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« Le français… ma langue silencieuse »
(Assia Djebar, Le Journal du dimanche, le 19 juin 2005)
1. Des études brillantes
Fatima-Zohra Imalayène, plus connue sous le nom d’Assia Djebar, est née
le 4 août 1936 à Cherchell, cité côtière voisine de Tipasa célébrée par
Albert Camus, réputée notamment pour ses vestiges antiques, située à
une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger. Elle est élève à l’école
coranique puis à l’école primaire de Mouzaïa, petite ville proche
d’Alger. Son père, qu’elle décrit comme « fils de prolétaire,
instituteur et socialiste », était un ancien élève de l’école Normale
de Bouzaréah, comme le futur écrivain Mouloud Feraoun. Elle fait ses
études secondaires à Blida, entre la plaine cultivée de la Mitidja et
l’Atlas. Interne à onze ans, elle est la seule élève musulmane. Elle
poursuit des études supérieures à Alger et fait sa khâgne à Paris au
lycée Fénelon. Assia Djebar est la première Algérienne reçue au
concours de l’école Normale Supérieure de Sèvres en 1955. Elle
obtiendra une licence d’histoire, puis un doctorat à l’université de
Montpellier.
2. Un engagement précoce
Assia Djebar participe à la grève des étudiants algériens en 1956. à vingt ans, elle écrit son premier roman, La Soif,
publié en 1957, souvent comparé à Bonjour tristesse (1954) : elle
devient alors la « Françoise Sagan musulmane ». Assia Djebar enseigne
l’histoire de l’Afrique du Nord à l’université de Rabat au Maroc et
participe aux activités culturelles d’organisations algériennes. En
1958, elle suit en Tunisie son mari entré dans la clandestinité et
rédige pour le journal El Moudjahid (Le Combattant)
des enquêtes auprès de réfugiés algériens à la frontière. Ces multiples
expériences serviront de toile de fond à plusieurs de ses romans, en
particulier Les Impatients (1958) et Les Alouettes naïves (1967). Commence alors une existence qui tangue entre l’Algérie et la France.
En 1962, Assia Djebar regagne son pays devenu indépendant et publie Les Enfants du nouveau monde. Elle enseigne à l’université d’Alger (histoire moderne de l’Afrique, littérature française et sémiologie du cinéma), et collabore avec les médias. En 1965, quand le Gouvernement algérien décide que l’enseignement de l’histoire doit se faire en arabe, Assia Djebar proteste et repart en France. Elle retourne en Algérie en 1974 et réalise un film, La Nouba des femmes du mont Chenoua. Au début des années 1980, elle travaille au Centre culturel algérien de Paris « parce qu’il n’y [a] plus que des hommes dans les rues d’Alger ». Dans celles de Paris, elle marche souvent, trouvant dans ces promenades l’élan nécessaire à son imagination. Entre 1967 et 1980 (parution de Femmes d’Alger dans leur appartement), elle n’avait publié aucune œuvre romanesque : plus de dix ans la conduisant de la jeunesse à la maturité ? Un temps propice à une prise de conscience en tout cas : sa vraie patrie est l’écriture, quoi qu’il arrive.
« Le Maghreb a refusé l’écriture. Les femmes n’écrivent pas. Elles brodent, se tatouent, tissent des tapis et se marquent. écrire, c’est s’exposer. Si la femme, malgré tout, écrit, elle a le statut des danseuses, c’est-à-dire des femmes légères. » (Ces voix qui m’assiègent… En marge de ma francophonie, Albin Michel, 1999, p. 35)
Assia Djebar multiplie les séjours à l’étranger, enseigne dans des universités américaines (en Louisiane puis à New York), s’intéresse toujours au cinéma, à la peinture et au théâtre. Elle publie des essais, poursuivant ainsi son œuvre littéraire marquée par l’ouverture aux grandes questions contemporaines, en particulier les luttes nationalistes et le combat incessant en faveur de l’honneur, de l’indépendance et de la liberté des femmes. Historienne, elle inscrit ses romans dans des faits précis. Dans les nouvelles d’Oran, langue morte (1997), Assia Djebar raconte la souffrance des femmes à l’heure de l’intégrisme des années 1990. Le titre du recueil témoigne de la préoccupation constante de l’écrivain, qui a grandi entre trois langues : le berbère, l’arabe dialectal et le français. Alors que l’Algérie mène une campagne efficace d’alphabétisation, l’arabisation commencée en 1975 a des conséquences catastrophiques, selon elle. Le gouvernement fait venir des coopérants d’autres pays arabes, parmi lesquels se glissent de nombreux intégristes. Dans Le Blanc de l’Algérie (Albin Michel, 1996, p. 64), elle explique les maux de son pays par ses problèmes linguistiques. L’arabe officiel est la langue des hommes, la romancière cherche ailleurs sa propre parole.
