.
Albert Camus est le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec
quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale. Comme
Jane Austen (1)
un siècle plus tôt, c’est un romancier dont les œuvres ont laissé
échapper les réalités impériales qui s’offraient si clairement à son
attention. (...)
Camus joue un rôle particulièrement important dans les sinistres
sursauts colonialistes qui accompagnent l’enfantement douloureux de la
décolonisation française du XXe siècle. C’est une figure impérialiste
très tardive : non seulement il a survécu à l’apogée de l’empire, mais
il survit comme auteur « universaliste », qui plonge ses racines dans
un colonialisme à présent oublié. (...)
Le parallèle frappant entre Camus et George Orwell (2),
c’est qu’ils sont tous deux devenus dans leur culture respective des
figures exemplaires dont l’importance découle de la puissance de leur
contexte indigène immédiat qu’ils paraissent transcender. C’est dit à
la perfection dans un jugement sur Camus qui survient presque à la fin
de l’habile démystification du personnage à laquelle se livre Conor
Cruise O’Brien, dans un livre qui ressemble beaucoup à l’étude de
Raymond Williams sur Orwell (et paru dans la même collection, les
« Modern Masters » (3).
O’Brien écrit : « Il est probable qu’aucun auteur européen de son
temps n’a si profondément marqué l’imaginaire et aussi la conscience
morale et politique de sa propre génération et de la suivante. Il était
intensément européen parce qu’il appartenait à la frontière de l’Europe
et était conscient d’une menace. La menace lui faisait aussi les yeux
doux. Il a refusé, mais non sans lutte. Aucun autre écrivain, pas même
Conrad, n’est plus représentatif de l’attention et de la conscience
occidentale à l’égard du monde non occidental. Le drame interne de son
œuvre est le développement de cette relation, sous la montée de la
pression et de l’angoisse. »
(...) De plus, Joseph Conrad et Camus ne sont pas les
représentants d’une réalité aussi impondérable que la « conscience
occidentale », mais bien de la domination occidentale sur le monde non
européen. Conrad exprime cette abstraction avec une force qui ne trompe
pas, dans son essai Geography and Some Explorers (4).
Il y célèbre l’exploration de l’Arctique par les Britanniques puis
conclut sur un exemple de sa propre « géographie militante » : « J’ai
posé le doigt au beau milieu de la tache, alors toute blanche, qu’était
l’Afrique, et j’ai déclaré : “Un jour j’irai là-bas.” » Il y est allé, bien sûr, et il reprend le geste dans Au cœur des ténèbres.
Le colonialisme occidental, qu’O’Brien et Conrad se donnent tant de
mal pour décrire, est, premièrement, une pénétration hors des
frontières européennes et dans une autre entité géographique.
Deuxièmement, il ne renvoie nullement à une « conscience occidentale »
anhistorique « à l’égard du monde non occidental » : l’écrasante
majorité des indigènes africains et indiens ne rapportaient pas leurs
malheurs à la « conscience occidentale », mais à des pratiques
coloniales très précises comme l’esclavage, l’expropriation, la
violence des armes. C’est une relation laborieusement construite où la
France et la Grande-Bretagne s’autoproclamaient l’« Occident » face aux
peuples inférieurs et soumis du « non-Occident », pour l’essentiel
inerte et sous-développé. (...)
O’Brien use aussi d’un autre moyen pour tirer
Camus de l’embarras où il l’a mis : il souligne que son expérience
personnelle est privilégiée. Tactique propre à nous inspirer pour lui
quelque sympathie, car, si regrettable qu’ait été le comportement
collectif des colons français en Algérie, il n’y a aucune raison d’en
accabler Camus. L’éducation entièrement française qu’il a reçue là-bas
- bien décrite dans la biographie de Herbert Lottman (5)
- ne l’a pas empêché de rédiger, avant-guerre, un célèbre rapport sur
les malheurs locaux, dus pour la plupart au colonialisme français.
