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Parler aujourd’hui de L’Etranger semblerait désuet. Il n’en est rien : Camus suscite toujours un immense intérêt. Colloques et travaux universitaires, partout dans le monde, n’ont de cesse de le célébrer. Et l’homme et l’œuvre en effet ont été au cœur des tensions, sans doute les plus bouleversantes que l’histoire ait jamais eu à enregistrer. De là, en tout cas, mon intérêt pour l’écrivain et ma relecture de son texte.
Si l’on se réfère à Mikhaïl Bakhtine[1], ni les personnages ni leurs logiques ne doivent faire office de porte-parole, encore moins se substituer à l’instance créatrice. Car ils appartiennent au système narratif et, comme tels, sensés s’associer aux réseaux descriptifs, aux strates qui composent le texte, à toutes sortes d’ingrédients. Leurs actions, pour antagoniques qu’elles soient, caressent une même perspective qui n’est que de tendre vers une signifiance générale. Or face à certaines œuvres, au nombre desquelles figure L’Etranger d’Albert Camus, cette conception est souvent abandonnée par la critique. De multiples raisons entre en ligne de compte, dont nous rappellerons brièvement quelques-unes ci-après.
D’apparence simple et limpide, ce récit développe deux dialectiques contradictoires. D’une part, il donne l’air de pratiquer l’art de l’esquive, de prôner l’inadmissible à travers un narrateur apathique, soupçonneux, menant une vie dénuée de toute ambition, replié sur lui-même, peu enclin au partage et incapable de communier avec le monde. D’autre part – sur un plan plutôt auctoral –, il affiche une propension évidente à aller vers une parole sans fards ni préétablis. La vanité, l’excès d’autorité, les valeurs archaïques bourgeoises et religieuses se heurtent ici à une écriture qui les dénonce de sa dérision. Autant de tendances significatives de gêne, de non-dits, de motivations obscures. Ainsi conçu de façon problématique tant par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas, le texte acquiesce et prête le flanc aux démonstrations subjectives. A tel point que certains croient reconnaître en Meursault le double parfait de Camus, mettent sur le compte de celui-ci un crime commis par un être de papier.
A partir de là, le sens de l’histoire racontée s’écarte de sa vocation originale. Sens qui, en premier lieu, réside dans une pluralité de perspectives et entend répondre à une tension située en amont du projet d’écriture. L’objectif visé : montrer comment un ordre pétri de désinvolture peut déshumaniser et faire se replier dans la haine de soi et de l’Autre. La période qui a donné naissance au récit, l’a inspiré à l’auteur, est saturée de signes que les regards forcément appréhendent différemment. Les enjeux de la critique et ses nombreux préconçus, fréquemment mis en avant, estompent l’écart pris par Camus vis-à-vis de l’être colonial. L’on s’attarde ainsi si peu ou pas du tout sur les facteurs qui acculent à la désespérance ; l’on rend inenvisageables le programme comme les objectifs du récit. Cela alors que et écart est intéressant à étudier : l’analyse textuelle confirme sa réalité et le montre dans sa forme pluridimensionnelle. Il est aussi bien de nature technique qu’esthétique, psychologique, morale, idéologique, stratégique ou caractéristique de la dimension libertaire de l’art.
A ce propos, et pour ne retenir que celle-ci, la faculté de l’art est de s’affranchir toujours de la société qui lui octroie ses moyens et ses prétextes. Il peut même se défaire de la tutelle du créateur. Aussi étonnant que cela paraîtrait, celui-ci n’est en réalité que ce point de friction commun à la société et à la tension dite originelle. Soit le lieu précis de l’éclat, de la déchirure, du fracas, de la douleur et en effet de la conscience. Non seulement l’auteur règle ses comptes avec la société mais, souvent et à son insu propre, avec lui-même – l’individuel et le collectif n’étant pas sans se refléter. Seuls en donc triomphent le temps condensé et l’histoire : l’art nous exprime à travers nos conflits avec le monde et nous-mêmes, nos contrariétés, nos confusions, notre impuissance. Son authenticité, et peut-être aussi sa vérité, résident en cela : son indépendance. Il est dans cet écart que prend l’auteur vis-à-vis de sa société, échappant à l’un comme à l’autre mais non sans puiser préalablement dans leurs mésententes l’exigence d’une éthique ou les perspectives d’un compromis.
Quel autre sens donner à cet écart est ? Il n’est pas seulement un recul vis-à-vis de soi ni seulement ce qui témoigne du peu de crédit accordé à l’institution coloniale. Sa réalité réside dans des espérances contrecarrées, consiste aussi dans un souci d’esthétique et de message à faire passer sans avoir à courir aucun risque. Le fait de devoir se justifier un jour ou l’autre, la crainte possible d’être qualifié de renégat, crainte qu’on retrouve chez nombre d’écrivains, rendent difficile l’entreprise d’exprimer ses reproches avec franchise et netteté. Les silences et les non-dits représentent autant de pièces vacantes dans le puzzle que d’interdits à déjouer. La concision de L’Etranger lui prête l’aspect d’une parole pressée de conclure, d’un essai soucieux de mener à bon port la bonne parole. Se frayer un passage : voilà en fait une décision qui aura coûté à l’écriture camusienne bien des détours. Parce que ce récit est concis et condensé, il faudrait pour cerner toutes ses dynamiques se garder de s’en remettre aux commentaires univoques, en soi sélectifs, amputés et arbitraires ; ceux-ci focalisent les regards sur les traits déjà suffisamment grossis par l’œuvre. Or seule une démarche qui réunit l’ensemble des dimensions – historique, psychologique, psychanalytique, philosophique, sociale, culturelle, artistique, symbolique, politique – peut convaincre L’Etranger de laisser traduire les silences de son dire.
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Le sentiment de la faute
Démontrer
l’existence de l’écart auteur/narrateur équivaut tant à délimiter les
sphères dévolues à chacun d’eux qu’à repérer les endroits de leurs
articulations. Le mieux, à cet effet, serait de partir d’un trait
psychologique ayant pour fondements la société ou la famille. Tel, en
effet, est ce qui apparaît dès l’instant où l’on brosse le portrait de
Meursault : il est toujours sur le qui-vive et toujours prêt à se
justifier. Ses gestes fussent-ils les plus anodins, il les tient pour
répréhensibles. Il ne s’autorise nulle dérive ni extravagance ; en
revanche, il est sujet à d’intraitables auto-reproches. Ainsi, quand
son patron l’a fait appeler – pour une promotion –, a-t-il été inquiété
sur le moment. Il a pensé qu’il allait lui dire de moins téléphoner et
de mieux travailler[2].