« J’ai le désir d’ensoleiller cette langue de l’ombre qu’est l’arabe des femmes. »
3. Immortelle sous la Coupole
Familière des récompenses et des distinctions littéraires, elle reçoit
notamment le Prix américain Neustadt en 1996, ainsi que le Prix de la
paix, à Francfort en 2000. Elle est élue en 1999 à l’Académie royale de
Littérature de Belgique, au siège de l’écrivain franco-américain Julien
Green. Les publications s’accélèrent : 2002 voit la parution de La Femme sans sépulture et une nouvelle édition de Femmes d’Alger dans leur appartement. à la fin de l’été 2003, La Disparition de la langue française
reçoit un accueil favorable des critiques. Assia Djebar est même citée
pour le prix Nobel de littérature. Le 16 juin 2005, elle devient «
immortelle » : élue à l’Académie française, au fauteuil de Georges
Vedel que convoitait également Dominique Fernandez, elle est la
première auteure du Maghreb siégeant sous la Coupole et la deuxième à
représenter le continent africain, après Léopold Sédar Senghor en 1983.
Même si les officiels algériens se montrent quelque peu avares de compliments (il s’agit d’une institution française, récompensant un auteur dont la langue d’écriture est le français…), les médias algériens parlent de « fierté nationale » comme en témoignent plusieurs journalistes. Khalida Toumi, ministre de la Culture, a déclaré:
« Assia Djebar, déjà distinguée par les plus hautes institutions culturelles de la planète, vient d’être admise à l’Académie française pour une œuvre de l’esprit patiemment tissée dans la géométrie de notre métier, avec le fil de notre être, dans la trame de notre histoire ».
Assia Djebar quant à elle s’estime « contente » d’intégrer l’Académie française en raison de « la reconnaissance que cela implique pour la littérature francophone de tous les autres pays, y compris évidemment du Maghreb, mais aussi de tous les pays africains ».
« La langue française est depuis longtemps ma maison », explique-t-elle sur France-Info, en référence à ses quarante années d’écriture francophone. « Le symbole, j’y ai peut-être réfléchi mais au moment où j’ai accepté de répondre favorablement quand on m’a proposé de poser ma candidature. J’ai réfléchi effectivement par rapport à l’Algérie et par rapport aux années noires, à la décennie noire de 1990, où tant d’amis à moi francophones l’ont payé de leur vie ».
Consultez le discours d’Assia Djebar devant ses pairs de l’Académie française
http://www.academie-francaise.fr
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Fatima-Zohra Imalayène, de Cherchell,
plus connue sous le nom d’Assia Djebar
Le roman
1. Le résumé
N.B. Une certaine maturité paraît nécessaire afin d’aborder le roman d’Assia Djebar : pour saisir le contexte politique et historique ; pour supporter la violence de plusieurs scènes ; pour suivre les variations temporelles, les changements de narrateurs ; pour comprendre, analyser, interpréter les réactions, les sentiments et les réflexions des personnages ainsi que leur expression parfois rude.
Automne 1991. Berkane qui vit en France depuis vingt ans regagne l’Algérie quelques mois après que Marise l’a quitté. Il s’installe face à la mer à proximité d’Alger. Lui, l’enfant de la Casbah, ne reconnaît pas sa terre natale : elle n’a plus rien à voir avec celle de sa mémoire et ses proches ont presque tous disparu. Berkane observe le présent et égrène les souvenirs : son enfance, sa famille, son quartier, la montée du nationalisme, la bataille d’Alger, … Il fait la connaissance de Nadjia dont il tombe éperdument amoureux ; mais celle-ci fuit l’Algérie depuis de longues années et retourne en Europe. Il commence alors à écrire, en français, le récit de sa vie.
