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Dans les premiers temps les Pachas, choisis avec grand soin
par le Sultan parmi les marins les meilleurs et les plus renommés,
exercèrent sur cette bande indisciplinée de soldats une autorité
dominante. Mais après la bataille de Lépante, la Turquie, absorbée
par des intérêts plus pressants, n’apporta plus les mêmes scrupules
dans le choix des Gouverneurs d’Alger. Le pouvoir passa
bientôt entre les mains de fonctionnaires avides, dont le principal
souci fut d’amasser des richesses pour aller finir leurs jours sur
les rives tranquilles du Bosphore. Aussi qu’arriva-t-il ? La Milice,
accoutumée d’abord à obéir à des chefs respectés par elle, ne
tarda pas à donner libre cours à son esprit d’indépendance. Elle
méprisa bientôt ceux qui devaient donner l’exemple, et, après
avoir protesté contre une corruption scandaleuse, elle s’empressa
de l’imiter. Cet état de choses dura jusqu’en 1659. Pendant cette
première période, assez paisible en comparaison de celles qui la
suivirent, 45 Pachas se succédèrent à Alger. Un Boulouk-Bachi,
Kalil, s’étant mis à la tête des mécontents, vint proposer alors
aux Janissaires la déchéance des Pachas, et l’établissement d’un
Conseil présidé par leur Agha, sorte de Directoire chargé de surveiller
les intérêts de la Régence. Il maintenait à Alger le représentant
de la Porte, par déférence pour la suzeraineté ottomane,
mais réduisait ses fonctions à celle d’un Pacha honoraire. Il lui
gardait son titre, une solde de 4 000 pataques tous les deux mois,
le logement et les esclaves, mais il lui interdisait de s’immiscer
désormais dans les affaires de l’État.
Quand ce projet fut présenté au Grand Seigneur, celui-ci
comprit trop tard pourquoi ses envoyés n’avaient pu maîtriser les
écarts de leur indocile cohorte. Si son autorité temporelle était en
partie méconnue par ses vassaux, et s’il n’était point en mesure
de leur imposer sa loi, il se voyait obligé de satisfaire à leurs désirs,
« dans la crainte de les aigrir et de les divertir entièrement
de son obéissance ». La seule mesure qu’il pouvait prendre était
de se décharger du soin de contribuer à la solde de la Milice,
vengeance dont les chrétiens devaient seuls avoir à souffrir. 5
Aghas se succédèrent dans l’espace de 12 années, et tous périrent
assassinés par la main d’un Janissaire.
En 1671, la Milice voulut encore changer la forme du Gouvernement.
Elle supprima le Conseil des Aghas, emprunta à Tunis
l’institution d’un Dey nommé à l’élection, et investit ce nouveau
Chef de l’autorité suprême. Le Pacha fut maintenu dans son
humiliante sinécure ; en fait la dictature ne fi t que changer de
nom, et le pouvoir ne fut ni plus modéré ni plus stable. En effet,
une pareille réforme eut une conséquence des plus graves : elle
admit la candidature au trône de tout membre de l’Odjak, sans
distinction de grade. Libre de choisir son maître, la Milice abusa
de sa liberté en perpétuant l’anarchie, et pendant les 30 ans que
dura ce régime, les 42 Deys successivement portés en triomphé à
la Jenina furent massacrés pour la plupart.
Du fond de leur palais les Pachas, dénués de tout prestige,
n’avaient pas tardé à se consoler de leur disgrâce en entravant le
pouvoir existant. Ils avaient habilement tenté de ressaisir quelque
parcelle de leur autorité perdue, et ils étaient parvenus à intriguer
dans l’ombre, à susciter des confl its, à fomenter des séditions
pour renverser les Deys impopulaires. Il fallait d’ailleurs peu
d’efforts pour décider les Janissaires à briser sans pitié les idoles
édifiées par eux. Aussi, lorsqu’en 1710 Ali monta sur le trône,
résolut-il de supprimer un rouage de Gouvernement aussi dangereux
qu’inutile. Il fi t embarquer de force le Pacha qui lui portait
ombrage, et le menaça de mort s’il revenait à Alger. Comme il
fallait toutefois ménager le Grand Seigneur, il fit partir en même
temps des ambassadeurs chargés d’exposer ses griefs auprès de
Sa Hautesse. Ces envoyés représentèrent que les Pachas avaient
dilapidé les revenus publics ; ils montrèrent les Arabes et les chrétiens
coalisés par eux, et les Chefs de la Régence mis dans l’impossibilité
d’exercer longtemps leur mandat ; ils distribuèrent à
propos des présents, et finirent par déclarer que, pour conjurer
le danger qui menaçait l’islamisme sur les côtes de Barbarie, il
était nécessaire de donner à leur maître l’investiture du Pachalik.
Ahmed III, qui régnait alors, ne se faisait pas d’illusions sur
les aspirations de son vassal. Incapable de punir la rébellion des
Algériens, il ne put, que la sanctionner, et depuis lors les Deys
d’Alger ne furent plus redevables à la Porte ottomane que d’un
hommage hypocrite et de cadeaux sans importance. On conçoit
qu’une telle concession ne pouvait que fortifier l’indépendance
de leur pouvoir ; elle ne les préserva pas davantage de l’insubordination
de leurs sujets. Pendant cette dernière période, qui prit
fin en 1830, les Deys-Pachas se succédèrent au nombre de 17, et
9 d’entre eux furent massacrés.