Il pare ainsi à l’éventualité d’être pris en faute, laissant soupçonner
qu’il est sous l’emprise d’une peur ou d’un sentiment de culpabilité.
Aussitôt, la question se pose de savoir si Camus partagerait ce trait avec son personnage. Et si, dans le cas affirmatif, une éducation rigide ou inhibitive ne serait pas en cause. Il faut remonter à la prime enfance pour en déceler des signes et des correspondances. Sa biographie, dès lors, signale que les conditions de l’époque sont extrêmement pénibles. Le décès de son père a lieu à moins d’un an de sa venue au monde. Et sa famille vit pauvrement. Ce sont là, justement – si l’on a à expliquer les frustrations d’un enfant –, autant d’éléments d’analyse qu’il faut privilégier. Dans ce cas, certes, le décès du père peut suggérer que la figure du patron n’est pas résolument paternelle, mais il n’en demeure pas moins qu’elle est surmoïque et substitutive : l’enfant Camus a eu à répondre de ses gestes face à une grand-mère autoritaire. Son inconscient n’a pas pu ne pas tenir compte de sa tyrannique suspicion. Entre autres, le marquant épisode de la pièce de deux francs, rapporté dans Le Premier homme[3], qui lui vaut honte et remords.
Les malaises se ressemblent dans lesquels l’auteur et le personnage donnent l’air de s’engluer. Cependant ce malaise de Camus recoupe bien un autre malaise, celui du même Camus mais ici face à l’image de l’Arabe. Celle-là, on la retrouve tant dans L’Etranger que dans L’Hôte, La Femme adultère ou Le Premier homme dans sa forme harcelante ; et, du reste, récurrente. Elle signifie une re-figuration de soi où, selon les mots de Paul Ricœur, l’auteur est à son histoire personnelle tout à la fois un lecteur et un scripteur[4]. Une telle posture permet de se détacher de soi, de se regarder objectivement pour comprendre la nature véritable de son trouble. Pour faire court, et sur un plan humain : le Même ainsi est transmué en l’Autre de Moi. Raymond, ami et voisin de Meursault, dans le récit qui nous concerne, lui-même redoute de se trouver nez à nez avec un groupe d’Arabes. Il faut dire qu’il est maquereau et qu’il maltraite sa maîtresse – sœur de l’un d’eux. Au passage, l’identité arabe de la fille prostituée mérite d’être soulignée. De la sorte, Raymond ne saurait jouer d’autre rôle que celui d’une brute. Il a à rendre des comptes aussi bien pour sa brutalité que pour son attitude de spoliateur. Il symbolise le côté tant décrié et si peu noble de la posture coloniale – précisément, le côté où la morale et l’altruisme ont cessé d’exister. Mais de par son conflit avec des Arabes, il incarne aussi un des aspects de la susceptibilité de l’auteur lui-même. Il est clair, alors, que cette susceptibilité a un lien avec un sentiment de la faute ou même avec le fait que dans l’entendement de l’Autre cela impose réparation.
Le récit réunit les destins de Meursault et Raymond pour ainsi conjuguer deux plans de la culpabilité coloniale. Raymond est coupable, sans l’ombre d’un doute. Meursault, lui, pas encore : à la phase première de la narration, il l’est par identification et dans une moindre mesure par son caractère influençable. L’histoire personnelle du narrateur-auteur fait partie d’une trame générale et ancienne. L’on sent qu’il est pris dans la gangue d’un sordide conflit mais, d’une certaine façon, il se croit pleinement concerné. En vérité, il hérite du temps ce sur quoi va se fonder sa logique de tuer un des Arabes. Car cette influence ou ce poids de la communauté – ainsi que nous le rappelle C. G. Jung – ne sont pas sans des conséquences sur l’intégrité morale de l’individu :
Plus
une communauté est nombreuse, plus la sommation des facteurs
collectifs, qui est inhérente à la masse, se trouve accentuée au
détriment de l’individu par le jeu des préjugés conservateurs ; plus
aussi l’individu se sent moralement et spirituellement anéanti, ce qui
tarit ainsi la seule source possible du progrès moral et spirituel
d’une société. Dès lors, naturellement, seuls prospéreront la société
et ce qu’il y a de collectif dans l’individu[5].
Voilà
qui atteste d’un ascendant très fort de la société sur l’individu, qui
en même temps conçoit l’individuel et le collectif de nature à
développer les mêmes ambitions, les mêmes illusions, les mêmes vanités,
les mêmes égoïsmes. De cette communauté des destins, s’établissent,
sous des formes très diverses, d’implicites contrats. Ce qui nous porte
à établir un parallèle entre le revolver que Meursault utilise pour son
forfait et la plume que Camus doit engager – plus tard – pour justifier
sinon la domination elle-même du moins la présence française en
Algérie. Car, n’oublions pas, il a défendu jusqu’à sa mort en 1960 la
perspective d’une Algérie française – mettant en garde contre tout
ralliement au panarabisme ‘’dangereux et rétrograde’’ instigué par
Nasser et les mouvements de gauche communiste. Pareillement, la
déposition de Meursault au commissariat[6], qui innocente Raymond, cadre tout à fait avec une logique voulant que l’on supporte infailliblement les siens.
Meursault de ce fait – comme Raymond – laisse percevoir des facettes de Camus. Trouvons là une tendance de l’auteur et, comme dans toute tendance, trouvons aussi des aspects non des moindres de sa personnalité. Son paradoxe personnel, ses amitiés, ses inimitiés, ses peines, celui-ci en réalité nous les livre à travers ses personnages – comme à son insu. Ce sont là des interférences qui, par ailleurs, sont de nature pragmatique et stratégique : elles visent essentiellement à agir sur le lecteur, à conférer au récit une vraisemblance et une lisibilité particulières. En donnant l’illusion que Meursault peut être son double, Camus de fait accentue la réalité des faits narrés. Il leur arroge plus de crédibilité, les rend dignes d’intérêt. Le journal tenu par Meursault, qui n’est d’autre que le roman lui-même, représente quant à lui un des procédés narratifs donnant l’illusion que l’auteur s’investit dans son personnage. Et, en effet, par moments, la ressemblance est frappante. A travers Meursault, véritable prototype de pied-noir fonctionnaire, comme le fut Camus lui-même, s’établissent de multiples connexions. Leurs reflets et ce qu’ils suggèrent de réalité amènent le lecteur à adhérer au programme de l’auteur. Auteur et lecteur, ensemble, partent ainsi à la reconquête d’un sens du monde posé d’emblée comme chancelant. Deux perspectives donc de l’auteur : frapper l’esprit du lecteur, l’inviter ensuite à conclure à l’absurdité des lois qui régissent le monde.
