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“.. Un habitant du pays (Marengo), pour qui j’avais des lettres, voulut bien m’inviter à sa table et pourvoir à mon trajet du lendemain. Le maître d’un hôtel garni loueur de voitures, fut à cet effet trouvé, qui me prêta le linge conseillé et me mena lui-même à Tipasa dans un léger tilbury traîné par un bon cheval.
« Ce voyage matinal comptera parmi les plus beaux et les plus délicieux dans la vie d’un touriste qui pourtant connaît Interlaken, Ischia, le Lac Majeur, la Gonque d’Or de Palerme. Il était environ sept heures.. Pas un nuage au ciel, pas un souffle dans l’air. Des brumes opalines estompaient les lointains, accentuaient les plans, et chaque objet, frappé par les rayons encore obliques du soleil, projetait sur le sol brillant de grandes et profondes ombres.
"On sort de Marengo par l’avenue de l’ouest, sous le dôme touffu des platanes qui la bordent ; on passe, sur un pont, le lit tortueux du Meurad, et, moins d’un kilomètre après, tournant brusquement à droite, on prend la direction du nord. Une briqueterie, des récoltes en meule occupent d’abord le regard, et bientôt on entre dans la forêt.
"La forêt de Marengo (Sidi-Sliman) est fameuse. On la cite au loin comme une merveille. Il ne faudrait pas, néanmoins, prendre cet éloge â la lettre. On ne trouvera certes là ni les chênes du Bas-Bréau, larges comme des citadelles, ni les pins de Vizzavona, hauts comme des cathédrales. Mais la subite apparition d’un bois vrai, d’un bois sérieux, après tant de palmiers nains, de lentisques, de chardons, étonne, enchante, ravit et l’on s’imagine aisément n’avoir jamais rien vu de plus beau.
« Il faut ajouter, toutefois, que ni lé Bas-Bréau, ni Vizzavona ne sauraient offrir certains caractères originaux, très curieux, très pittoresques, et particuliers à nos forêts africaines. Ici, toutes sortes d’essences mêlées, serrées, enchevêtrées, l’orme et le chêne-vert grandissant côte à côte, le tremble et le laurier confondant leurs rameaux. Et puis, des parties de forêt, les plus nombreuses, demeurées vierges encore de toute exploitation : broussailles impénétrables avec leurs troncs noyés dans la verdure, leurs branches enguirlandées de lianes et leurs cimes pliant sous le poids des flores parasites.
"Les sections cultivées ne sont pas moins étranges. J’ai noté des sous-bois d’un effet tout inattendu, les troncs de tant d’espèces d’arbres présentant une infinie variété de formes, de grosseurs, de teintes, d’attitudes. Beaucoup gardent encore, en roulés autour d’eux mais flétris et jaunis, les lierres qui les étreignaient et dont le bûcheron a, par un coup de serpe, brusquement tari la sève. Quelques années de plus et la victoire demeurait au reptile. Nombre d’arbres, en effet, portent les traces d’une lutte sourde, lente, mais implacable, qu’ils ont si longtemps soutenue. Ce ne sont que troncs sillonnés, cimes découronnées de leur feuillage, et des futaies de hauteur médiocre, jeunes encore peut-être, offrent déjà l’aspect de la décrépitude.
"La route traverse la forêt en ligne droite. Des ormes çà et là, des charmes, des tamarins se penchent au-dessus, profilant leur verte silhouette sur les fonds bleus du Chenoua qui bordent la perspective. Des oiseaux, par instants, vous croisent, rapides, poussant un cri. C’est non moins riant que splendide. On a pour premier plan,, de chaque côté, des chardons hauts de plusieurs mètres, Carduus giganteus, variété propre à l’Algérie. Ils étaient secs alors, d’un ton gris uniforme, et, comme j’en parlais fort peu respectueusement, mon automédon, qui voulut bien mainte fois joindre à ses fonctions professionnelles le rôle officieux de cicérone, m’apprit que ces cinarées trouvaient leur utile emploi, que les Indigènes les appelaient "roseaux des broussailles" et en tiraient des lattes pour les gourbis. Mais là ne devait pas, ajouta-t-il, se concentrer mon attention ; déjà commençaient à paraître les vestiges du grand aqueduc qui, du temps des Romains, alimentait Tipasa.