Voici donc un homme moral dans un contexte immoral. Et le centre
d’intérêt de Camus, c’est l’individu dans un cadre social : c’est aussi
vrai de L’Etranger que de La Peste et de La Chute.
Ses valeurs, ce sont la conscience de soi, la maturité sans illusion,
la fermeté morale quand tout va mal. Mais, sur le plan méthodologique,
trois opérations s’imposent.
La première, c’est d’interroger et de déconstruire le cadre géographique que retient Camus pour L’Etranger (1942), La Peste (1947) et son recueil de nouvelles (du plus haut intérêt) L’Exil et le Royaume (1957).
Pourquoi l’Algérie, alors qu’on a toujours considéré que les deux
premières œuvres citées renvoyaient surtout à la France, et plus
particulièrement à son occupation par les nazis ?
Allant plus loin que la plupart des critiques, O’Brien observe que
le choix n’est pas innocent : bien des éléments de ces récits (par
exemple le procès de Meursault [dans L’Etranger]) constituent une
justification furtive ou inconsciente de la domination française, ou
une tentative idéologique de l’enjoliver. Mais chercher à établir une
continuité entre l’auteur Camus, pris individuellement, et le
colonialisme français en Algérie, c’est d’abord nous demander si ses
textes sont liés à des récits français antérieurs ouvertement
impérialistes. (...)
La seconde opération méthodologique porte sur le type de données
nécessaires à cet élargissement de perspective, et sur une question
voisine : qui interprète ?
Un critique européen intéressé par l’histoire dira probablement que
Camus représente l’impuissance tragique de la conscience française face
à la crise de l’Europe, à l’approche d’une de ses grandes fractures. Si
Camus semble avoir considéré qu’on pouvait maintenir et développer les
populations de colons au-delà de 1960 (l’année de sa mort), il avait
tout simplement tort historiquement puisque les Français ont abandonné
l’Algérie et toute revendication sur elle deux ans plus tard seulement.
Lorsque son œuvre évoque en clair l’Algérie contemporaine, Camus
s’intéresse en général aux relations franco-algériennes telles qu’elles
sont, et non aux vicissitudes historiques spectaculaires qui
constituent leur destin dans la durée. Sauf exception, il ignore ou
néglige l’histoire, ce qu’un Algérien, ressentant la présence française
comme un abus de pouvoir quotidien, n’aurait pas fait. Pour un
Algérien, 1962 représentera probablement la fin d’une longue et
malheureuse époque inaugurée par l’arrivée des Français en 1830, et
l’ouverture triomphale d’une ère nouvelle. Interpréter du même point de
vue les romans de Camus, ce serait voir en eux, non des textes qui nous
informent sur les états d’âme de l’auteur, mais des éléments de
l’histoire de l’effort français pour rendre et garder l’Algérie
française.
Il faut donc comparer les assertions et présupposés de Camus sur
l’histoire algérienne avec les histoires écrites par des Algériens
après l’indépendance, afin d’appréhender pleinement la controverse
entre le nationalisme algérien et le colonialisme français. Et il
serait juste de rattacher son œuvre à deux phénomènes historiques :
l’aventure coloniale française (puisqu’il la postule immuable) et la
lutte acharnée contre l’indépendance de l’Algérie. Cette perspective
algérienne pourrait bien « débloquer » ce que l’œuvre de Camus
dissimule, nie ou tient implicitement pour évident.
Enfin, étant donné l’extrême densité des textes de Camus,
l’attention au détail, la patience, l’insistance sont
méthodologiquement cruciales. Les lecteurs associent d’emblée ses
romans aux romans français sur la France, non seulement en raison de
leur langue et des formes qu’ils semblent hériter d’aussi illustres
prédécesseurs qu’Adolphe et Trois contes (6),
mais aussi parce que leur cadre algérien paraît fortuit, sans rapport
avec les graves problèmes moraux qu’ils posent. Près d’un demi-siècle
après leur publication, ils sont lus comme des paraboles de la
condition humaine.
