriture de l’histoire de son pays est un devoir tout comme sa réécriture. D’autres pays comme la France, l’ex-URSS, pour ne citer que ces deux pays, sont passés par là avant nous. Il y a toujours eu une histoire officielle. Celle de la Révolution Française, de la Révolution Bolchevique, celle des Etats-Unis d’Amérique, de la Pologne, de la Yougoslavie etc.
Il ne faut pas, de mon point de vue, avoir de complexe en la matière. Ce qu’il faut par contre se poser comme question, c’est quelle histoire et pourquoi faire. Les histoires officielles où tout va pour le meilleur des mondes, ne résistent pas à l’épreuve du temps qui est un juge impartial.
La chute du mur de Berlin a entraîné avec elle la chute de toute une littérature historique, philosophique, idéologique, politique etc. Un gâchis énorme en terme d’effort intellectuel, financier et surtout une perte de crédibilité historique, idéologique et politique. Les élèves et étudiants de Russie, apprennent une autre histoire que celle qu’ont appris leurs parents sur les mêmes bancs de l’école.
La tentation politique de mettre en place des mécanismes de légitimation a toujours existé, pas seulement dans les pays anciennement colonisés. Les pays capitalistes n’ont pas échappé à cette règle. Là aussi, la politique s’est nourrie et se nourrit d’une histoire nationale lui servant de faire valoir. L’histoire officielle de la colonisation, avec ses institutions, ses historiens, ses universitaires, son budget colossal, ses superviseurs etc.…a fait les beaux jours de l’Empire colonial, de ses armées et de ses politiques.
La glorification du fait colonial ne date pas de 2005. Les Cahiers du centenaire de la colonisation en sont l’un des produits, mais pas le seul. Cette histoire là, a gommé l’Autre, l’indigène, l’autochtone, l’Algérien. Elle a fait du Mouqawim (le résistant) et du Muntafidh (de l’insurgé), des «brigands», des «gredins», des «assassins», cet «autre robinet d’eau sale» dont il fallait débarrasser la colonie vers les lointaines îles du Pacifique.
La réécriture de l’histoire nationale contemporaine a commencé avec Ahmed Tewfik El-Madani, Cheikh Moubarek El-Mili, Cheikh Abdelhamid Ben Badis, Mohammed Chérif Sahli, Mostefa Lacheraf, Mahfoud Kaddache, Saâdallah Abou El-Qacem, Moulay Belhamissi, Djilali Sari sans oublier le philosophe et sociologue Abdelmadjid Meziane et bien d’autres encore, comme Ali Merad. Il ne faut pas faire l’impasse sur les historiens français qui ont ouvert les yeux des étudiants algériens de Montpellier, de Paris et de France, futurs militants de la cause indépendantiste, sur les hauts faits de l’histoire de leur pays.
Citons Charles André Julien, André Prenant, Yves Lacoste et André Nouschi. Ces trois derniers, sont les auteurs d’un magnifique ouvrage dont le titre est à lui seul tout un programme et une réponse à E.F. Gautier et autres révisionnistes d’avant le révisionnisme des années post-indépendance. Algérie, passé et présent est un ouvrage qui a été publié en 1961 et préfacé par un grand géographe ami de l’Algérie, Jean Dresch. En 1957, Marcel Egretaud a publié Réalités de la Nation Algérienne qui sera réédité en 1961.
Une mention particulière pour Charles Robert Ageron, dont l’œuvre monumentale sur l’Algérie, constitue un passage obligé pour tous ceux qui travaillent sur l’Algérie coloniale. La réécriture de l’histoire n’est ni un acte de vengeance, ni une négation de l’ancien colonisateur.
Réécrire l’histoire de l’Emir Abdelkader, ne veut pas dire l’opposer à Bugeaud; réécrire l’histoire de la Résistance algérienne ne veut pas dire gommer les insuffisances et trahisons. C’est ce que je comprends par réécriture de l’histoire qui a été falsifiée, déformée et qui continue de l’être pour des raisons idéologiques par les révisionnistes pieds noirs et apparentés qu’ils soient de France ou d’Algérie.
Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes comptables de ce que nous écrivons, de ce que nous publions.
Que nous sommes responsables de la formation que nous prodiguons dans nos écoles, collèges, lycées et universités. En un mot comme en mille, les universitaires sont les façonneurs de l’Algérie de demain. L’histoire nous jugera sur nos écrits et leurs portées.