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L’expiation de la faute
Peu
ou prou, Camus se livre à travers ses personnages et de façon
auto-accusative. De façon auto-accusative : le trio Meursault, Raymond,
Salamano dans lequel il se laisse reconnaître par certains aspects
n’est ni valorisé ni valorisant. Si bien que l’on en vient aisément à
mettre le procès de Meursault sur le compte de griefs que Camus aurait
pu avoir nourris dans le secret de son cœur (et/ou dans son intime
conviction) à l’égard de l’institution coloniale, et en effet de
lui-même. La condamnation à mort et l’exécution de Meursault, elles,
ravalent celui-ci au rôle de victime expiatoire : d’abord pour sa faute
propre, ensuite pour la faute de tous les siens. Rappelons à ce titre
qu’en langue allemande le mot Schuld signifie aussi bien la dette que la culpabilité[7]. Implicitement, l’auteur admet que la colonisation fut non pas seulement un ratage (le mot est de Bernard Mouralis)[8]
mais surtout un désastre. Autant la faute chez Camus est ressentie de
façon omniprésente autant le crime de Meursault entend atteindre le
sommet de l’inhumain. C’est là, assurément, un acte
suicidaire/autopunitif à la mesure de l’insurmontable mais qui entend
être énergiquement rédempteur. Tout comme nous l’observons dans Crime et châtiment,
roman de la faute et de la réparation, dont on sait la forte influence
sur notre auteur. C’est dire le pont jeté entre les œuvres par
l’instance créatrice et l’apport à L’Etranger de la morale
dostoïevskienne : un crime fût-il inspiré pour promouvoir le sort de
l’humanité saccage la cohérence universelle, confronte son auteur à ses
démons et sa déchéance. A cette différence avec Raskolnikov que
Meursault ne se montre nullement torturé par les remords et que cela le rend plus impitoyable.
Par tendance, on arguerait volontiers du fait que Meursault est incapable d’être autrement qu’étranger, à lui-même et à tout. Mais avouons qu’il y a lieu quand même de s’interroger sur certaines des postures de Meursault symptomatiques de psychoplasticité. Sa susceptibilité est un trait non moins dominant que celui de son indifférence. L’une comme l’autre sont révélatrices de la nature de ses rapports avec le monde. Contrastants, cependant, ces deux traits trahissent d’imprévisibles changements d’attitude. A ce titre, un sujet souvent peut anticiper les événements : sa susceptibilité a de quoi s’apparenter à une forme de l’intelligence ou de la vivacité d’esprit. Et coulée dans le moule d’un préjugé étroit et fort ancien, elle intervient chaque fois que l’intégrité de la personne paraît menacée, faisant sortir celle-ci de sa léthargie. Ce passage de Crime et châtiment nous paraît illustrer parfaitement cet état de fluctuation :
Par
moment, il était gagné par une angoisse douloureusement poignante qui
se transformait même en une terreur panique. Mais il se rappelait aussi
d’avoir eu des minutes, des heures et peut-être même des jours pleins
d’une apathie qui le prenait comme par contraste avec la terreur qui
l’avait précédée, apathie analogue à l’état d’indifférence morbide de
certains agonisants[9].
L’indifférence,
en vérité, est à la susceptibilité ce que la résignation est à la
révolte. A ceci près que l’indifférence ne semble pas si irréversible.
Celle de Meursault correspond à un état de grave frustration, de
souffrance et de réclusion dans le silence. C’est que Meursault est
accablé et, face aux événements, il est tragiquement anéanti. Pour ne
pas affronter ses problèmes – insolubles –, il adopte une attitude de
fuite qui n’est pas sans être similaire à celle de Raskolnikov, qui en
fait la dépasse en gravité :
[Il]
cherchait à échapper à cette conscience claire et complète de sa
situation ; certains faits essentiels, qui exigeaient une élucidation
immédiate, lui pesaient tout particulièrement ; mais combien il eût été
heureux de se libérer et de fuir certaines préoccupations dont l’oubli,
dans sa situation, le menaçait d’ailleurs d’une catastrophe totale et
inévitable[10].
Les
conflits intérieurs, quoi qu’on fasse pour les réduire au silence, en
réalité restent toujours à l’affût ; ils profitent du moindre rappel
pour revenir à la charge.
Par ailleurs, l’épisode de Salamano, pour ne prendre que celui-ci, prouve qu’il peut être « ennuyé » – c’est-à-dire sensible à ce qui arrive de malheureux aux autres[11]. Ennuyé et, sur d’autres plans, pour ne plus l’être, capable de réactions désastreuses. Meursault en fait est d’autant plus réceptif/influençable qu’il procède par évocation et par une sorte d’intuition : les choses l’interpellent vigoureusement par leurs symboliques dimensions. Quand Salamano perd son chien, galeux certes, et qu’il sombre dans sa détresse, l’impression devient forte pour affirmer que l’animal était sa seule attache avec le monde. Or Meursault vient d’enterrer sa mère et leur malheur a pu les rapprocher. N’oublions pas les propos, tenus par Salamano à Meursault, où apparaît dans toute leurs dimensions sa culpabilité et ses remords d’avoir maltraité son chien et ainsi de l’avoir poussé à fuir. Tout cela est fort suggestif et son retentissement certain dans l’âme de Meursault. Mais c’est surtout la misère morale de Camus lui-même qui apparaît à travers salamano. Voilà un autre trait de Camus – celui-ci existentiel et psychologique – reflété cette fois-ci à travers Salamano et son atroce solitude. La mort de la mère de Meursault, le départ à l’asile pour vieillards de la mère de Camus, le vide laissé à Salamano par le départ de son chien ont en commun de suggérer un abandon. L’on repère dans le texte la marque évidente de ce que la psychanalyse nomme par névrose d’abandon[12], qui signifie l’existence chez le sujet d’une angoisse d’abandon et d’un besoin de sécurité – affective en effet. L’apparente apathie de Meursault n’est par conséquent que la façade derrière laquelle se dissimule ses frustrations, qui endigue ses troubles et sa violence. De façon certaine, il est prêt à parer à tout reproche et se tient constamment sur la défensive.