Septembre 1993. Berkane disparaît. Est-il la victime des fanatiques
qui font régner la terreur ? Son frère Driss s’alarme, Marise se
déplace en Algérie, Nadjia n’a pu en être informée…
2. La construction du roman
« Une histoire – dans l’Histoire – personnelle, sensuelle, parfois violente, souvent inquiétante, toujours passionnante voire haletante… » (appréciation d’une classe de 1re, naguère rétive à la lecture).
Les dialogues au discours direct sont fréquents (Assia Djebar est également dramaturge), rendant le texte vivant et dynamique. Les descriptions et les portraits sont rapides, généralement subjectifs (en focalisation interne) : de véritables prises de vue. Il faut signaler que Berkane s’adonne à la photographie, qu’Assia Djebar est aussi cinéaste et qu’elle a publié en 1993 un ouvrage accompagné de photographies.
La Disparition de la langue française oscille entre le roman (« œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures ») et le récit (« relation orale ou écrite de faits vrais ou imaginaires ») à teneur biographique, comme l’attestent les différents « paquets testamentaires » (III, A, 3) constitués de lettres, d’un manuscrit et d’un cahier.
Ce « roman » – terme employé par l’auteure – présente également des stances (II, B, 2), des lettres (I, A, 3 ; I, C, 2 ; III, C, 1 et 2) et un journal intime (II, B, 3) qui relate quotidiennement des événements et des sentiments.
Le narrateur Berkane, qui prend quelque distance (l’humour peut y trouver place) avec l’enfant et l’adolescent qu’il fut, explique volontiers pour qui et pour quoi il s’applique depuis longtemps à écrire (II surtout), livrant ses états d’âme, ses sentiments (registre lyrique). Il s’agit d’un véritable roman de formation, de découverte, d’apprentissage : des femmes, de la politique, de soi …
Quant à Assia Djebar, elle cherche parfois à amuser le lecteur (registre comique), plus souvent à susciter sa curiosité, son admiration, sa pitié, sa crainte face à la « fatalité » (registre tragique), davantage encore à provoquer sa réaction, sa prise de conscience, sa réflexion, …
Dédicace : épigraphe1 de Mohammed Dib (Algérien, 1920-2003) tirée de Neiges de marbre (roman, 1930)
Dans la première partie, le narrateur Berkane s’adresse à Rachid : se déroule alors l’histoire du drapeau en plusieurs épisodes (I, B, 2 et 3) avec son expérience, son application et ses conséquences, puis l’évocation de l’oncle Tchaida (I, C, 3). Berkane raconte aussi au photographe Amar (on peut comprendre qu’il s’adresse au lecteur) la tentative de vol (I, C, 1), scène de rue rapide et saisissante.
I. 1re partie : le retour (automne 1991)
Epigraphe de Georg Trackl (Autrichien, 1887-1914)
A. L’installation
1) Retour en Algérie. Souvenirs du narrateur
2) Raisons d’un départ… et de ces « mémoires » (récit à la 3e pers.)
3) Sentiments envers Marise. Lettre à Marise
B. Lent détour
1) Existence quotidienne
2) Souvenir de Marise, souvenirs d’enfance (récit à la 3e pers.)
3) La famille. épisode scolaire autour d’un drapeau
C. La Casbah
1) En route vers le « quartier d’enfance ». Tentative d’agression (récit à la 3e pers.)
2) Le « quartier d’enfance » : lettre à Marise et désillusions
3) Retour à la Casbah. Souvenirs de l’oncle Tchaida
Dans la deuxième partie, Nadjia révèle à Berkane (attentif, ému, attendri) sa propre histoire, véritable tragédie, en parsemant le récit de mots inquiétants et d’indices et en faisant parler des membres de sa famille… (II, A, 2). Berkane narre, à plusieurs reprises, des épisodes marquants de sa vie : celui des drapeaux le 11 décembre 1960 (II, C, 3) ou de l’anniversaire un an plus tard (II, C, 4) ; plusieurs expériences, horribles ou instructives, de la prison (II, C, 5 et 6) ; la confession de la maison « pas honnête » (II, C, 3), etc.
