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Noces est un recueil composé de quatre récits lyriques écrits par Albert Camus en 1938. Noces aborde différents thèmes comme le soleil, la solitude, l’absurde destin des hommes, l’exaltation de la nature, mais aussi les impressions et méditations sur la condition humaine et la recherche du bonheur.
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L'écriture de Camus est vraiment particulièrement belle dans ce petit recueil. Et cela autant dans ses descriptions des paysages, de l'inanimé, que dans celles plus philosophiques concernant l'homme, son corps, la vie et la mort.
Il nous montre, dès ses premiers textes, qu'il est un véritable écrivain indépendamment de la qualité des idées qu'il entend défendre...
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Stèle en mémoire des "Noces à Tipaza" d'Albert Camus
La phrase sur la stèle :
"Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure''
Camus A.
"Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Etreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort."
Albert Camus (1913-1960) qui a écrit "Noces à Tipaza" en 1939.
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Vue sur la stèle à la mémoire de Albert Camus, avec en arrière plan, la plage Mataresse et le Chenoua
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Camus, dans un de ses textes " scolaires ", Noces à Tipasa, qu'il écrivit en juillet 1937, à la suite d'une journée passée avec la sensuelle Christiane Galindo, une jeune Oranaise, consacre quelques lignes généreuses au village-jardin de Tipasa : " partout des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas, dans les jardins des hibiscus au rouge pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus "; dans le parc " arrangé en jardin au bord de la route nationale " des grenadiers, du romarin; le village entier a " ses murs blancs et roses et vérandas vertes " tandis que " l'autobus est couleur de bouton d'or " et que " les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale " .
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NOCES...Extrait
Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer.
Nous arrivons par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où. nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. A l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.
A gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l'héliotrope pousse sa tête ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.
Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis: « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. » Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon? Aux mystères d'Éleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère -la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles; la course de l'eau
sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.
Je comprends ici ce qu'on appelle gloire: le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c'est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté: elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pourtant, on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi: ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque: il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir vivre.
Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d'ombre, du grand verre de menthe verte et glacée. Au-dehors, c'est la mer et la route ardente de Poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l'éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l'heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde.
On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits - surtout des pêches qu'on mange en Y mordant, de sorte que le jus en Coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est le silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd'hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. On nous a tellement parlé de l'orgueil : vous savez, c'est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdrez, et vos forces vives. Depuis, j'ai appris en effet qu'un certain orgueiL. Mais à d'autres moments, je ne peux m'empêcher de revendiquer l'orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner. A Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le besoin d'en faire une œuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa m'apparaît comme ces personnages qu'on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le monde. Comme eu;x, elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd'hui mon personnage et il me semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus de fin. Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l'œuvre d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté.
Jamais je ne restais plus d'une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu. Les montagnes, le ciel, la mer sont comme des visages dont on découvre l'aridité ou la splendeur, à force de regarder au lieu de voir. Mais tout visage, pour être éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l'on se plaint d'être trop rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau pour avoir été seulement oublié.
Vers le soir, je regagnais une partie du parc plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'esprit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et
côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps. Il y avait du romarin derrière moi et j'en percevais seulement le parfum d'alcool. Des collines s'encadraient entre les arbres et, plus loin encore, un liséré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne, reposait de toute sa tendresse. J'avais au cœur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup fait vivre et battre avec leur propre cœur. C'était précisément cela que je ressentais : j'avais bien joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction.
Maintenant, les arbres s'étaient peuplés d'oiseaux. La terre soupirait lentement avant d'entrer dans l'ombre. Tout à l'heure, avec la première étoile, la nuit tombera sur la scène du monde. Les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces ravagées seront nées cependant dans le cœur de la terre.
A présent du moins, l’incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m’emplissais d’une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour. Amour que je n’avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels.
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ALBERT CAMUS
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NOCES A TIPASA, Albert Camus
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Les écrivains n'avaient pas attendu pour s'émouvoir des traces romaines sur cette terre, et Camus, dans son texte magnifique sur Tipasa, Noces, ressent une émotion en ce lieu qui n'est sans doute pas étrangère au sentiment qu'à Tipasa, site antique romain, plus qu'ailleurs en Algérie sans doute, il se sent, lui Français donc Méditerranéen donc Romain d'héritage, chez lui – exactement comme un Algérien venu de Tipasa pourrait se sentir chez lui à Orange ou Pompéi**** .