Pour toutes ces raisons, Meursault entretient avec le monde un équilibre des plus précaires. S’il se désintéresse du monde, le monde en revanche vient à lui, le provoque en quelque sorte. Les « quatre coups brefs frappés sur la porte du malheur »[13], à savoir les quatre balles tirées, sont autant de signes de vulnérabilité que d’exaspération. Leur mobile, en effet profond, décèle une pulsion de mort ; ils poussent vers une néantisation de soi à travers l’Autre. Symboliquement, sa tendance suicidaire transparaît dans l’ombre recherchée à tout prix. Tel dans ces mots surgis comme d’un monologue, en lien avec la chaleur torride mais aussi avec son inconscient : « […] fuir le soleil, l’effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l’ombre et son repos »[14]. On sent là un être excédé que seule la mort peut libérer. Bientôt, en tuant l’Arabe, il retrouvera l’ombre – puis la prison et la mort. Il n’est que de viser sur cette forme allongée, d’appuyer sur la gâchette, et il n’aurait plus à se justifier. Il en finirait avec cette figure persécutive…et avec tout.
Un détail surgit qui mérite que nous nous attardions un peu. Le crime a été perpétré en un lieu où Meursault dit avoir été énormément heureux. Il ne pourrait s’agir que de la plage des Sablettes, proche d’Alger, où l’enfant Camus avec son oncle faisait de fréquentes escapades[15]. Mais dans le récit cet endroit figure l’existence sur le fil du rasoir – entre le chaos et le paradis. En entraînant la perte du paradis, le meurtre donne l’occasion à l’auteur – sur un plan humain et politique – de soutenir qu’un état de choses (l’ordre qui préside à l’époque…) n’est là que pour hisser la désespérance à la folie.
Diverses hypothèses, toutes dignes d’attention, ont été émises ou sont à émettre qui entendent élucider les raisons obscures de l’assassinat de l’Arabe. Il est vrai, dans l’optique de certains, qu’il y a là un passage à l’acte inconscient renvoyant à une Algérie débarrassée de la figure culpabilisante de l’autochtone. Il est encore vrai, dans l’optique de certains autres, qu’à travers une scène aussi saisissante l’auteur plaide pour la fin d’un ordre implacable. Il n’est pas moins vrai, dans un tout autre ordre d’idées, que tuer l’Arabe équivaut à vaincre sa peur ; il faut dire que le couteau, dans l’imaginaire de beaucoup, est associé à la figure de l’Arabe. Sans trop s’étaler : l’on n’en veut pour preuve que Les Assassins de l’historien sectaire et islamophobe Bernard Lewis. Mais Le Premier homme n’échappe pas à cette tendance : on peut facilement attester d’une terreur chez Camus si l’on considère la scène où des soldats français sont tués et émasculés par des ‘’rebelles’’ arabes. Terreur et révulsion d’un auteur qui – quoique de façon historiquement discutable – entend signifier une ligne de démarcation entre révolte et cruauté. Or, pour revenir à Meursault, énoncé expressément qu’il frappe sur la porte du « malheur », son geste, en tout cas sur le moment, ne saurait donner lieu à la satisfaction. Pas plus pour le personnage que pour l’instance créatrice ce geste ne signifie une issue véritable. Certes, à la rigueur, on peut postuler que l’amertume du personnage lui rend la mort plus désirable que la vie. Mais de tous ces points de vue, et nous en oublions d’autres, il semble plus sensé de pencher pour celui du renoncement au ‘’bonheur’’. Mort et renoncement au bonheur : voilà les derniers retranchements dans lesquels des forces multiformes puissamment liguées sont capables de pousser. Le fantasme, si tant est qu’il y en ait un, consiste dans l’exorcisation par une violence imaginative de cette terreur imprimée par le temps dans les mentalités.
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Dialectique compliquée versus construction intelligible
Complexe,
cette question gagnerait à être traduisible. Camus alors la pose de
façon architecturale. Il divise le roman en deux parties quasi égales,
situant le meurtre à la toute dernière page de la première partie. Dès
lors, ce dernier constitue le point d’incidence d’un ensemble de petits
riens qui meublent la vie de tous les jours mais qui, dans l’existence
d’un homme d’ailleurs de loin le plus calme de nous tous, semblent
accrédités pour déclencher de violents désordres. Le meurtre, tant sur
le plan sociologique que psychologique ou climatique incarne l’endroit
intense de la crise. Il est dépeint de façon paradoxale, comme
imparable et comme injustifiable. Ici, incontestablement, quelque chose
peine à dire ses intentions en toute clarté. L’inextricable prend
place, dans l’absence des paradigmes. Nous sommes au cœur de la
question. L’édifice romanesque maintenant est à moitié sur pied, sur
lequel va s’appuyer la logique de l’auteur tant pour sonder
l’injustifiable de l’homme que pour lui opposer le poids de
l’arbitraire.
Nous utilisons à dessein le terme d’édifice pour suggérer que c’est là un travail de montage et de construction du sens. La deuxième partie débute par l’arrestation de Meursault. D’abord, il est question de l’instruction qui dure onze mois. Viennent par la suite l’incarcération, le procès et la sentence redoutable. L’auteur amène le lecteur à cerner une à une les facettes d’un personnage absurde, lui-même confronté à une humanité (témoins, foule…) et un système (avocat, juge, procureur, aumônier) tout aussi absurdes. Tout comme il l’amène à comprendre que le caractère est dialogique des rapports « entre toutes les parties et tous les éléments du roman »[16].
Cependant, au fil de la narration, à lire scrupuleusement, on peut voir à l’œuvre l’intrication de petits détails. Pas aussi petits qu’ils donnent l’air, ni en réalité insignifiants. Presque tous les compagnons de cellule de Meursault sont des Arabes – visiblement loin d’être antipathiques ! – et les conditions de leur détention on ne peut plus sordides[17]. Camus ainsi entend disqualifier la machine judiciaire au même titre qu’il entend fustiger la religion chrétienne. Incarnée par l’aumônier venu, lui, réconforter le condamné, celle-ci est appréhendée comme le sein qui transmet et fait se perpétuer le gène de l’injustice – voire comme entité appartenant au champ de l’arbitraire. L’aumônier, notons, est la dernière personne à qui Meursault a eu à parler avant son exécution. Tous deux, donc, système judiciaire/pénitentiaire et religion, entretiendraient par connivence d’étroits rapports avec la détresse, l’infortune et la mort. Plus précisément, l’ordre institutionnel dans sa dimension paternelle et surmoïque est ici mis à mort par l’auteur.
