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Revenir sur un épisode important de l’Algérie avec sa révolution qui a marqué l’histoire de la deuxième moitié du XXème siècle revient aussi à mesurer l’impact et le soutien dont a bénéficié cette Révolution du 1er Novembre de la part de Habib Bourguiba, des Tunisiens et de la Tunisie, pays avec lequel l’Algérie est liée par la géographie, l’histoire et le sang.
Quels sont les faits marquants de la Révolution du 1er novembre 1954 ? Qu’est-ce qui a donné de l’ampleur à cette Révolution armée contre l’occupant ? Quels ont été les sentiments et le soutien dont les Tunisiens ont fait preuve à l’époque, surtout que la Tunisie était en cours d’âpres négociations sur son autonomie ? Bourguiba soutenait-il la guerre d’Algérie par conviction ou l’utilisait-il comme moyen de pression contre la France, surtout que l’arrière-garde des Algériens se situait dans la profondeur tunisienne ? Bourguiba voulait-il soustraire le monopole de la cause du Maghreb Arabe —défendue par Salah Ben Youssef et qui lui mettait une épine au pied surtout après septembre 1955— et en faire sa propre cause? Ce bref rappel et retour à cette période charnière aussi bien de l’Algérie que de la Tunisie est à notre sens important pour élucider ces questions qui demeurent toujours source de débat chez les historiens et les politologues. L’héritage de cette guerre fratricide continue toujours à peser lourdement dans les rapports entre la France et l’Algérie.
Un héritage chargé
Faisant l’objet de débats dans les cercles politiques français et algériens, dont les séquelles et les traumatismes persistent toujours, la guerre d’Algérie ou guerre de l’indépendance algérienne suscite toujours des tensions, polémiques et passions de part et d’autre. Il faut reconnaître ici les retombées désastreuses de cette guerre, surtout du côté algérien, et le nombre de victimes qu’elle a engendrées. L’Algérie, pays d’un million et demi de martyrs (chiffre qui porte à polémique) est fière de commémorer le déclenchement de sa révolution armée le 1er novembre de chaque année. Un ministère des Moujahidines a été créé à l’occasion et un centre de Recherche sur la Révolution du 1er Novembre travaille sur la mémoire du nationalisme algérien (El Biar). Les séquelles, aussi bien psychologiques que matérielles et politiques, demeurent toujours au centre des polémiques voire des rapports tendus entre les deux pays depuis bien des décades. Selon les Algériens, la France devrait reconnaître ses crimes, présenter des excuses et pallier à ce “génocide” officiel et organisé en versant des compensations aux victimes, et restituer les archives de toute la période coloniale (selon le discours officiel algérien). Tel acte s’inscrit dans la continuité de la reconnaissance du “génocide” juif par la France pendant la seconde Guerre Mondiale. Jacques Chirac n’a-t-il pas restitué à la communauté juive de France les fiches des déportés juifs sous Vichy ? Il faut dire que ces archives, qui sont avant tout un patrimoine —même s’il est partagé— reviendraient selon les Algériens de droit à l’Algérie et c’est une réclamation récurrente de la classe politique et intellectuelle algérienne. De ce fait, les Algériens auront ainsi le droit de revoir, de relire et de réécrire leur histoire. Les atermoiements des tenants de la guerre avec ses dommages «collatéraux» persistent chez un grand nombre d’intellectuels et de politiques français. Pis encore, on en est venu même à promulguer (heureusement elle a été abolie) une loi considérant la colonisation française comme étant «positive et progressiste», comble du snobisme et de l’entêtement ! Il faudrait à notre sens faire en sorte (quoi que ce soit difficile) ce que l’histoire ne soit jamais récupérée par les politiques pour manipuler les faits et les interpréter à leur guise. Laissons tout simplement les historiens faire leur travail et que des véritables débats scientifiques s’instaurent ! Sujet sensible certes auquel il faudrait consacrer d’autres articles ; le débat demeure à ce juste titre passionnant et passionné. Ce qui nous importe ici, et au premier chef, c’est la guerre d’Algérie avec ses retombées et impacts sur la Tunisie.