II. 2e partie : l’amour, l’écriture (un mois plus tard)
Epigraphe de Gunnar Ekelöf (Suédois, 1907-1968)
A. La visiteuse
1) Arrivée de Nadjia
2) L’histoire de Nadjia (racontée par elle-même)
3) Scène d’amour
4) Passion pour Nadjia. L’amour toujours !
B. Journal d’hiver
1) L’Algérie d’aujourd’hui : anecdotes, réactions de Berkane et de Nadjia
2) états d’âme. Stances pour Nadjia
3) Journal intime : craintes devant la situation politique ; sentiments envers Marise et Nadjia
C. L’adolescent
1) Alger, décembre 1960 : son autobiographie
2) 11 décembre 1960 : révolte de la Casbah autour des drapeaux
3) Une maison « pas honnête »
4) Décembre 1961 : arrestation
5) Emprisonnement
6) Le salut au drapeau français
La troisième partie débute par un coup de théâtre qui précipite le récit dans la tragédie : la disparition de Berkane. De ce fait, le point de vue change, un autre narrateur prendra la parole.
III. 3e partie : la disparition (septembre 1993)
épigraphe de Bernard-Marie Koltès (Français, 1948-1989) tiré de Le Retour au désert, théâtre, 1988
Epigraphe d’Emily Dickinson (Américaine, 1830-1886)
A. Driss
1) Coup de théâtre : disparition… de Berkane !
2) Arrivée en Algérie de Marise
3) Remise de « documents » à Marise
B. Marise
1) Retour de Marise en France
2) Douleur de Marise. Fuite des intellectuels francophones d’Algérie
3) Jeu théâtral et vie réelle
C. Nadjia
1) Lettre de Nadjia à Berkane
2) Suite de la lettre
3) Fin de la lettre pour Driss. Epilogue.
Dans la première et la deuxième parties, le récit de Berkane est à la première personne (sauf exceptions indiquées).
Dans la troisième partie, le récit est à la troisième personne (après la disparition de Berkane).
Les thèmes
1. Amour et sensualité
C’est d’abord l’attachement de Berkane à son pays, en particulier à
Alger, sa Casbah, et plus précisément à ce « quartier d’enfance » qu’il
retrouve avec émotion : la nostalgie se transforme d’ailleurs en
désillusion (I, C), sur le mode lyrique.
C’est ensuite l’affection de Berkane envers Marise, qui reste encore attachée à lui, bien qu’elle l’ait quitté. Cette affection réfléchie, pensée, repose sur la durée.
C’est enfin l’amour entre Berkane et Nadjia : cette passade est devenue passion envahissante, extrêmement sensuelle (II, A, 3 et 4 ; II, B, 1). Il convient de relever les perceptions visuelles, auditives, olfactives ; les métaphores ; les références mythologiques ; les champs lexicaux du désir et du plaisir ; le vocabulaire de la volupté, de la jouissance ; les multiples termes qualifiant les deux amants… Cette passion se prolonge même après la séparation et se traduit par le manque de l’être aimé… comme l’atteste, plus de deux années après, la lettre de Nadjia (III, C, 1 et 2) : l’aventurière envisage cette fois le mariage et un enfant.
« Eros et Thanatos » pourrait être une des façons de résumer le roman. Selon l’Encyclopédie de la littérature (Livre de poche, 2003, p. 428), les premiers romans d’Assia Djebar « font date comme le témoignage d’une Maghrébine sur la découverte de son corps » (p. 428). Les Noces de Strasbourg (Actes Sud, 1997) accordent « une part importante à l’érotisme. »
2. La diversité des langues
Si Berkane se situe entre deux langues (l’arabe dialectal et le français2),
il ne se sent pas pour autant tiraillé entre deux cultures. Il s’agit
de transcrire le vécu (arabe) par des mots (français) (II, B, 2) ;
aussi écrit-il son récit, son manuscrit et ses lettres en français, …
Mma, la mère de Berkane, utilise non pas le berbère mais le parler de
la Casbah (I, A, 2). Marise, quant à elle, raille la pensée « en
arabesque » (I, A, 3) de Berkane qui se plaît à retrouver avec Rachid
le dialecte (I, A, 3), même si, parfois, les deux personnages
dialoguent en français (I, B, 2). Nadjia raconte son histoire en arabe
(elle tutoie car c’est la langue de proximité : II, A, 1) et
quelquefois en français (II, A, 4) ; elle utilise l’arabe pendant et
après l’amour (II, A, 3). Cette langue arabe est trahie par les « fous
de Dieu » (II, B, 1) et la traduction de « laïc » (II, B, 1) pose des
problèmes (dont s’amuse le narrateur). L’arabe et le français
permettent d’exprimer la révolte (II, C, 2). Le policier s’exprime en
français, langue seconde, de mémoire également (III, A, 1).