Tout cela prête à croire que ce roman est autant le procès d’un ordre tout puissant que celui d’un meurtre ou d’un meurtrier. Il ne saurait être ici le lieu pour Camus de refouler l’Arabe d’un paradis auquel il aurait aspiré égoïstement. Le récit fait état d’abord de l’absurdité d’un conflit intercommunautaire, ensuite de l’absurdité d’un crime, enfin de l’absurdité du procès qui s’en est suivi. Tout cela se tient à la manière dont se trament les fils d’un tissu. Sans doute en Meursault est-il mis le soi de l’auteur mais en réalité il s’agit de cette ombre au sens junguien du terme, dont se libère (ou qu’évacue) l’instance créatrice. Et le crime et le jugement et l’indifférence du meurtrier, insistons, se trouvent dénoncés. A travers Salamano, qui est lui aussi un soi de l’auteur, c’est la question de la cohabitation et de la maltraitance qui se pose. Le chien maltraité symbolise l’insupportable qui accule à se défaire de la tutelle du maître ; il symbolise l’opprimé qui, un jour ou l’autre, finirait par briser ses chaînes. Moralité : tout ce désordre est appelé par l’auteur à disparaître ; entre autres, celui de Meursault qui est bel et bien un engendrement du désordre général. Tant qu’à retenir la thèse d’un assassinat inconscient par l’auteur, autant dire que L’Etranger est le site d’un tourment et d’une conscience du mal – par suite, le lieu d’un sentiment de culpabilité. La rédaction du roman, elle, serait le rituel grâce auquel on exorcise le démon de la faute. En accablant Meursault d’un tel malheur, Camus donne l’apparence de s’inventer un fétiche. A travers lui, il pourrait se flageller à loisir. De fait, ce caractère masochiste atteste de l’omniprésence d’un sentiment de dette.
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Vers l’arbitraire versus vers la conscience
Envisagée, cette thèse, sous l’angle de la structuration du récit, elle signale deux parties porteuses d’effets. La première comme la seconde développent des dialectiques qui fusionnent dans le principe de la mort. C’est une convergence synonymique plaçant l’assassinat de l’Arabe et l’exécution du Français sur un pied d’égalité. Ici, l’on croirait voir une façon « géniale » de réhabiliter l’image de l’oppresseur. Or elle désigne, sans le dire explicitement, un seul et même responsable : soit, comme nous l’avons énoncé plus haut, l’ordre du monde et/ou le pouvoir dans ses manières d’être.
D’autre part, le roman comporte au total 112 pages. Six chapitres sont assignés à la première partie et cinq autres à la seconde. Si l’on excepte les pages réservées à la visite de l’aumônier tout à la fin (celui-ci, comme l’espace dérisoire que lui attribue l’auteur, fait figure d’un résidu du système), on remarquera que les deux parties sont nettement symétriques. Ce qui nous ramène, une fois de plus, à deux corps du texte analogiques, traduisibles par un respect de la mesure et de la justesse, mais correspondant à l’absence alarmante de justice. Le respect de la mesure est en soi une aspiration à l’unité ; c’est lui qui sollicite le plus lorsqu’on fait face socialement et psychologiquement à un état de grave dislocation. Les deux parties, tout comme le travail sur la vraisemblance ou l’imbrication des rôles, sont d’aspects techniques – néanmoins extérieurs au contenu du texte. Elles représentent la forme artistique et la matérialité de l’esprit qui gouverne tout le texte : la dualité et les parallèles développées.
C’est le texte lui-même en tant que matériau réalisé qui suggère quelle forme il peut ou doit prendre. L’effet attendu est que la forme et le contenu puissent se refléter et offrir un caractère d’homogénéité, tel que ce passage de Mikhaïl Bakhtine le présente :
Toutes
les articulations compositionnelles d’un ensemble verbal – chapitres,
paragraphes, strophes, lignes, mots, n’expriment la forme qu’en tant
qu’articulations. Les étapes de l’activité verbale génératrice
sont les périodes d’une tension unique, sont des éléments atteignant à
un certain degré d‘achèvement, non du contenu lui-même, comme déterminés de l’intérieur, mais des éléments d’une activité qui englobe ce contenu de l’extérieur,
déterminés par l’activité de l’auteur orientée sur le contenu, mais
s’infiltrant, naturellement, de façon importante dans le contenu, lui
donnant sans le contraindre une forme esthétiquement adéquate sans lui
faire violence.
Envisagée
sous l’angle de la narration, cette thèse, nous l’avons dit, fait
ressortir un décalage entre l’auteur et le personnage narrateur.
Celui-ci, aurait-il émané de lui un certain charisme (dû peut-être à un
franc-parler, une sorte de naïveté voisine de l’humilité), reste assez
sombre pour interpeller les consciences humainement ou moralement.
Héros négatif, face à l’injustice et à l’arbitraire, il n’a que
l’indifférence à opposer. L’auteur, en revanche, est cette instance
qui, pour réaliser ses perspectives éthiques et morales, adopte un
certain nombre d’attitudes esthétiques. Il est plutôt perceptible à
travers le style dont les effets recherchés sur le lecteur ne se
démentent pas. A travers ses thèmes privilégiés et leur récurrence, les
surgissements des mythes et leurs reflets, les formes et les mouvements
mobilisés, les connexions entre fiction et biographie. A travers les
séquences du récit toutes soudées les unes aux autres, c’est-à-dire
modelées, agencées, ordonnées, orchestrées, stratifiées. Autant de
procédés dynamiques propres à l’auteur qui opèrent parallèlement aux
personnages, mais avec eux, pour en fin de compte susciter chez le
lecteur sinon un désir d’équilibre du moins un moment d’intense
intelligibilité. C’est dans ce cadre et précisément pour souligner le
rôle manipulateur de l’auteur – autant en ce qui a trait aux
personnages qu’en ce qui concerne le lecteur appelé, lui, à souscrire à
sa vision du monde – que Merleau-Ponty note :
Tant
que le langage fonctionne vraiment, il n’est pas simple invitation,
pour celui qui écoute ou lit, à découvrir en lui-même des
significations qui y soient déjà. Il est cette ruse par laquelle
l’écrivain ou l’orateur, touchant en nous ces significations-là, leur
fait rendre des sons étranges, et qui paraissent d’abord faux ou
dissonants, puis nous rallie si bien à son système d’harmonie que
désormais nous le prenons pour nôtre[18] .
D’aucuns
penseraient que le style de l’œuvre romanesque de Camus est concis ou
journalistique. Mais certains textes, du moins certaines régions de ses
textes, dérogent à cette règle. Dérogent à ce que Roland Barthes
qualifie de degré zéro de l’écriture ou d’écriture blanche[19] : la page, par exemple, où se passe le meurtre de l’Arabe[20].
Ici la narration s’emballe, emportant le lecteur dans un jeu d’ombre et
de lumière, tantôt les opposant tantôt les conjuguant. Le soleil est on
ne peut exaspérant ; l’ombre, elle, interpelle
par sa clémence. Vient alors le souvenir d’une source rafraîchissante
non loin à l’ombre d’un rocher[21].