Plus récemment, le grand écrivain
algérien Mohamed Dib a écrit des pages remarquables sur son émotion à
parcourir les sites antiques de son pays, aujourd'hui désertés des âmes
humaines qui y ont habité, mais qu'il ressent comme toujours
terriblement vivants:
"Les Romains (…) ont laissé des villes derrière eux après quelque dix siècles (?) de souveraineté exercée sur cette partie de l'Ifriqiya devenue l'Algérie (…). Depuis plus d'un millénaire, tout est toujours là: palais, arènes, temples, forums, thermes, édicules, cette pompe comme surprise sur place (…).
Rome respire là sous mes yeux (…). Lors de son édification, jamais encore la civilisation n'avait déferlé aussi loin, gouverné aussi loin, spéculé à de telles profondeurs, ne s'était haussée à de tels sommets. Jamais. Nous étions la civilisation. Et j'y rôde à présent, portant mes pas de-ci de-là. Ruinée, elle sera? Comme j'y porte ainsi mes pas, je ne le puis concevoir. Vivante, elle est, et le sera encore longtemps. Je ne vais donc pas pleurer sur elle avant que ce ne soit l'instant, si cet instant a jamais lieu, mais je ne crois pas. J'ai confiance. J'ai pleine confiance en elle. Remontant ses avenues, je ne fais que remonter en moi vers moi-même. Pas un Américain par contre, serait-ce l'homme le plus puissant, le plus fortuné du monde, un Ford, un Bill Gates, ne pourrait s'offrir sur son propre terreau ce luxe que je m'offre sur le mien et, cela: ça fait la différence entre nous, une sacrée différence!
J'y vais d'un pas ni lent ni hâtif: serein, dans la paix du cœur. La ville a le temps et moi j'ai tout mon temps. Elle ne se sauvera point pour autant que j'y déambule. Elle ne s'éclipsera pas même quand je l'aurai quittée. Elle sera là, fidèle. Autre chose que je sais: elle vibrera éternellement du sourire qu'arborent ses péristyles, ses frontons, ses portiques, ses statues veillant aux carrefours; ce de pas, au-devant de Vénus anadyomène, puis je passe, je poursuis ma route, sachant quoi penser, quoi entreprendre. Mettant mes pas dans les pas de mes ancêtres lointains jusqu'où loin on ne saurait aller en avançant dans la connaissance, la convergence de son humanité à soi" *****.
Et je lis dans cette déclaration de filiation, c'est-à-dire d'amour, d'un Algérien, d'un Arabe, d'un musulman à Rome, le signe qu'enfin, les esprits d'ici et de là-bas recommencent à converger, loin des haines coloniales et des rancoeurs post-coloniales, après presque 150 ans de domination des uns par les autres, après cinq siècles – la chute de l'Andalousie coïncidant, nul hasard, avec les conquêtes de Christophe Colomb - d'un terrible malentendu où les peuples d'Occident se sont cru plus forts plus intelligents plus "civilisés" que les autres, annexant pillant acculturant des peuples entiers au nom de cette "civilisation" qu'ils croyaient apporter, sans savoir que la civilisation était née là aussi, là d'abord, dans ces pays arabes qu'ils appelaient barbares, née bien avant que le mot Occident n'existe, et qu'elle avait fleuri sur ces rivages en même temps pour tout le monde.
Et la même histoire se répète aujourd'hui. L'Amérique, forte en ce XXI° siècle de la suprématie technologique et militaire des conquérants européens de jadis, mais puissance coloniale infiniment plus arrogante et destructrice qu'aucune autre jadis, au nom d'une "civilisation" qu'elle est censée apporter, et que l'on nomme aujourd'hui modernité, a choisi de raser la Mésopotamie, berceau premier de la civilisation, premier berceau de l'humanité. La Mésopotamie, mère de la Grèce, mère de Rome, notre héritage commun, à vous et moi, la Mésopotomaie qui a inventé plus que le burnous que peut-être vous ne portez pas: l'écriture, sans laquelle l'esprit humain n'aurait pu léguer aux générations futures le fruit de ses découvertes et de ses avancées, sans laquelle vous ne seriez pas là à me lire, ni moi à vous écrire et à vous dire tout ça.