C’est vrai, Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé
et paraît sans histoire, et bien sûr sans père ni mère. Certes, ce sont
aussi des Arabes qui meurent de la peste à Oran, mais ils ne sont pas
nommés non plus, tandis que Rieux et Tarrou sont mis en avant. Et l’on
doit lire les textes pour la richesse de ce qui s’y trouve, non pour ce
qui en a été éventuellement exclu. Mais justement. Je voudrais
souligner qu’on trouve dans les romans de Camus ce qu’on en croyait
autrefois évacué : des allusions à cette conquête impériale
spécifiquement française, commencée en 1830, poursuivie de son vivant,
et qui se projette dans la composition de ses textes.
Cette entreprise n’est pas inspirée par la vengeance. Je n’entends
pas reprocher rétrospectivement à Camus d’avoir caché dans ses romans
certaines choses sur l’Algérie qu’il s’efforce longuement d’expliquer,
par exemple, dans les divers textes des Chroniques algériennes.
Mon objectif est d’examiner son œuvre littéraire en tant qu’élément de
la géographie politique de l’Algérie méthodiquement construite par la
France sur plusieurs générations. Cela pour mieux y voir un reflet
saisissant du conflit politique et théorique dont l’enjeu est de
représenter, d’habiter et de posséder ce territoire - au moment précis
où les Britanniques quittaient l’Inde. L’écriture de Camus est animée
par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait
sans force, qui refait le geste impérial en usant d’un genre, le roman
réaliste, dont la grande période en Europe est depuis longtemps passée. (...)
Souvenons-nous. La révolution algérienne a été officiellement
annoncée et déclenchée le 1er novembre 1954. Le massacre de Sétif,
grande tuerie de civils algériens par des soldats français, est de mai
1945. Et les années précédentes, celles où Camus écrivait L’Etranger,
ont été riches en événements ponctuant la longue et sanglante histoire
de la résistance algérienne. Même si, selon tous ses biographes, Camus
a grandi en Algérie en jeune Français, il a toujours été environné des
signes de la lutte franco-algérienne. Il semble en général les avoir
esquivés, ou, dans les dernières années, traduits ouvertement dans la
langue, l’imagerie et la vision géographique d’une volonté française
singulière de disputer l’Algérie à ses habitants indigènes musulmans.
En 1957, François Mitterrand déclarait sans ambages, dans son livre Présence française et abandon (7) : « Sans Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXe siècle. »
Pour situer Camus en contrepoint sur l’essentiel (et non sur une
petite partie) de son histoire réelle, il faut connaître ses vrais
prédécesseurs français, ainsi que l’œuvre des romanciers, historiens,
sociologues et politologues algériens d’après l’indépendance.
Aujourd’hui, une tradition eurocentrique parfaitement déchiffrable et
persistante refoule toujours dans l’interprétation ce qui, sur
l’Algérie, était refoulé par Camus (et Mitterrand), et refoulé par les
personnages de ses romans. Quand, dans les dernières années de sa vie,
Camus s’oppose publiquement, et même violemment, à la revendication
nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le droit-fil de
la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de sa
carrière littéraire, même si ses propos font alors tristement écho à la
rhétorique officielle anglo-française de Suez.