Mais attardons-nous encore quelque peu. Opérons par flash back. Il faut se demander comment les choses en sont venues à ce moment de folie furieuse. De l’enterrement de sa mère à l’arrivée à la mer au niveau de ce rocher, faut-il remarquer, il n’a pas coulé beaucoup d’eau sous les ponts. Ou beaucoup d’encre sur le papier. On sait que de la perte d’un proche résultent mélancolie, anxiété et même dépression. Dans le langage psychiatrique, cela a nom d’événement « dépressogène ». C’est une séparation qui aura été ressentie forcément comme une blessure, supportable pour certains (du moins dans un premier temps) mais carrément insupportable si par la suite d’autres événements (provocants ou menaçants) venaient s’articuler autour d’elle. Et c’est le cas ici : Meursault traîne son malheur avec lui. En quelque sorte, la mort appelle la mort. Et le décès de sa mère n’aura pas été sans conséquences sur sa vie psychique ou sa conduite ultérieure, quand bien même il n’en montrerait pas de signes d’afflictions. Or il y a eu rixe sur la plage ; et au cours de la rixe la balafre infligée à Raymond. Voilà qui est traumatisant et prend l’envergure d’un sacrilège vis-à-vis de la plénitude des lieux – c’est-à-dire de la mer/mère.
Enfin, voici la goutte qui fait déborder le vase. Un des Arabes est là couché sur le dos, la tête dans l’ombre, le reste du corps au soleil, interposé entre lui et la satisfaction de ses désirs. S’il est, à l’origine, l’entité même qui suscite la méfiance, en cette étape de la promenade sur la plage, il devient celui qu’il faut abattre coûte que coûte. C’est un être qui aura atteint un degré de négativité insupportable. On peut maintenant imaginer la suite. Un instant d’anxiété exceptionnelle ou même de terreur rassemble dans une dense confusion les éléments de la vie et ceux de la mort. Meursault à mesure qu’il avance, perd le contrôle de lui-même. Il entre dans une zone franchement survoltée. L’atonie qui le caractérise jusqu’ici fait place à l’hypertonie, si bien qu’il passe à l’acte. Commis au moyen d’un révolver en effet, ce crime ne donne pas l’air de réclamer beaucoup de contrainte à son auteur. Rien, visiblement, que de simples pressions sur la gâchette…Mais en réalité, la situation est on ne peut plus tensive, réclamant des forces exceptionnelles. Tel que Dostoïevski en a génialement saisi le caractère surhumain à travers les mouvements de son personnage Raskolnikov :
Il retira complètement la hache, la brandit des deux mains, à peine conscient de lui-même, et du revers, presque sans effort, presque machinalement, la lui laissa tomber sur la tête. Ce fut comme si ses forces n’y avaient pas participé. Mais à peine eut-il abaissé la hache, que les forces lui revinrent. […] Alors il frappa de toutes ses forces, une fois, deux fois, toujours du revers de la hache, toujours sur le sommet du crâne[22].
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L’auteur retrouvé
Tout
le génie créateur de l’auteur intervient pour rendre ce moment
volcanique. La métaphore entre en jeu. Le banal recule devant
l’extraordinaire. L’ombre, elle, cède aux flamboiements. Le silence
abdique aux cymbales du soleil. Les choses prennent des dimensions
démesurées. Le couteau de l’Arabe n’est rien moins qu’un glaive
étincelant. La scène emprunte ses éléments aux cataclysmes. Sur un plan
psychanalytique plutôt junguien, cette rhétorique du soleil et de ses
reflets imparables transporte dans une dimension archétypale du père,
de Dieu, de l’ordre implacable…tout ce face à quoi Meursault désarme
facilement. Impuissant, en effet, il obtempère à l’injonction de tuer
de son sur-moi collectif.
L’Arabe étendu près du rocher symbolise une Algérie plongée dans un état léthargique. Le meurtre lui est là une ré-effectuation du geste colonial dans sa forme à la fois conquérante, vindicative et usurpatrice. N’oublions pas le caractère intertextuel de cet assassinat. Si dans L’Etranger celui-ci laisse présumer qu’il est commis de façon gratuite, c’est-à-dire sans motif intéressé ni crapuleux, ce qui, on en conviendrait, le prive de toute vraisemblance, dans Crime et châtiment il est suivi de la mise à sac du coffre de la vieille usurière. Plus encore, il est sous-tendu par la misère et le besoin dans lesquels se trouve empêtré Raskolnikov. Voilà donc une pièce manquant, parmi tant d’autres, au puzzle qu’est L’Etranger. Difficile de faire ce lien ? Pas autant que cela paraît si l’on place à l’endroit qu’il faut la ligne de démarcation séparant l’auteur et le narrateur. Il va de soi que si l’on se positionne dans l’optique narrative, le meurtre de l’Arabe n’est en rien prémédité. Mais il en est autrement sur le plan auctoral et créatif, eu égard au génie investi, et à tout ce que l’histoire a nécessité de liens pour se tisser et nous mener à l’endroit de l’irréparable. Non, ce crime n’est pas gratuit et ne peut l’être : l’auteur, le premier, ne saurait y souscrire ; si à la fin du récit il donne l’impression de décharger l’individu Meursault c’est pour la bonne raison de mettre tout sur le compte de l’omnipotent système colonial. C’est celui-ci en réalité qui incarne le concept de l’absurde auquel on a tendance à donner une tonalité plutôt philosophique que politique.
Pour que le forfait de Meursault retrouve sa pleine signification, il faudrait nécessairement l’envisager dans tous ses liens. Voire dans toutes ses dimensions, psychologique, sociale, politique, climatique, historique, culturelle, symbolique, artistique, auctorale et narrative. Elles sont toutes aussi déterminantes les unes que les autres, dans un sens ou dans un autre, mais seule leurs conjonctions et leurs confrontations apportent vraiment un bon éclairage. C’est au lecteur qu’il appartient de rassembler les pièces manquantes – soit, de découvrir l’endroit des connexions, de combler les silences et les non-dits. Il est question dans ce crime non seulement de rapports de force (comme qui dirait le rapport couteau/revolver), de règlement de compte, de violence rancunière, de perte de contrôle psychique mais aussi de rapports à la rapine et à sa pratique. Nous sommes ramenés à la figure puissamment symbolique de Raymond évoquée plus haut attendu que le geste fatal de Meursault se trouve lié intimement à ses habitudes. L’objet du conflit arabe/Français d’abord latent, doit devenir effectif et nécessairement apparent dès lors qu’on prend acte de la condition de la fille (son exploitation, la violence et l’humiliation dont elle est l’objet) ; c’est cela même le noyau autour duquel forcément vont pivoter les personnages pour engendrer le phénomène qui hisse à la tragique dimension que nous connaissons. Pour plus de précisions : à cet objet du conflit vont s’ajouter les facteurs psychologiques, biologiques, sociaux, politiques, accidentels, culturels et climatiques. Tout compte fait, Raymond comme Salamano incarnent dans ce récit un type cruauté comparable. La naïveté, l’état pitoyable, l’apparence débile du second auraient tendance à le faire oublier ce côté malsain ; mais il existe, il reflète celui de Raymond, et l’auteur le signale qui dresse le parallèle humain/animal. De la sorte, l’oppression et la spoliation apparaissent comme les deux faces d’une même pièce – cependant dans leur nature autodestructive.
