.
Albert Camus Œuvres complètes tomes III (1949-1956) et IV (1957-1959), la Pléiade Gallimard, 1 504 pp. et 1 616 pp.,
.
Révolte et solidarité, ou comment la pensée de Camus reste en résonance. Suite et fin dans la Pléiade des «Œuvres complètes» du prix Nobel 1957.
.
Nul plus que Camus n’aura mesuré à quel point le spectre qui hante l’histoire du XXe siècle est d’abord celui du nihilisme qui consiste moins, comme on voudrait le faire croire, dans l’effondrement de toutes les valeurs (morales, religieuses et autres) que dans un consentement aveugle et meurtrier à l’instinct de mort à l’œuvre dans l’histoire. Lorsque, recevant le prix Nobel de littérature en 1957, il fait du service de la vérité et de celui de la liberté, dressés contre le mensonge et contre la servitude, la double tâche de l’écrivain, c’est avec le souvenir des errances qui auront conduit tant d’hommes de sa génération à se précipiter dans les aventures de la destruction. Rien, dès lors, ne s’impose davantage, à l’écrivain comme au journaliste, que l’exercice d’une vigilance renouvelée, à l’encontre de toutes formes de caution et de justification, idéologiques, religieuses ou politiques qui, sous couvert d’une exigence de justice, pourraient être apportées au meurtre.
La plupart des œuvres écrites au lendemain de la guerre, à commencer par les Justes (1949), l’Homme révolté (1951) et les Chroniques algériennes (1939-1958), mais aussi ses Réflexions sur la guillotine (1958) en portent la marque. L’un des atouts majeurs de la nouvelle édition des œuvres de Camus dans la bibliothèque de la Pléiade qui privilégie le principe d’une présentation chronologique des œuvres est d’en rendre possible une perception accrue. Dans les tomes III (1949-1956) et IV (1957-1959), la question du nihilisme et celle de l’acquiescement complaisant à la violence ne cessent de se croiser et de circuler, d’un genre à l’autre, de chroniques en discours, entre les essais, le théâtre et les récits. Ce qui ne cesse d’étonner alors, c’est la justesse toujours actuelle du fil qui les relie. Parce qu’elle fait du consentement à la misère des autres, quels qu’ils soient, à leur privation de liberté et surtout à leur mise à mort le critère négatif à l’aune duquel toute prise de parole et toute action doivent être jugées, la pensée qui s’y déploie résiste, mieux que d’autres, aux compromissions avec la violence qui datent parfois l’engagement des écrivains du siècle dernier.
«Foule innocente». Cette résistance, nous pouvons en entendre, aujourd’hui encore, la résonance et faire de sa vérité le principe de quelques refus. Ainsi l’avant-propos des Chroniques algériennes nous rappelle-t-il des pratiques de torture, que d’aucuns voudraient réhabiliter, pour les besoins de protection de la sécurité des Etats, qu’en tolérer le principe constitue toujours une sédimentation de l’inacceptable : «Dès l’instant où même indirectement, on les justifie, il n’y a plus de règle ni de valeur, toutes les causes se valent et la guerre sans buts ni lois consacre le triomphe du nihilisme.» Tandis que, du terrorisme, il redit à ceux qui ne le sauraient pas encore qu’il est «criminel» de lui trouver des excuses : «Quelle que soit la cause que l’on défend, elle restera toujours déshonorée par les massacres aveugles d’une foule innocente, où le tueur sait d’avance qu’il atteindra la femme et l’enfant.»
Un mince espoir. Mais pour autant que le consentement au meurtre qui l’a souvent contaminé soit révoqué, l’exigence de révolte n’en demeure pas moins un fondement de l’existence humaine qui l’arrache à sa solitude, à son désespoir et à son «absurdité» pour lui donner le sens d’une solidarité sans frontière. Dans les années que couvrent ces deux volumes, quelques-uns des textes de Camus sont nourris d’un mince espoir dans les formes que celle-ci pourrait encore inventer. Il n’est pas vrai que la seule réponse qu’on puisse apporter au nihilisme consiste, comme d’éminentes personnalités politiques l’ont soutenu ces derniers temps, dans le rappel des religions supposées indispensables - par exemple le christianisme - et la restauration de l’ordre moral qu’elles soutiennent. La révolte contre l’injustice ne signifie pas nécessairement l’affirmation des droits individuels de l’homme égoïste. Au contraire, comme le rappelle l’introduction de l’Homme révolté qui reste un des textes de philosophie du XXe siècle les plus courageux et les plus lucides, «la solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte et celui-ci, à son tour, ne trouve de justification que dans cette complicité». Nous n’avons sans doute pas fini d’en méditer et d’en pratiquer la leçon.
.
MARC CRÉPON
13-11-2008
.
.
Comme toutes les semaines LibéLabo en partenariat avec l'INA (Institut National de l'Audiovisuel) a mis en ligne un document d'archive exceptionnel.
On vous propose donc de (re)découvrir un extrait de l'émission Lecture pour tous datée du 28 janvier 1959 dans laquelle l'écrivain Albert Camus évoque sa pièce de théâtre Les Possédés. La vidéo dure environ 7 minutes. Attention comme il s'agit d'un document d'archive, elle peut être un peu longue à se lancer.
Allez, pour voir l'extrait de l'émission Lecture pour tous à laquelle l'écrivain Albert Camus a participé, il vous suffit de suivre notre lien vers LibéLabo.
http://www.liberation.fr/medias/0601342-l-album-des-ecrivains-albert-camus
.
.
.
Les commentaires récents