Si les précurseurs parmi ceux qui se sont engagés dans la réécriture de l’histoire, tels que M’barek El Mili, Tewfik El Madani ou Mohand Cherif Sahli, ont essayé par leurs travaux de « décoloniser l’histoire» , ne pensez-vous pas que les historiens contemporains peuvent faire autant que leurs aînés pour la «dénationaliser» ?
Cette question prolonge sur le plan méthodologique celle qui l’a précédée. Toute écriture est un acte militant. Ecrire sur l’implantation des villages de colonisation, ou sur la bataille dite d’Alger, est un acte militant du point de vue de l’historiographie coloniale. Ecrire sur la bataille d’El Maqtaa’ qui a vu la victoire de l’Emir Abdelkader sur le général Trézel, en 1835, ou écrire sur le Congrès de la Soummam de 1956, est du point de vue de l’historiographie nationale, un acte de militant. Mais l’historien algérien est confronté à une double difficulté : décoloniser et dénationaliser l’histoire de l’Algérie.
Si la première a été relativement facile à mener, encore que la seconde est bien plus complexe, du fait de deux facteurs majeurs : la proximité de l’événement et sa prégnance sur la vie nationale et quotidienne. Par nationale, nous entendons, politique. Par quotidienne, nous entendons les traces du passé sur le vécu des générations mémorielles de 1945-1954-1962. Comment demander aux militants devenus historiens, qui ont subi le colonialisme et toutes les facettes de la répression des paras par exemple, de prendre de la distance par rapport à l’événement. Difficile. Très difficile. Et pourtant, Mohammed Téguia, Taleb-Bendiab Abderrahim, Mahfoud Bénoune, Mahfoud Kaddache, pour ne citer que ceux-là, ont montré le chemin. La démarche scientifique, objective, doit primer sur tout le reste. C'est-à-dire sur notre propre regard, sur nos appartenances politiques, culturelles, religieuses etc. Nous devons nous dépouiller de notre subjectivisme, comme je ne cesse de le répéter à mes étudiants de magister. Ce n’est pas facile, car à force de travailler sur un sujet il finit par nous habiter. Nous nous identifions à lui. Il fait corps avec nous. Ceci est valable pour les chercheurs du monde entier. Le tout est de pouvoir faire la différence entre une recherche scientifique qui apporte des réponses objectives en vue de faire avancer la science et ses propres convictions et appréciations. Ce n’est pas le trop de nationalisme qui est à craindre, car il s’éteindra de lui-même avec l’extinction des historiens de soixante, soixante dix ans. Ce qui fait peur, c’est la falsification de l’histoire, surtout celle de la Révolution ; par ignorance, par défaut de formation, par manque de rigueur méthodologique, plus grave encore, par surenchère, par démagogie. Ce danger est plus destructeur que celui que je viens d’évoquer. C’est le plus grand et le plus grave des dangers des années à venir. Ce qui est en cause, c’est la formation qui n’admet pas, qui ne laisse pas de place à la critique, remplacée par un «apologétisme» aveugle et sans limite. Il en est de l’université comme de la société. De véritables groupes de pressions se sont constitués, formant une administration occulte avec, en prime, des quotas revendiqués à tous les échelons de la formation et du recrutement. Cette situation appelle une solution réfléchie, mais urgente, pour stopper la gangrène. La violence que connaît le secteur de l’éducation et de l’enseignement supérieur, n’est que l’expression de la régression d’un système acculé à gérer les crises dues à des flux continus d’élèves et d’étudiants. Le savoir et la pédagogie n’occupent plus - d’une façon générale- la place qui était la leur.
Un débat qui a opposé, en 1986, Mouloud Kacem Nait Belkacem et Mahfoud Keddache à propos d’un épisode de notre histoire précoloniale nous a démontré comment l’histoire peut être instrumentalisée à des fins idéologiques. Quelle lecture pouvez-vous faire de cette polémique?
Il ne faut pas croire que nous sommes sortis de cette logique qui place le droit du côté de la force, quelle qu’elle soit. Même s’il y a eu des ouvertures notoires en matière d’écriture d’histoire, la pensée unique n’a pas pour autant disparu. Il faut laisser le temps au temps, et l’histoire retrouvera toute sa place parmi les autres sciences.
En attendant, le devoir nous impose de rendre hommage au courage du Professeur Kaddache pour avoir défendu, seul, la discipline à un moment où personne n’osait lever le regard sur le défunt Président Houari Boumédiène qui avait, au cours d’une rencontre organisée par le Centre National de la Recherche Historique le 7 mai 1975, avec les historiens de l’époque, donné le la en dictant la méthode. S’en est suivie, presque dix années plus tard, une polémique entre le défunt Mouloud Kacem Naït Belkacem, en sa qualité de ministre des Habous, et Kaddache.