Camus
dresse de façon surréaliste un portrait décryptable via de nombreux
entrecroisements – certains aisément observables, d’autres pas.
Néanmoins une lecture intuitive, en particulier sympathique, est à même
de faire parler les silences, d’interroger les vides, de sonder le côté
sombre et les peurs de l’auteur. Tout comme, pour être efficace,
elle doit se dérouler simultanément et parallèlement sur les deux plans
narratif et auctoral. Il en résulte dans ce cas deux perspectives
moralement et esthétiquement opposées. Au personnage narrateur
s’associent l’indifférence au monde, l’ombre, le mal, le principe de la
mort, la tendance destructive, le non regret, le non-sens. A l’auteur
s’associent la sensation du monde, le désir de lumière, le bien, la
conscience, le principe de la vie, la tendance constructive,
l’expiation de la faute, le sens. Schématiquement : si l’un et l’autre
semblent cheminer dans la même direction, c’est pour se détacher
résolument. Ils ne fusionnent pas. A la fin du récit, l’auteur se
sépare de son ombre, la vouant à la mort et la désavouant.
Autant dire que Meursault n’aura été que l’endroit de réfraction de multiple discours et points de vue socialement et idéologiquement identifiables. Réfraction, y compris, de la parole de l’auteur, mais là dans une certaine mesure et dans la perspective d’une éthique tout à l’issue du récit. Ces reflets, le lecteur doit pouvoir les intercepter ; c’est à lui qu’ils s’adressent en fin de compte. Aux divergences et aux convergences auteur/narrateur, le lecteur peut emprunter les éléments à même de donner au récit tout son contour mais aussi de cerner la nature du trauma qui est à l’origine de son élaboration.
C’est
dans le sens retrouvé que l’on reconnaît l’auteur. Et ce sens est
partagé avec le lecteur grâce à des connivences, des pactes contractés
ou même des désaccords. Il est ce qui donne au lecteur les moyens de
formuler son jugement et de tirer une ligne de conduite. Meursault est
à Camus ce que Raskolnikov est à Dostoïevski, c’est-à-dire une entité
capable par son acte monstrueux de soulever des questionnements. Il est
dans les réactions saines suscitées par des situations déshumanisantes.
La différence entre Meursault et Camus réside dans ce qui oppose
l’indifférence à la conscience. Meursault, en voulant précipiter le
monde dans le chaos par son geste transgressif, s’écarte de l’auteur
qui est, lui, un constructeur de sens – quoique à travers une recherche
embarrassée. Ce récit est une construction, celle d’un univers où le
meurtre et l’injustice reculent devant le désir de communion. Bref,
d’une lame de couteau jaillit un éclair faisant survenir un moment où
l’inconscience et l’indifférence s’effacent au profit d’une éruptive
profusion de sens. Ainsi l’auteur frappe-t-il l’esprit du lecteur,
faisant naître en lui la conscience de l’irréparable et du coup le
désaveu du geste immonde.
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L’Etranger : un roman historique
Pour rappel, Camus entame la rédaction de L’Etranger
en 1938. Il le termine en 1940. Sur le conseil d’A. Malraux, il attend
deux ans pour le publier. Tout en le rédigeant, il travaille comme
rédacteur au journal Alger républicain. Dans ses reportages, il est
amené à montrer du doigt l’arbitraire de l’administration coloniale,
peignant la misère affolante de la population Kabyle. Voilà le ferment
social et politique qui a donné pignon à son activité littéraire.
Ecrit, donc, à une époque peu encline à l’échange, au droit à la parole
et à la liberté de penser, L’Etranger de sa dialectique entend
en fait contester la poigne dure et inhumaine du système en place. Sans
doute l’auteur n’a-t-il pas franchement tiré la sonnette d’alarme,
comme on le lui a reproché, mais il a posé, en effet dans sa forme
compliquée, la question cruciale d’une cohabitation problématique.
L’esthétique et le psychanalytique : voilà des atouts pour rendre
compte d’un versant du monde fort escarpé, pour faire contourner à
l’écrivain sa peur des représailles. De là, d’ailleurs, en évoquant le
style de Camus et ses vertus, le concept d’écriture blanche chez Roland
Barthes :
Cette parole transparente, inaugurée par L’Etranger
de Camus, accomplit un style de l’absence qui est presque une absence
idéale du style ; l’écriture se réduit alors à une sorte de mode
négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d’un langage
s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme ; la
pensée garde ainsi sa responsabilité sans se recouvrir d’un engagement
accessoire de la forme dans une Histoire qui ne lui appartient pas[23].
En
vertu de son expérience Kabyle et de ses enquêtes, Camus, plus tard, au
moment où l’Algérie est à feu et à sang, déplorera dans certaines de
ses publications, l’indifférence des autorités coloniales qui – comme
pour appeler de leurs voeux la violence et les insurrections – ont
poussé dans le dénuement des populations entières. En fait, c’est ce
fil à l’origine atrocement rompu, ce qu’il évoque de tragique et
d’arbitraire, que raconte L’Etranger dans un langage
emblématique et même énigmatique. Déjà en 1936, dans son mémoire de
DESS, à travers la figure de Saint Augustin, il a tenté tant bien que
mal de ‘’réconcilier’’ les deux rives. Mais la réalité est telle que
l’histoire a déjà enjambé des siècles entiers. Passer par Saint
Augustin, assurément, lui permet d’aller à la recherche de ses origines
et à travers elles de trouver des motifs à son existence particulière :
il est clair qu’il vit son identité pied-noir de façon problématique.