Dans la ville d’Alger, le héros ne retrouve pas la dénomination des rues de son enfance (I, C, 1) : des noms français que des Algérois persistent à employer aujourd’hui encore. Berkane (qui écrit son manuscrit en français) a peut-être été confondu avec son frère Driss, journaliste de langue française engagé contre les intégristes (III, A, 1).
Le titre fait également référence à la « disparition » des Algériens
francophones, à leur exil loin de la terre natale : « est-ce que
soudain c’était la langue française qui allait disparaître là-bas ? »
(III, B, 2).
3. La peinture des traditions
Le roman apporte des informations sur les coutumes arabo-musulmanes. Il
s’agit toujours d’un constat : le narrateur ne cherche ni à expliquer,
ni à justifier voire à vanter un mode de vie ; Berkane (et derrière lui
l’auteure) fait preuve de discrétion, et sa neutralité entre parfois en
contradiction avec le franc-parler et la révolte de Nadjia contre les
intégristes et les fanatiques…
Plusieurs traditions sont ainsi évoquées :
- la fille qui hérite de la moitié de la part revenant au garçon (I, A, 1) ;
- des rites chrétiens « étranges » s’agissant des anniversaires (I, A, 2) ;
- une épouse « chrétienne » pour Berkane, mais pas un « chrétien » pour une de ses sœurs (I, B, 3) ;
- le port du voile (I, C, 1) ;
- le pèlerinage à La Mecque (II, A, 2) ;
- l’aumône (II, A, 2) ;
- des prières et expressions religieuses (II, C, 2) ;
- l’enterrement (III, A, 1).
Au fil du texte, il est question de filles voilées dans l’attente du
mariage (I, B, 3), cloîtrées (I, C, 1), l’homme apparaissant dominateur
et protecteur (II, C, 1). La femme est surtout gardienne des
traditions. On la voit cependant aussi sortir sans voile et vendre les
bijoux offerts par son mari (II, A, 2). Nadjia, elle, est libre, active
dans l’acte amoureux et provocatrice (II, A, 3 et 4). Les femmes se
montrent surtout actives et énergiques pendant la guerre : elles
reconnaissent les morts, participent par leurs youyous (II, C, 2), …
Plusieurs ouvrages d’Assia Djebar évoquent cette figure de la femme, en
particulier La Femme sans sépulture (Albin Michel, 2002).
4. L’Histoire comme toile de fond
Voilà un thème important de la littérature du Maghreb et de la littérature africaine en général : la représentation réaliste de la société
sert de base à l’entreprise romanesque. D’ailleurs, Assia Djebar -
historienne - ne fut-elle pas l’élève de Louis Massignon et de Jacques
Berque ? N’est-elle pas « engagée » ou plutôt « embarquée dans la
galère de son temps » (Albert Camus, Discours de Suède, Gallimard, 1957, p. 1079), ayant en outre « mesuré sa responsabilité d’écrivain » (Jean-Paul Sartre, Situations II,
Gallimard, 1948, p. 369). Le roman est ancré dans l’Histoire (c’est
l’une des facettes de son réalisme, voire de son « naturalisme »), les
personnages - témoins et acteurs - y sont confrontés en permanence.