Les articles signés par le ministre, et publiés fin mai début avril 1986 dans le quotidien EL Moudjahid, sont passés à la trappe, tout simplement parce qu’on ne peut pas faire continuellement de la politique avec l’histoire rebelle à toutes les manipulations. Mais, au final, c’est el merhoum le Professeur Kaddache qui a eu raison. Sa thèse, en deux tomes de 1112 pages (édition 1993), qui a nécessité plus de dix années de recherche sans relâche, et des sacrifices énormes, mise au pilon au moment de la restructuration de la S.N.E.D, tout comme celle du Professeur Méziane, a été récemment rééditée et vendue comme des petits pains. J’ai été agréablement surpris d’apprendre qu’un chef de cabinet d’un ministère important offre à un de ses collègues un des multiples ouvrages de Kaddache, en lui conseillant de le lire. C’est la revanche de la science sur la politique. La science est éternelle, la politique éphémère. Platon, El Farabi, Ibn Khaldoun, Cheïkh Senouci …sont toujours parmi nous, au contraire des politiques.
Ces dernières années, une abondante littérature relative à la guerre de Libération a vu le jour avec un champ éditorial submergé par des mémoires et des témoignages de tant d’acteurs de cette période. Quel est, à votre avis, l’apport de ce genre d’écrits dans cette entreprise d’écriture de l’histoire, quand on sait que le subjectivisme est une des caractéristiques de ces récits ?
Ce n’est pas moi qui me plaindrais de l’arrivée, relativement tardive, d’une telle production, parce que beaucoup de ceux qui avaient la possibilité d’écrire, ne sont plus de ce monde. C’est une grosse perte.
Une remarque de taille : mémoire n’est pas histoire. L’apport de cette production doit être jugé à sa juste valeur. Il ne faut pas maintenant que ceux qui ont fait l’effort d’écrire directement, ou en sollicitant d’autres plumes pour des raisons objectives, soient l’objet de critiques négatives.
La Guerre de Libération nationale a été l’œuvre de tout un peuple. Du P’tit Omar, en passant par celles qui roulaient le couscous, jusqu’aux colonels des Wilaya historiques. La guerre a été une affaire de tous, ou presque puisqu’il ne faut pas, là aussi, exclure les harkis, partie intégrante du peuple algérien, même s’ils se sont dressés contre lui. Hormis ces derniers, chacun a apporté sa pierre, aussi petite soit-elle. Chacun a vécu la Révolution à sa manière.
Chacun l’a regardée de sa petite lucarne. Un officier de la Wilaya Une n’a pas vécu la guerre de la même façon que celui de la Cinq, par exemple, et ces derniers ne l’ont pas vécue de la même manière que les Djounoud qui étaient sous leurs ordres. Pour ce qui est des divergences entre chefs, entre dirigeants, entre les politiques et ceux qui tenaient les maquis, cela relève de l’ordre naturel des choses. IL faut replacer les choses dans leur propre contexte. Mais ce n’est pas une raison pour taire les conflits internes à la Révolution parce que cela se saura, un jour ou l’autre.
En poussant un peu plus, je dirai que ce n’est pas servir l’histoire de la Guerre de Libération avec un grand H, en la déshumanisant. Nos Moudjahidine n’étaient ni des Tarzan ni des Rambo, ni des anges ni des fantômes que les balles transperçaient sans les tuer. Ils ont connu le froid, la faim, l’angoisse, la peur. Il y a ceux qui avaient plus de cran que d’autres. IL y a ceux qui ont craqué sous la torture, et ceux qui ont tenu bon. C’était, me disait un Algérien anonyme, soumis plusieurs fois à la gégène, une question de Imaan, de foi en Dieu.
Cette foi en Dieu était trempée dans la foi qu’il avait en la Révolution.
Pour le reste, c'est-à-dire pour la valeur des témoignages, il est évident qu’il faut les soumettre à la critique historique. Le «je» n’a jamais servi personne. En l’absence des contradicteurs, tel Djoundi ou tel officier de l’A.L.N, ou tel Moussebel, peut se prévaloir d’actions qu’il n’a jamais commises. La fabulation a existé sous d’autres cieux, mais il est facile de s’en rendre compte. Les témoignages, les écrits autobiographiques, sont un plus à condition de savoir s’en servir car, encore une fois, mémoire n’est pas histoire.