Ses commentaires sur le « colonel Nasser », sur l’impérialisme arabe
et musulman, nous sont familiers, mais le seul énoncé politique, d’une
intransigeance totale, qu’il consacre à l’Algérie dans ce texte
apparaît comme un résumé sans nuance de tout ce qu’il a écrit
antérieurement : « En ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance
nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu
encore de nation algérienne. Les juifs, les Turcs, les Grecs, les
Italiens, les Berbères auraient autant de droit à réclamer la direction
de cette nation virtuelle. Actuellement, les Arabes ne forment pas à
eux seuls toute l’Algérie. L’importance et l’ancienneté du peuplement
français en particulier suffisent à créer un problème qui ne peut se
comparer à rien dans l’histoire. Les Français d’Algérie sont eux aussi
et au sens fort du terme des indigènes. Il faut ajouter qu’une Algérie
purement arabe ne pourrait accéder à l’indépendance économique sans
laquelle l’indépendance politique n’est qu’un leurre. (...) »
Le paradoxe est que partout où, dans ses romans et descriptions,
Camus en parle, la présence française en Algérie est rendue soit comme
un thème narratif extérieur, une essence échappant au temps et à
l’interprétation, soit comme la seule histoire qui mérite d’être
racontée en tant qu’histoire. Quelle différence d’attitude et de ton
dans le livre de Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie (8), publié, comme L’Exil et Le Royaume,
en 1958 : ses analyses réfutent les formules à l’emporte-pièce de Camus
et présentent franchement la guerre coloniale comme l’effet d’un
conflit entre deux sociétés. C’est cet entêtement de Camus qui explique
l’absence totale de densité et de famille de l’Arabe tué par
Meursault ; et voilà pourquoi la dévastation d’Oran est implicitement
destinée à exprimer non les morts arabes (qui, après tout, sont celles
qui comptent démographiquement), mais la conscience française. (...)
On dispose d’une excellente recension des nombreux postulats sur les
colonies françaises que partagent les lecteurs et critiques de Camus.
Une étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires
français, de la première guerre mondiale au lendemain de la seconde (9),
note que ces manuels comparent favorablement l’administration coloniale
de la France à celle de la Grande-Bretagne : ils laissent entendre que
les possessions françaises sont gouvernées sans les préjugés et le
racisme des Britanniques. Dans les années 30, ce thème est
inlassablement répété.
Quand il est fait allusion à l’usage de la violence en Algérie, par
exemple, la formulation donne à croire que les forces françaises ont
été obligées de prendre des mesures déplaisantes pour répondre à des
agressions de la part des indigènes « poussés par leur ardeur religieuse et par l’attrait du pillage ».
L’Algérie est toutefois devenue « une nouvelle France », prospère,
dotée d’excellentes écoles, d’hôpitaux, de routes. Même après
l’indépendance, l’image de l’histoire coloniale de la France reste
essentiellement constructive : on pense qu’elle a posé les bases de
liens « fraternels » avec les anciennes colonies.
Mais ce n’est pas parce qu’un seul point de vue paraît pertinent à
un public français, ou parce que la dynamique complète de
l’implantation coloniale et de la résistance indigène flétrit
regrettablement le séduisant humanisme d’une grande tradition
européenne, qu’il faut suivre ce courant d’interprétation et accepter
les constructions et images idéologiques.
J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus
intègrent, récapitulent sans compromis et, à bien des égards, supposent
un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des
attitudes et références géographiques impériales de la France, cela
rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de
son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins
personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de
finesse et d’ironie contrôlée - tout cela se nourrit de l’histoire de
la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision
soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion.
Une fois de plus, la relation entre géographie et lutte politique
doit être réanimée à l’endroit précis où, dans les romans, Camus la
recouvre d’une superstructure qui, écrit élogieusement Sartre, nous
plonge dans le « climat de l’absurde ». Tant L’Etranger que La Peste
portent sur des morts d’Arabes, des morts qui mettent en lumière et
alimentent silencieusement les problèmes de conscience et les
réflexions des personnages français.
Municipalités, système judiciaire, hôpitaux, restaurants, clubs,
lieux de loisirs, écoles - toute la structure de la société civile,
présentée avec tant de vie, est française, bien qu’elle administre
surtout une population non française. L’homologie de ce qu’écrivent à
ce sujet Camus et les livres scolaires est frappante. Ses romans et
nouvelles racontent les effets d’une victoire remportée sur une
population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à la terre
ont été durement restreints. Camus confirme donc et raffermit la
priorité française, il ne condamne pas la guerre pour la souveraineté
livrée aux musulmans algériens depuis plus d’un siècle, il ne s’en
désolidarise pas.