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**** Albert Camus, Noces, suivi de L'été, Gallimard, 1959.
***** Modamed Dib, Simorgh, Albin Michel, 2003.
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Je ne connais pas l'Algérie mais je l'aime. Je l'aime par sa musique, je l'aime par ses gens rencontrés ici, je l'aime par sa cuisine et son goût de recevoir qui sont les mêmes que chez moi, je l'aime pour ses paysages de mer et de montagne mêlées qui me parlent aussi du Liban, je l'aime parce que Les Noces de Camus sont sans doute le texte littéraire que j'aime le plus au monde, celui que j'ai lu le plus lentement de ma vie, ne voulant pas faire cesser l'extraordinaire euphorie de lecture qui m'a saisie dès les premières lignes, faisant durer le plaisir plusieurs mois, plusieurs années même car je suis restée longtemps sans finir le texte, exprès, ode à une Méditerranée passionnément aimée dans laquelle je reconnais chaque couleur chaque sensation chaque ombre par le soleil portée.
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Albert Camus Receiving the Nobel Prize in Literature 1957
http://fr.youtube.com/watch?v=nMkMiLtA2M0
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Qu’est ce qu’un homme révolté ?
C’est d’abord un homme qui dit non.
Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui. Entrons dans le détail avec le mouvement de révolte. Un fonctionnaire qui a reçu des ordres toute sa vie juge soudain inacceptable un nouveau commandement. Il se dresse et dit non.
Albert CAMUS
(Remarque sur la révolte, 1945, in Pléiade, éd. de R. Quilliot 1965, Vol. Essais, p. 1682).
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Etranger, étrangeté chez Albert Camus
Extrait de l'intervention au colloque de Fès : Étranger, étrangeté, civilisations
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Si Meursault est étranger, le roman est cependant écrit à la première personne du singulier, et non à la troisième par un narrateur extérieur. Le personnage revendique sa parole. Pourtant, si l'étranger parle Je, il ne semble pas savoir ce que ce Je doit assumer. Quand je dis je, de quoi ai-je à répondre ? Auprès de qui ? Est-ce alors un Journal, un roman, une autobiographie philosophique ? Qui parle ? Camus, Meursault, le narrateur ? Difficile de trancher. Cependant, le recours très original au passé composé fait par Camus, plutôt qu'à l'imparfait comme le veut la tradition romanesque, apporte une indication précieuse.
Du passé composé, Benveniste dit qu'il est le temps du discours qui relate les faits en témoin. Cela me semble situer avec précision la position de l'étranger. L'étranger est fondamentalement témoin. Témoin dans sa vie, plus que responsable, témoin dans la société, plus qu'engagé. Ainsi, Meursault sera témoin des exactions de Sintès, et cela qui le conduira au meurtre, cela le condamnera à mort. Etre témoin organise l'exclusion. Etre témoin rend étranger.
Témoin de la lâcheté morale de Sintès, Meursault l'autorise, la sert, dans une absence d'engagement subjectif. Cela le condamne. Il s'étrange donc lui-même par son refus de s'engager. Il se délie du discours. Se tenir à l'extérieur du discours condamne autant que de s'y couler. L'absurde alors se précise. L'absurde regarderait la position du sujet dans la société. L'absurde, c'est le rapport de Caligula au pouvoir, la soumission de Sisyphe à l'habitude, la position de témoin de l'étranger.
Nous l'avons dit. Camus ne fut jamais témoin. Envers et contre tous les obstacles que rencontreront sa vie, il s'engagera. Par sa plume, il résistera. Finement, discrètement, Camus distingue la morale de l'éthique. Etre sans morale dans une société amorale n'est pas condamnable, et Sintès ne sera pas condamné malgré son abjection, mais être sans éthique, que la société soit morale ou non, condamne le sujet, et Meursault le sera. Ainsi on serait étranger faute d'éthique, en restant témoin exilé de toute responsabilité dans le lien social.