Les Algériens et le FLN s’insurgent en ce 1er novembre 1954
Le mouvement de révolte algérien a été lancé par le Front de Libération Nationale (FLN) principal parti politique révolutionnaire algérien. Dans cette période charnière (1954), la France commençait à subir le pire revers militaire de son histoire coloniale en Indochine (Diên Biên Phu) avec la perte de 50.000 hommes. L’armistice fut signé à Genève les 21 et 22 juillet 1954. Ce fut une véritable humiliation pour la France. Cette défaite donna un élan propulseur aux mouvements de libération dans les pays colonisés. En Algérie, l’Armée de Libération Nationale (ALN) devint l’aile armée du FLN. L’Algérie à cette époque et depuis 1830 était considérée comme un prolongement naturel de la France, et de fait tous ses habitants étaient considérés comme sujets français. La France, pour sa part, ne voulait pour rien au monde céder ce territoire. On comprend ainsi aisément l’intensité de la guerre ou plutôt la guérilla qui se dessinait à l’horizon. Dans cette Algérie colonisée, on considérait deux entités : la population européenne et les “pieds noirs”, installés depuis une longue date et se considérant supérieurs en droits (politique, économique et social) étaient traitée en classe privilégiée alors que les Algériens musulmans, majoritaires, étaient eux traités en citoyens de seconde zone pour leurs droits civiques. Notons que sur les 10 millions qui peuplaient l’Algérie, 8,5 millions étaient des Algériens musulmans. Les terres fertiles de Mitidja et de la zone côtière revenaient en grande partie aux Européens et aux “pieds noirs”. Frustration qui s’amplifia par une ségrégation encore plus flagrante dans l’instruction, qui se faisait presque exclusivement en langue française et dont l’accès aux Algériens était très limité pour ne pas dire inexistant. L’effacement de l’identité arabo-musulmane de l’Algérie depuis 1830 atteignait des proportions considérables et quasi irréversibles. De nombreux Algériens partaient vers la Tunisie, le Maroc ou l’Egypte, afin de suivre un enseignement arabe et coranique à la Zitouna, à Fez ou à Al Azhar (citons à titre d’exemple Haouari Boumediene, élève de la Zitouna). En dépit de la multitude de partis politiques algériens, les droits politiques des Algériens étaient bafoués et la démocratie était un vain mot, valable en Métropole mais pas pour les Algériens musulmans. Les politiques français estimaient que «les peuples enfants ne sont pas encore murs pour accéder à la démocratie». Mais jusqu’à quand resteront-ils enfants ? 120 ans de colonisation n’avaient pas suffi à «éduquer» et élever son niveau de civisme ? En fait, ce n’était autre qu’un racisme déguisé sous une bannière polie et pseudo-paternaliste. La colonisation a été de tous les temps un moyen de soumission et d’exploitation des peuples, sans plus, les prétextes s’inventant à profusion!
Le déclenchement de la Révolution algérienne
Le noyau dur qui composait le FLN à ses début était représenté par des hommes dévoués et implacables. Ils considéraient que seule la lutte armée était capable de restituer la souveraineté algérienne arrachée depuis 1830, et redonner ainsi l’honneur aux Algériens. Rabah Bitat, Mustapha Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Mohammed Boudiaf, Krim Belkacem et Larbi Ben M’Hidi entreprirent d’éliminer les traîtres de l’intérieur et de procéder à terroriser les colons en transformant leur vie en cauchemar. Ils s’efforcèrent d’internationaliser la cause algérienne pour obtenir le soutien des pays arabes et ceux des Nations-Unies. Plus tard, d’autres personnalités viendront s’ajouter aux premiers décideurs et meneurs : Haouari Boumediene, Ferhat Abbas, Ben Youssef Ben Khedda, Ahmed Ben Bella etc… Avec le peu de moyens dont ils disposaient, et face à l’arsenal militaire quasi illimité de la France, la Révolution algérienne ne pouvait qu’entreprendre un mouvement de guérilla clandestin et organisé en petits groupes (attentats, assassinats, incendies, déraillements, attaques fulgurantes contre des convois, menaces à travers tracts et lettres…). L’étincelle de la guerre d’Algérie a été le manifeste du 1er Novembre du FLN, qui était en même temps un plan d’action et un programme politique et non une action impulsive ou spontanée. Au fil des années, le mouvement de révolte ne cessa de s’amplifier et prit des dimensions multiples. L’ALN, aile armée du FLN, créa une véritable armée avec des combattants dévoués et une organisation draconienne pour la libération inconditionnelle du tout le territoire algérien. La signature des protocoles d’indépendance de la Tunisie et du Maroc en 1956 a été considérée comme une trahison par les nationalistes algériens, car le slogan de l’époque était la libération du Maghreb Arabe du joug colonial français. Salah Ben Youssef y trouva justement son compte. Mais la Tunisie aussi bien que le Maroc (dans une moindre mesure) commencèrent dès lors à devenir l’arrière-garde de la Révolution, étant donné que les deux pays ne dépendaient désormais plus politiquement de la France et pouvaient—étant souverains— offrir refuge aux Algériens selon la Convention de Genève. La Tunisie joua alors un rôle de premier ordre dans le soutien logistique et politique de la Révolution algérienne dans la période allant de 1956 à 1962. Il faut dire que de 1954 à mars 1956 Habib Bourguiba et son Gouvernement avaient été très occupés par les négociations avec la France ; ce n’est que l’Indépendance qui a soulagé Bourguiba dans de larges proportions, à la fois sur le plan interne et international. Cela explique peut-être le peu de soutien à la Révolution algérienne en ces années-là.