Au centre de l’affrontement, il y a la lutte armée, dont les
premiers grands protagonistes sont le maréchal Théodore Bugeaud et
l’émir Abd El-Kader. Le premier est un militaire intraitable qui, dans
sa sévérité patriarcale envers les indigènes, commence en 1836 par un
effort pour les discipliner et finit une dizaine d’années plus tard par
une politique de génocide et d’expropriation massive. Le second est un
mystique soufi et guérillero infatigable, qui ne cesse de regrouper,
reformer, remobiliser ses troupes contre un envahisseur plus fort et
plus moderne.
Quand on lit les documents de l’époque - les lettres, proclamations
et dépêches de Bugeaud (réunies et publiées à peu près au même moment
que L’Etranger), ou une édition des poèmes soufis d’Abd ElKader
(...), ou encore la remarquable reconstruction de la psychologie de la
conquête par Mostafa Lacheraf, dirigeant du Front de libération
nationale (FLN) et professeur à l’université d’Alger après
l’indépendance, à partir des journaux et lettres français des années
1830 et 1840 (10) -, on perçoit la dynamique qui rend inévitable l’amoindrissement de la présence arabe chez Camus.
Le cœur de la politique militaire française telle que l’avaient mise
au point Bugeaud et ses officiers, c’était la razzia, le raid punitif
sur les villages, maisons, récoltes, femmes et enfants des Algériens. « Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer »,
avait ordonné Bugeaud. Lacheraf donne un échantillon de l’état
d’ivresse poétique que ne cessent d’exprimer les officiers français à
l’œuvre : enfin ils avaient l’occasion de faire la « guerre à outrance »,
sans morale, sans nécessité. Le général Changarnier décrit l’agréable
distraction qu’il octroie à ses soldats en les laissant razzier de
paisibles villages ; ce type d’activité est enseigné par les Ecritures, dit-il, Josué et d’autres grands chefs dirigeaient « de bien terribles razzias »
et étaient bénis par Dieu. La ruine, la destruction totale,
l’implacable brutalité sont admises non seulement parce qu’elles sont
légitimées par Dieu, mais aussi parce que - formule inlassablement
répétée de Bugeaud à Salan - « les Arabes ne comprennent que la force brutale ».
Certains, comme Tocqueville, qui par ailleurs critiquait sévèrement
la politique américaine à l’égard des Noirs et des Indiens, estimaient
que le progrès de la civilisation européenne nécessitait de faire subir
des cruautés aux musulmans. Dans la pensée de Tocqueville, « conquête
totale » devient synonyme de « grandeur française ». L’islam, c’est « la
polygamie, la séquestration des femmes, l’absence de toute vie
publique, un gouvernement tyrannique et ombrageux qui force de cacher
sa vie et rejette toutes les affections du cœur du côté de l’intérieur
de la famille ». Et, croyant que les indigènes sont des nomades, il estime que « tous
les moyens de désoler les tribus doivent être employés. Je n’excepte
que ceux que l’humanité et le droit des nations réprouvent (11) ». (...)
Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les
traditions, langages et stratégies discursives de l’appropriation
française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus
raffinée à cette « structure de sentiments » massive. Mais, pour
discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une
transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un
public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à
ce département français du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe
est inintelligible.
Mais les cérémonies de noces avec le territoire - célébrées par
Meursault à Alger, par Tarrou et Rieux enfermés dans les murs d’Oran,
par Janine une nuit de veille au Sahara - incitent paradoxalement le
lecteur à s’interroger sur la nécessité de ces réaffirmations. Quand la
violence du passé français est ainsi rappelée par inadvertance, ces
cérémonies deviennent, en raccourci extrêmement condensé, des
commémorations de la survie d’une communauté sans perspective qui n’a
nulle part où aller.