"La forêt finit trop vite. On voudrait n’en jamais sortir. N’ayez crainte, amateurs de belles perspectives, vous serez bientôt consolés. Un pays très accidenté lui succède. Ce ne sont que ravins, fondrières, torrents. Quatre cours d’eau : la Bou-Rkika, le Bou-Haroun, le Bou-Yersen et le Bou-Ismaden zigzaguent, se côtoient, se confondent au gré d’une fantaisie extravagante, insensée. On traverse d’abord le Bou-Haroun en un site qui doit avoir laissé bien des regrets à l’artiste contraint de voir au galop et de passer outre. Des Salvador Rosa tout faits ! Trouver un gîte là, pouvoir y vivre plusieurs jours, quel rêve, quel enchantement ! Mais la voiture nous emporte.
"On franchit après, et non moins ravi, le Bou-Yersen sur un solide pont à trois arches, entre des talus d’argile grise et des escarpements de rochers hauts et droits comme des remparts, avec leurs bastions d’oliviers et leurs créneaux de térébinthes. Ces trois torrents réunis, la Bou-Rkika, le Bou-Haroun et le Bou-Yersen, prennent un peu en aval, après leur jonction avec le Bou-Ismaden, le nom d’Oued Nador. Le Nador, plus encaissé, plus profond, plus pittoresque encore que ses affluents, ne tarit jamais. On y trouve l’eau courante même à la fin des étés les plus secs, Nous le passons à gué, dans un fond vraiment indescriptible .Il s’écarte ensuite de la route et va jeter, à quelques kilomètres des là ses précieuses eaux dans la mer.
« Remarquons, au sortir de ces parages tourmentés, plusieurs pieds d’aubépine d’une grosseur peu commune : tronc droit et tête arrondie, de vrais arbres ; reposons-nous de nos extases en traversant les terres emblavées de la ferme Durand, et déplorons la stupidité sauvage des incendiaires dont la torche a privé de leur verte parure les coteaux (Bou-fadel) qui nous environnent. Partout, sur leurs flancs, à leur crête, des arbres dépouillés et noirs, des squelettes. "Les ondulations du sol recommencent après la ferme Durand, et nous entrons dans un autre domaine, celui de M, Trémaux, propriétaire, colon, cultivateur, archéologue, homme du monde, adjoint, pour qui j’ai des lettres, et dont l’accueil doit puissamment influer sur la suite de mon expédition. Grave question, cet accueil. Que d’indiscrets déjà peuvent en avoir abusé ! La patience a des bornes.
"Chaque pas nous rapproche du Chenoua dont les contreforts modèlent, sur notre gauche, des embrasures de vallées. L’une d’entre elles surtout ! Des bosquets de pins, des prairies, des gorges mystérieuses. 0 le ravissant exil ! Le Bou-Kellenen coule au fond et prête ses bords au chemin arabe du littoral. Rien de sauvage, dit-on, Comme ce chemin qui, le col de Sidi-Moussa franchi, redescend vers le versant méridional de l’oued El-Achem et va se confondre avec la route de Cherchell, un peu au-dessus de Zurich, entre ce bourg et l’aqueduc romain.
"Devant nous, à l’extrême horizon, une bande d’azur apparaît par instants, se cache, reparaît, s’élargit ; c’est la mer. Nous courons droit vers elle, mais avant de l’atteindre, laissant à gauche les vastes bâtiments de la grande ferme Trémaux, nous tournons brusquement le dos au Chenoua, et bientôt s’offrent à nos yeux les ruines de Beled-el-Madoun (La Haute, en langue kabyle), Tfaced (La Tombée, suivant les Arabes), P’tit Bazar (idiotisme local), bref, les ruines de Tipasa.
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Charles DESPREZ, artiste peintre (1871)
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