Dans le cadre du centenaire de l’université d’Alger, le Laboratoire d’histoire sur la colonisation (LAHISCO) que vous dirigez, a organisé le 11 mars dernier à la faculté de Bouzaréah une journée d’étude sur «le témoignage oral comme source pour l’écriture de l’histoire de la Guerre de libération». Quelles sont les conclusions que vous avez tirées de cette rencontre ?
Une précision s’impose. Celui qui managé cette journée d’étude est un membre du laboratoire, en l’occurrence Madame El-Korso qui dirige une équipe de recherche sur « La Guerre de libération nationale et la société algérienne 1954-1962. Femmes et familles : approche historique et sociologique «. Au cœur de cette rencontre, qui se voulait d’abord une leçon de méthodologie pour nos jeunes chercheurs, les doctorants et les étudiants de 4e. année licence, la Guerre de Libération nationale et le témoignage oral comme source historique. C’est la raison pour laquelle deux dispositions ont été prises. La première, faire intervenir des historiens, des sociologues et des archivistes en vue de confronter leurs expériences dans le domaine retenu. La seconde, mettre nos étudiants en contact direct avec les acteurs historiques de la Guerre de libération nationale pour pouvoir se rendre compte par eux-mêmes de l’urgence qu’il y a à se rapprocher des moudjahidine et des moudjahidate, que le temps qui passe rend de plus en plus vulnérables. Les participants, les enseignants et les étudiants étaient suspendus aux témoignages oraux présentés par le moudjahid Bensaddok, auteur en juillet 1958 de l’attentat contre le vice-président de l’ex-Assemblée algérienne, Ali Chekkal, et celui du moudjahid Ghafir Mohammed, dit «Moh Clichy», membre fédéral de la Fédération de France du FLN et l’un des acteurs de la manifestation pacifique organisée à Paris le 17 octobre 1961 que le président de la République française de l’époque, le général de Gaulle, et le préfet de police, Maurice Papon, ont noyée dans le sang. Tous les acteurs de la Guerre de libération nationale, sans exception aucune, sont de véritables bibliothèques ambulantes dont il faut, en toute urgence, recueillir le témoignage. On a tendance à dire que sans documents écrits, point d’histoire. L’analphabétisme cultivé par le colonialisme a été un frein dans l’écriture par les moudjahidine et les moudjahidate de leurs mémoires de guerre. Si les mémoires des officiers, sous-officiers coloniaux ou simples appelés remplissent les librairies et bibliothèques de France, c’est parce que ces derniers n’ont pas été déculturés comme le furent les Algériens. C’est pourquoi il faut, non pas trouver la parade en donnant la parole aux moudjahidine et aux moudjahidate, mais valoriser le témoignage oral en tant que source historique. Nous restons, nous historiens qui avions longtemps travaillé sur archives, sous l’emprise de cette source qui, avec les autres sources écrites, impose son hégémonie. Faudrait-il attendre que soient ouverts en Algérie et France les fonds sur la Guerre de libération pour que cette page d’histoire soit écrite ? Présentée ainsi, cela sous-entend que la source archivistique conditionne le passage à l’écrit, d’une part et qu’elle est fiable, d’autre part. Cette supposée fiabilité serait, à entendre certains, fonction du lieu où se trouve entreposée l’archive, en Algérie ou dans l’ex-métropole. Elle serait, d’autant plus fiable, que la source archivistique entreposée dans les fonds de l’ex-métropole, renfermerait des secrets qui seraient à même de remettre en cause, sinon le fondement de la Révolution, du moins certains de ses aspects. Cette perception qui s’est incrustée dans l’imaginaire de bien des Algériens qui flirtent avec l’histoire, est une perception subjective qui puise sa raison d’être dans la prévalence du politique sur le savoir historique objectif et rassembleur.
Les silences, les occultations, les déformations, quand ce ne sont pas carrément, les mensonges historiques, entretiennent et alimentent ce sentiment qui demande une réponse claire à des pages non écrites mais connues de tous. Cette perception traduit une volonté d’accéder à une connaissance dans laquelle se reconnaissent tous les Algériens qui revendiquent l’histoire de leur pays. Près d’un demi-siècle nous sépare de la proclamation de l’indépendance. Les passions se sont émoussées, le regard est moins sectaire et la parole historique commence à s’imposer comme une contribution pouvant aider à accéder à un savoir historique qu’il va falloir soumettre à la critique. C’est par une meilleure préparation sur le plan théorique, par un travail de terrain sur le plan pratique et par l’implication scientifique chaque fois de plus en plus grande des chercheurs et des étudiants, que l’on mesurera en fin de course l’impact de pareilles rencontres. Il est d’ores et déjà acquis, que le témoignage oral , soumis à la critique scientifique comme pour toute source écrite d’ailleurs, est plus qu’une source complémentaire dans l’écriture de l’histoire surtout lorsqu’il s’agit de la Guerre de libération nationale. Les acteurs de cette guerre ne sont plus jeunes, il y a urgence en la demeure. C’est ce cri d’alarme que nous avons voulu faire entendre à nos étudiants et aux moudjahidine et aux moudjahidate qui sont invités à livrer leur témoignage, parce que tout simplement ce qu’ils ont vécu entre 1954 et 1962, appartient à l’Histoire à laquelle ils et elles ont contribué.