L’impasse de Meursault est plus radicale que celle des autres. Car,
même si nous supposons que ce tribunal qui sonne faux continue
d’exister (curieux endroit pour juger un Français meurtrier d’un Arabe,
note à juste titre Conor Cruise O’Brien), Meursault lui-même comprend
que tout est fini ; c’est enfin le soulagement - dans la bravade : « J’avais
eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu
de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci
et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que
j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu
pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais
justifié. »
Plus de choix ici, plus d’alternative. La voie de la compassion est
barrée. Le colon incarne à la fois l’effort humain très réel auquel sa
communauté a contribué et le refus paralysant de renoncer à un système
structurellement injuste. La conscience de soi suicidaire de Meursault,
sa force, sa conflictualité ne pouvaient venir que de cette histoire et
de cette communauté-là. A la fin, il s’accepte tel qu’il est - et il
comprend aussi pourquoi sa mère, enfermée dans un asile de vieillards,
a décidé de se remarier. « Elle avait joué à recommencer (...) si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. »
Nous avons fait ici ce que nous avons fait, donc refaisons-le. Cette
obstination froide et tragique se mue en faculté humaine de se
reproduire sans faiblir. Pour les lecteurs de Camus, L’Etranger
exprime l’universalité d’une humanité existentiellement libre, qui
oppose un insolent stoïcisme à l’indifférence du cosmos et à la cruauté
des hommes.
Resituer L’Etranger dans le nœud géographique où prend
naissance sa trajectoire narrative, c’est voir en ce roman une forme
épurée de l’expérience historique. Tout comme l’œuvre et le statut
d’Orwell en Angleterre, le style dépouillé de Camus et sa sobre
description des situations sociales dissimulent des contradictions
d’une complexité redoutable, et qui deviennent insolubles si, comme
tant de ses critiques, on fait de sa fidélité à l’Algérie française une
parabole de la condition humaine. Tel est encore le fondement de sa
renommée sociale et littéraire.
Pourtant, il n’a cessé d’exister une autre voie, plus difficile et
stimulante : juger, puis refuser la mainmise territoriale et la
souveraineté politique de la France, qui interdisaient de porter sur le
nationalisme algérien un regard compréhensif. Dans ces conditions, il
est clair que les limites de Camus étaient paralysantes, inacceptables.
Comparés à la littérature de décolonisation de l’époque, française ou
arabe - Germaine Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet -, ses
récits ont une vitalité négative, où la tragique densité humaine de
l’entre prise coloniale accomplit sa dernière grande clarification
avant de sombrer. En émane un sentiment de gâchis et de tristesse que
nous n’avons pas encore entièrement compris. Et dont nous ne sommes pas
tout à fait remis.
(1)
Ecrivain britannique (1775-1817). Ses œuvres complètes viennent de
paraître dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris,
1 112 pages, 325 F.
(2) Lire François Brune, « Rebelle à Big Brother », Le Monde diplomatique, octobre 2000.
(3) Conor Cruise O’Brien, Albert Camus, Viking, New York, 1971.
(4) Joseph Conrad, Last Essays, Geography and some Explorers, J. M. Dent, Londres, 1926.
(5) Herbert Lottman, Camus, Seuil, Paris, 1985.
(6) Benjamin Constant, Adolphe, Gallimard, Paris, 1973 ; Gustave Flaubert, Trois contes, Seuil, Paris, 1993.
(7) François Mitterrand, Présence française et abandon, Plon, Paris, 1957.
(8) Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, PUF, Paris, 1985, rééd.
(9) Manuela Semidei, « De l’Empire à la décolonisation à travers les manuels scolaires », Revue française de sciences politiques, vol. 16, n° 1, février 1966.
(10) Mostepha Lacheraf, L’Algérie : nation et société, Maspero, Paris, 1965.
(11) Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes, t. V, Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie, Gallimard, Paris, 1958.
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Edward W. Said - Le Monde diplomatique de novembre 2000
Décédé en septembre 2003, Edward W. Said était professeur de littérature comparée à l’université Columbia (Etats-Unis
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