Deux périodes se trouvent privilégiées :
- l’enfance de Berkane et celle de Nadjia qui correspondent à la montée du nationalisme et à la guerre d’Algérie
(1954-1962). Malgré le conflit qui génère de multiples horreurs (II,
C), les diverses communautés semblent cohabiter : sont ainsi évoqués
juifs, musulmans et pieds-noirs (II, A, 2), autant à Alger avec Berkane
(II, C) qu’à Oran avec Nadjia (II, A) ; parfois avec complicité, tels
les camarades de classe Marguerite et Popaul (épargné avec sa famille
pendant les émeutes du 11 décembre 1960 : II, C, 2), parfois avec
humour, comme le boulanger espagnol… que son épouse Valentine remplaça
par Miloud (I, C, 1) ! Il est aussi question des luttes entre
nationalistes (FLN et MNA notamment : II, C, 5) et contre les harkis
(II, C, 4) ;
- la « guerre civile » du début des années 1990
: les trois grandes parties du roman sont datées (I : automne 1991 ; II
: un mois plus tard ; III : septembre 1993). Trente ans après la guerre
d’indépendance, le pays n’est pas guéri de ses plaies (II, B, 3) :
violences, enlèvements, assassinats sont de mise. Le roman évoque les
courriers anonymes dont Driss est victime (III, A, 1), le meurtre de
Tahar Djaout (III, A, 2), la chasse aux intellectuels francophones
(III, B, 1 et 2), la clandestinité, l’exode, la solidarité étrangère
(III, C, 3), la désespérance des jeunes soulignée par l’humoriste
Fellagh (III, B, 2), etc. C’est dans ce contexte que Berkane «
disparaît ». à la fin de la décennie, on parlait de 150 à 200 000 morts.
On se reportera plus particulièrement à quelques faits historiques donnés dans la rubrique Documents et supports complémentaires.
[Haut de page]
5. L’enfermement
Ce thème fera l’objet du groupement de textes proposé (p. 28). Si
Berkane et Nadjia semblent enfermés dans leur passé (pour lui, ce sont
ses souvenirs d’enfance à la Casbah : I, C, 2 et 3 ; pour elle, c’est
une plaie qu’elle s’efforce d’oublier en parcourant l’Europe (II, A, 2)
menant une vie de « mouvement, déménagement, errance »), ils sont aussi
enfermés dans leur amour (pour Berkane, cette passion toute charnelle
qui le hante ; pour Nadjia, cette incapacité à oublier son amant malgré
le temps qui passe).
Peuvent également être proposées quelques pistes pour élargir le sujet :
- l’enfermement dans les traditions (voir le thème précédent) : si c’est un thème essentiel du roman de Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre (rééd. « Poche », 1950), il n’apparaît pas déterminant dans La Disparition de la langue française ;
- l’enfermement des émigrés : contrairement aux personnages de Driss Chraïbi dans Les Boucs (rééd. « Folio », 1955), Berkane et Nadjia ne semblent pas particulièrement malheureux en France et en Italie ;
- l’enfermement provoqué par le « colonisateur », thème abordé par Albert Memmi dans Portrait du colonisé (Buchet Chastel, 1957) : malgré la guerre, les communautés donnent l’impression de cohabiter, de se rencontrer même ;
- les enfermements, les emprisonnements traités par Tahar Ben Jelloun dans Cette aveuglante absence de lumière
(Seuil, 2001) : il en est longuement question, par exemple lorsque
Berkane évoque « l’adolescent » qu’il était (II, C) et comment son père
a été torturé avant d’être incarcéré dans divers camps de détention
(II, C, 4)… Les dernières pages présentent une société véritablement
prise en otage par les fanatiques : Driss souffre ainsi de « cette vie
clandestine, et trop souvent de claustration » (III, C, 3).
1 Epigraphe : « courte citation qu’un auteur met en tête d’un livre, d’un chapitre, pour en indiquer l’esprit » (Petit Robert, dictionnaire de la langue française)
2 Ce thème est abordé par Assia Djebar dans Ces voix qui m’assiègent (Albin Michel, 1999 , p. 39) : « En 1979, quand je me réinstalle à Paris pour écrire, […] je prends conscience de mon choix définitif d’une écriture francophone qui est, pour moi alors, la seule nécessité : celle où l’espace en français de ma langue d’écrivain n’exclut pas les autres langues maternelles que je porte en moi, sans les écrire.
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