Beaucoup de pièces manquent à son puzzle. Ses romans, ses essais, ses pièces de théâtre vont revêtir l’allure de véritables fouilles pour comprendre le pourquoi de ce puzzle impossible à former ou pour se convaincre de ce que tout semble contredire : son algérianité. L’Etranger, de la sorte, se présente comme un âpre témoignage de l’histoire et des déchirements humains. Il est avec certains autres – écrits par des Français – sans doute plus « courageux » – de rares œuvres littéraires qui traitent authentiquement de l’Algérie, que l’Algérie a écrites. L’auteur étant le lieu par excellence de médiation pour des moments de l’histoire durement ressentis. De là, la prépondérance de celle-ci dans les œuvres d’art dont témoigne T. W. Adorno :
L’élément historique est constitutif des œuvres d’art ; les œuvres authentiques sont celles qui se livrent sans restriction au contenu historique de leur époque et sans avoir la prétention de dépasser l’histoire. Sans le savoir, elles sont l’historiographie de leur époque, ce qui constitue un élément – et non des moindres – de leur rapport médiatisé à la connaissance, mais les rend précisément incommensurables à l’historicisme qui, au lieu de s’interroger sur leur contenu historique, les réduit à l’histoire qui leur est extérieure[24].
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Conclusion
L’écart
entre l’auteur et le narrateur tout comme leurs similitudes sont
palpables. Que l’un et l’autre puissent sur quelques plans se renvoyer
la même image ne doit pas accorder d’autonomie au second. Les actions
de celui-ci n’ont d’importance que par rapport aux liens (de
convergence ou de divergence) qu’elles tissent avec les actions des
autres personnages. C’est dans ce qu’elles apportent au sens général et
dans ce qu’elles provoquent d’interrogations morales qu’il convient de
les saisir. Si entre les deux instances la frontière ne manque pas
d’être fluctuante c’est du fait que le récit,
outre le souci technique de vraisemblance, rapporte une réalité
historique tout aussi âpre que celle où l’auteur lui-même se mire et
s’implique. L’on reconnaît ici le malaise
bouleversant d’un personnage amené (par les circonstances imaginées par
l’auteur) à perdre toute confiance en l’homme – au point d’accomplir un
geste monstrueux. A travers lui se profile certes l’auteur, toutefois
il s’agit d’un auteur désarçonné par la conscience d’un impossible
compromis, par ce que la réalité vécue laisse présager de colères
corrosives à venir.
Tout compte fait, la question posée, de par sa polyvalence et sa complexité, de par les nuances qu’elle permet de déceler et les contours qu’elle recommande de ménager au récit, n’indique pas de tenir Camus pour un fac-similé du personnage. Ni d’ailleurs de se cantonner dans l’idée d’un meurtre comme visée unique de L’Etranger. En effet, fût-ce par défaut, fût-ce parfois à l’insu de son auteur, celui-ci amène à regretter l’absence d’une notion essentielle : la justice.
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Notes
[1] « Pour les critiques, la signification directe, « valable en soi », des paroles du héros, brise le plan monologique du roman et appelle une réponse immédiate, comme si le héros n’était pas objet du discours de l’auteur, mais porteur autonome et à part entière de son propre discours », Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 33.
[2] Albert Camus, L’Etranger, Paris, Gallimard, 1942, 1996 pour la présente, p. 45.
[3] « Quand elle l’appela, il la trouva devant l’évier, son bras couvert de savon gris et se rinçant à grande eau. « Il n’y avait rien, dit-elle. Tu es un menteur. » Il balbutiait : « Mais elle a pu être entraînée. » Elle hésitait. « Peut-être. Mais si tu as menti, ce ne sera pas pain béni pour toi. » Non, ce n’était pas pain béni, car au même instant il comprenait que ce n’était pas l’avarice qui avait conduit sa grand-mère à fouiller dans l’ordure, mais la nécessité terrible qui faisait que dans cette maison deux francs étaient une somme. Il le comprenait et il voyait enfin clairement, avec un bouleversement de honte, qu’il avait volé ces deux francs au travail des siens. Aujourd’hui encore, Jacques, regardant sa mère devant la fenêtre, ne s’expliquait pas comment il n’avait pas pu ne pas rendre pourtant ces deux francs et trouver quand même du plaisir à assister au match du lendemain », Albert Camus, Le Premier homme, Paris Gallimard, 1995, pp. 87-88.
[4] « Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie, selon le vœu de Proust [A la recherche du temps perdu, t. III, p. 1033]. Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoire racontées », Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1985, p. 443.
[5] C. G. Jung, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1964, pp. 73-74.
[6] « La veille nous étions allés au commissariat et j’avais témoigné que la fille avait « manqué » à Raymond. Il en a été quitte pour un avertissement. On n’a pas contrôlé mon affirmation. », L’Etranger, op. cit., p. 52.
[7] - Cf. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, 1998 pour la 2ième édition, pp. 440-441.
- Cf. également, Pierre Kaufmann (sous la direction), L’Apport freudien, notamment l’article « La culpabilité » de C. Baladier, Paris, Bordas, 1993, pp. 81 à 86.
[8] Cf. « Entretien avec Bernard Mouralis », propos recueillis par Boniface Mongo-Mboussa, publié le 25.02.2002 sur Afriblog.
[9] Dostoïevski, Crime et châtiment, trad. E. Guertik, Paris, Le livre de poche (Librairie Stock pour la Préface, Librairie Hazan pour la traduction, Librairie générale pour les commentaires), 1972, p. 479.
[10] Dostoïevski, Crime et châtiment, op. cit., pp. 479/480
[11] L’Etranger, op. cit., p. 50.
[12] Cf. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 273.
[13] Ibidem, p. 62.
[14] Ibidem, p. 60.
[15] « La mer était douce, tiède, le soleil léger maintenant sur les têtes mouillées, et la gloire de la lumière emplissait ces jeunes corps d’une joie qui les faisait crier sans arrêt. Ils régnaient sur la vie et sur la mer, et ce que le monde peut donner de plus fastueux, ils le recevaient et en usaient sans mesure, comme des seigneurs assurés de leurs richesses irremplaçables. / Ils en oubliaient même l’heure, courant de la plage à la mer, séchant sur le sable l’eau salée qui les faisait visqueux, puis lavant dans la mer le sable qui les habillait de gris », Le Premier homme, op. cit., pp. 54-55.
[16] Cf. Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, op. cit., p.82.
[17] L’Etranger, op. cit., pp. 73-74.
[18] La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 21.
[19] Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, « L’écriture et le silence », Paris, seuil, 1953 et 1972, pp. 54 à 57.
[20] L’Etranger, op. cit., pp. 61-62.
[21] L’Etranger, op. cit., p. 60.
[22] Dostoïevski, Crime et châtiment, op. cit., p. 87.
[23] Le degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 56.
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