Plusieurs fois la Porte, harcelée par les réclamations des
grandes Puissances, essaya de replacer les Deys sous l’obéissance
des Pachas ; plusieurs fois elle fi t partir pour Alger des Capidjis
et des Chaoux, chargés de signifier ses ordres et de faire acte
de suzeraineté. Mais jamais mission plus ingrate n’incomba aux
députés de Sa Hautesse. Ils risquaient fort d’être chargés de chaînes,
ou de voir leur navire bombardé en entrant dans la rade.
— « Nous sommes les maîtres chez nous, disaient les Algériens,
et nous n’avons d’ordre à recevoir de personne. Que le
Sultan se mêle de ses affaires ! » — De fait le Divan ne s’inquiéta
jamais de savoir si ses voeux étaient conformes aux Capitulations.
S’il assista la Turquie dans sa lutte contre Charles-Quint, à la bataille,
de Lépante, au siège de Malte, il ne songea qu’à combattre
les ennemis communs de l’islamisme, et persista à s’affranchir
de la suprématie politique des Ottomans.
Veut-on savoir d’une façon plus précise quelle était la situation
faite aux Deys par la révolution de 1710 ? Elle était en
vérité fort peu enviable. Il n’y avait pas au monde de monarques
plus absolus, mieux obéis qu’eux, mais le plus humble Janissaire
tenait leur vie entre ses mains. C’est par l’assassinat que la Milice
avait l’habitude de préluder à ses révoltes et de sanctionner ses
caprices. Aussi, pour rester sur leur trône, les Illustres Seigneurs
d’Alger passaient leur temps à méditer des vengeances ou à déjouer
des complots ; s’ils mouraient de mort naturelle, ils étaient
considérés comme des protégés du Prophète. Assis dans leur Divan
à la manière des Turcs, ayant sous leurs coussins une peau de lion
ou de tigre pour symboliser à la fois la force et la cruauté, ils faisaient
tout trembler, mais ils tremblaient à leur tour, car une heure
de retard apportée au payement de la solde d’un ioldach pouvait
les faire étrangler. La haine du nom chrétien, l’exploitation des
étrangers toujours taillables et corvéables, leur donnaient parfois
l’espérance d’être craints sans être haïs. Peu jaloux de leur
parole, avec quel art ils savaient nier le lendemain ce qu’ils avaient
juré la veille sur la tête du Grand Seigneur ! — «Je suis, disait Ali
à l’un de nos agents, le chef d’une bande de voleurs, dont le métier
est de prendre et non de rendre. » — Ne leur fallait-il pas, du
reste, suppléer par mille subterfuges à l’absence d’une liste civile?
La fortune se plaisait parfois à tirer de l’obscurité les êtres les
plus vils pour les élever sur le trône, témoin ce pauvre cordonnier
occupé à faire des babouches sur le seuil de son échoppe, quand
des soldats enivrés qui parcouraient la ville le chargèrent sur leurs
épaules pour mettre entre ses mains, bon gré mal gré, les rênes du
Gouvernement. Un grand nombre d’entre eux ne savaient ni lire ni
écrire, mais l’usage officiel du sceau leur ôtait un souci de plus ;
serviteurs des Janissaires, ils l’étaient encore des Drogmans. Tels
étaient ces Souverains d’Alger, riches sans être maîtres de leurs
trésors, rois d’esclaves, esclaves eux-mêmes.
Aucun historien n’a pu, jusqu’à ce jour, évaluer le nombre
des victimes de « la ville forte et bien gardée », de cette Al-djazaïr
exécrée et maudite dont les Turcs étaient si fiers. Mais il n’a pas
manqué de captifs et de voyageurs pour la décrire, et nous donner
une juste idée de l’état de prospérité auquel elle était parvenue à
la fi n du XVIe siècle. Ils l’ont montrée bâtie, comme aujourd’hui,
sur le penchant d’une colline, formant jusqu’à la mer un superbe
amphithéâtre, avec ses remparts de 40 pieds de haut, flanqués
de tours crénelées ; ses murs formant une enceinte de près de 50
hectares ; ses 6 portes bardées de fer, irrévocablement fermées
au coucher du soleil ; ses 9 casernes de Janissaires;
ses 100 mosquées ; ses 125 fontaines ; ses tavernes tenant lieu
d’hôtelleries ; ses 15 000 maisons blanches, avec leurs toits en
terrasse, du haut desquelles les habitants aimaient à contempler
à l’aise l’étendue de leur domaine maritime ; le palais de la Jenina,
resserré, sans défenses, au milieu de la ville, avec ses belles
galeries superposées, décorées de mosaïques et de faïences aux
mille couleurs, et soutenues par des colonnes de marbre ; son
Badistan ; ses bagnes où les esclaves étaient entassés pêle-mêle;
enfi n le Fort l’Empereur, bâti par Charles-Quint.
Marmol, Gramaye, Haëdo, le P. Dan, de Brèves, d’Arvieux, Dapper, Shaw,
Peyssonnel, Poiret, Lucas, d’Aranda, les PP. Rédemptoristes de
la Trinité et de la Mercy ont parlé tour à tour de cette population
bizarre de Berbères, de Kabyles, de Maures, d’Arabes, de Turcs,
de renégats, dont le nombre variait de 100 000 à 150 000 âmes,
et qui comptait en outre 10 000 Juifs, qui n’étaient pas mieux
traités qu’en pays de chrétienté. Ils ont dépeint ces murailles garnies
d’hameçons de fer pour y suspendre les condamnés à mort,
et ce môle avançant dans la mer à une distance de 300 mètres,
derrière lequel venaient s’abriter les vaisseaux turcs et étrangers.
C’est dans ce nid de vautours que, malgré les efforts de toutes
les nations chrétiennes, les Algériens braveront si longtemps les
grandes Puissances.
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