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Marie Jemma-Jecjic - 04/12/2008
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Albert Camus
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Son père est ouvrier dans une exploitation vinicole. Sa mère est presque illettrée ; son mari est tué à la guerre, le 17 octobre 1914. Elle va mener avec ses enfants une existence presque misérable.
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BIOGRAPHIE CHRONOLOGIQUE de CAMUS
1913
Naissance le 7 novembre à Mondovi, près de Bône, en Algérie. Sa mère est quasi sourde et illettrée. Son père est ouvrier.
1914
Son père, Lucien Camus, meurt à la guerre, à la bataille de la Marne.
Il a un frère aîné, Lucien. Sa famille mène une vie misérable et
s'installe à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt. Il est
élevé par sa mère, Catherine Sintès, et par sa grand-mère rude et
autoritaire.
1924
Il rentre au lycée Bugeaud d'Alger. Il s'illustre comme gardien de but
au Racing Universitaire d'Alger. C'est un très bon nageur. Il adore la
mer.
1930
Il passe son baccalauréat. La tuberculose le fait déjà souffrir.
1931
Il commence des études en Lettres Supérieures.
1933
Il se joint au mouvement des antifascistes et au Parti communiste.
1934
Premier mariage de Camus avec Simone Hié.
1936
Il divorce. Il présente un Diplôme d'Etudes supérieures sur les
rapports entre le christianisme et l'hellénisme. Sa santé l'empêche de
passer l'agrégation de philo. La tuberculose lui ferme les portes du
professorat. Il dénonce le colonialisme.
1937
Premières tournées avec la pièce de théâtre : L'envers et l'endroit.
1938
Il débute Caligula, sa première pièce. A partir de cette année, il
trouve dans le journalisme une façon d'agir à son niveau contre les
faits de l'actualité qui le révoltent. Il fonde Le Journal d'Alger
républicain où il s'élève contre l'asservissement du peuple musulman,
contre l'oppression du colonialisme, contre la mainmise des riches...
1939
Publication de Noces, où il vante les beautés et les habitants de l'Algérie.
1940
Camus part d'Algérie pour la France.
Après deux ans d'écriture, il termine L'Etranger.
Deuxième mariage avec Francine Faure.
1942
Après deux ans d'écriture, publication de Le Mythe de Sisyphe.
Publication de L'Etranger, qui apporte le succès.
Il écrit dans Combat, un journal qui participe à la Résistance. Il y devient rédacteur en chef.
1944
Il fait la connaissance de Sartre.
1945
Fin de la Seconde Guerre Mondiale. Camus rêve d'une Algérie démocratique.
1946
Voyage aux Etats-Unis.
1947
Publication de La Peste, écrit de 1941 à 1946. Enorme succès. Il arrête d'écrire dans Combat.
1948
Guère de succès avec L'Etat de siège, au théâtre.
1949
Grand succès avec Les Justes, au théâtre.
Sa santé empire.
1951
Publication de L'Homme révolté.
Camus reste de gauche mais dénonce le stalinisme, ce qui lui attire les foudres d'une partie de la gauche française.
1952
Sartre et lui rompent leur amitié.
Il adapte au théâtre, Les Possédés, de Dostoïevski.
Il démissionne de l'UNESCO qui admet en son sein l'Espagne franquiste.
1953
Il défend les ouvriers de Berlin-Est qui font face aux tanks.
1954
Publication de L'Été.
Début de la guerre d'indépendance en Algérie.
1955
Il adapte au théâtre, Un cas intéressant, de Buzzati.
Il se joint à L'Express, un journal qui veut des négociations pour la guerre d'Algérie.
1956
Il lance un appel à la trêve civile. Cet appel ne reçoit aucun écho. Le
conflit se généralise. Par contre, vivement dénoncé et critiqué par la
gauche, il se taira ensuite. Il abandonne sa collaboration à L'Express.
Publication de La Chute.
1957
Publication de L'Exil et le Royaume.
Il reçoit le prix Nobel de littérature.
1958
Camus s'investit davantage dans le théâtre.
1960
En revenant de sa nouvelle maison, dans le Vaucluse, il se tue en voiture, le 4 janvier, avec Michel Gallimard.
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