La polémique sur le contentieux colonial entre l’Algérie et la France continue à envenimer les relations entre les deux pays et maintient toujours une certaine tension diplomatique entre Alger et Paris. Y a-t-il, selon vous, une possibilité de trouver un compromis sur cette question ? Si oui, comment?
Le contentieux entre l’Algérie indépendante et l’ancienne puissance coloniale aurait pu se régler dès les premières années de l’indépendance si la raison politique l’avait emporté sur les passions forgées pour les uns, par les blessures et sacrifices causés par le régime du sabre, pour les autres, par plus de cent trente années de domination sans partage. Un vent d’espoir avait traversé en 1958, les milieux politiques et militaires du GPRA/ FLN-ALN.
De Gaulle, était synonyme d’une fin prochaine de la guerre. Mais le chemin de cette paix tant attendue, tant espérée par les Algériens, passait pour l’homme du 18 juin 1940, par la poursuite de la guerre. Une guerre encore plus sauvage et plus meurtrière que celle engagée par la IVe. République. La symbolique vestimentaire du nouvel homme fort de la France, drapé dans sa tenue de général à chaque apparition à la télévision ou en public, particulièrement en Algérie, était un gage et une menace à la fois. Les négociations auraient pu être écourtées si la volonté de la France de faire la paix, tout de suite, en 1958-1959, en 1960- 1961 l’avait emporté sur la logique de guerre. Bien sûr que l’histoire ne se fait pas à rebours, bien sûr que le «quarteron des généraux félons» est pour beaucoup dans le trop de sang versé entre 1960 et le 19 mars 1962. Le traumatisme laissé par cette guerre est à l’échelle du pays entier. Le traumatisme est encore national. IL suffit pour s’en rendre compte d’évoquer la torture, la ligne Challe et Maurice… Un véritable mur de Berlin psychologique a été élevé de part et d’autre de la Méditerranée, notamment par les suicidaires membres de l’organisation terroriste OAS. Ce mur est-il prêt de tomber ? Non, si l’Algérie continue d’être considérée comme une ancienne colonie. Non, si la France continue de tourner le dos à sa propre histoire. Oui, si l’Algérie se réconcilie avec sa propre histoire. Oui, si la France fait un effort sur elle-même. Non, si l’ancien occupant s’entête à penser que le colonialisme était un bien fait pour les «sales Arabes» que nous étions. Un double effort de vérité est nécessaire de part et d’autre. Le plus gros effort devra être fait par la partie française en sa qualité d’ancienne puissance occupante. La victime est une victime et le bourreau restera un bourreau jusqu’à ce qu’il expie ses crimes. Les enfumades, les massacres du 8 mai 1945, le napalm, la torture, les corvées de bois, les massacres du 17 octobre 1961 à Paris, les expériences nucléaires au Sahara etc., ont été commis au nom de la raison d’Etat. C’est à cet Etat que l’Algérie et les Algériens s’adressent quand ils demandent au premier magistrat de ce pays, indépendamment de son nom et de son appartenance politique, de faire acte de repentance.
Cette demande- revendication, qui puise sa force dans l’histoire, est inscrite depuis longtemps déjà, comme une constance dans les rapports entre l’Algérie et la France. Bien sûr qu’un effort non négligeable a été fait. Le chemin qui reste à faire n’est ni insurmontable ni préjudiciable pour la partie appelée à investir dans l’avenir du dialogue des peuples et des civilisations. Seule compte la volonté de bâtir l’avenir en apurant ses comptes avec son propre passé.
La tenue à la mairie de Paris, ce 6 mai 2009, d’une journée d’étude sur le 8 mai 1945, est un autre pas en avant. Les déclarations confuses qui entretiennent amalgame et quiproquo, à l’image de celle du dernier ambassadeur de France en Algérie, n’arrêteront pas la marche vers la reconnaissance inéluctable du crime colonial en Algérie.
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Entretien réalisé par Halim Boudjou
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