La Tunisie, base arrière de la révolution algérienne
La frontière tuniso-algérienne, longue de plus de 350 km, était perméable et posait de nombreux problèmes aux Français qui tenaient à tout prix à contrôler la contrebande et les échanges sous toutes leurs formes : denrées, armes, bétail et mouvements de personnes. Le rôle de cette frontière s’étant accru dans des proportions considérables pendant cette guerre, car elle était devenue perméable, servait de refuge et constituait un point de départ pour le harcèlement des troupes françaises et des colons français limitrophes. L’édification des lignes Challe et Morice tout au long de la frontière tuniso-algérienne (barbelés électrifiés avec des sentinelles et des patrouilles mobiles et fixes) avait à n’en pas douter pour but de parer à cette mobilité gênante au plus haut point à la sécurité des troupes françaises et à la vie des colons en Algérie. Le nombre de militaires français stationnés en Tunisie était à peu près de plus de 20.000 et les consulats de France (après mars 1956) surveillaient de très près les villages frontaliers tunisiens. Les incursions françaises par air et par terre étaient quasi-quotidiennes et dénoncées vivement par le Gouvernement tunisien. Côté français, on invoqua «la traque des rebelles algériens» qui utilisaient le territoire tunisien pour mener des opérations offensives à l’encontre des militaires français en Algérie. Ces Algériens étaient le plus souvent aidés à la fois par la population, la gendarmerie et les militaires (dès mai 1956) tunisiens. La Tunisie devenait le point de départ et de retour des opérations militaires de l’ALN à l’intérieur du territoire algérien, ce qui était tout à fait vrai. Le point culminant des accusations réciproques à la fois d’entrée en Tunisie (territoire souverain) par les troupes françaises et de l’autre l’abri offert aux rebelles qui «tuent des Français» culmina par le carnage du 8 février 1958 (bombardement de Sakiet Sidi Youssef), événement annuellement célébré dans le village martyre qui symbolise la fraternité algéro-tunisienne.
La Tunisie et cause algérienne
Quand on retourne aux écrits «à chaud» et aux manifestations populaires spontanées pendant les années de la Révolution, il est très facile de se rendre compte que la cause algérienne était au cœur des discussions et des éditoriaux tunisiens. Des manifestations monstres se déroulaient dans toutes les villes tunisiennes chaque fois qu’un incident grave éclatait, qu’un martyr tombait ou qu’une répression s’abattait sur les nationalistes algériens. Il n’est pas exagéré de dire que la plupart des Tunisiens étaient prêts à prendre les armes et se battre avec les Algériens, mais cela risquait de compromettre l’indépendance récemment acquise au prix de nombreux sacrifices et qui à un moment failli tourner à la guerre civile (conflit Bourguiba-Ben Youssef). La bonne question à poser sur ce point de l’histoire serait : valait-il mieux aider les Algériens en étant indépendants ou en étant toujours sous le joug de la colonisation française ? Dans les hautes sphères du Destour, la question était tranchée, et l’option était qu’il était certainement plus sage de soutenir l’Algérie en étant souverains. Ben Youssef et son clan avaient posé le problème de l’ensemble de l’Afrique du Nord, ce qui eut poussé la France à réviser l’idée même de l’autonomie et de l’indépendance de la Tunisie et du Maroc. Le PSD encourageait ces mouvements populaires qui furent souvent suivis par des déclarations de grève générale. L’UGTT était pour sa part totalement solidaire avec «les frères algériens» et la Révolution algérienne. Afin que l’initiative populaire ne prenne pas le dessus et pour éviter un débordement incontrôlable, le Parti prit une part active à ces manifestations en les encadrant et en les canalisant.
Face au soutien des Tunisiens à l’Algérie et sa révolution, les militaires français stationnés en territoire tunisien espéraient, par voie d’intimidation, de harcèlement et de menaces contre la population tunisienne, calmer la ferveur des Tunisiens et couper court au soutien populaire à la cause algérienne. Des incursions de l’autre côté de la frontière étaient aussi une pratique courante. Pour se rendre compte de l’importance primordiale que revêt la question algérienne pour les Tunisiens, voici l’éditorial du journal «L’Action» du 23 juin 1956, trois mois après l’Indépendance tunisienne : «De nombreux Tunisiens dont certains, anciens fellaghas, se demandent si «l’heure de la montagne» n’a pas de nouveau sonné. C’est dire qu’il suffit de peu pour déclencher l’engrenage. Par ailleurs l’opinion publique tunisienne est «dangereusement sensibilisée» à ce qui touche l’Algérie. D’autant que les responsables français paraissent non seulement engagés dans la poursuite de la guerre, mais encore dans la tentation d’extermination du mouvement nationaliste algérien… Que la France se précipite dans la folle aventure algérienne et se résolve à y mettre le prix, au risque de tout perdre, passe encore. Mais qu’elle nous entraîne, malgré nous à lui prêter aide et assistance dans cette «sale guerre» en livrant à ses troupes notre territoire, voilà qui est à la fois choquant et inacceptable…Aussi, la question de l’évacuation est-elle pour nous intimement liée à l’affaire algérienne. Elle en est à la fois une composante et une conséquence : admettre le principe de l’évacuation des troupes signifie pour nous s’engager résolument dans la voie des négociations en Algérie. Réaliser le cessez-le-feu et entamer des pourparlers avec ceux qui se battent, c’est se résoudre à évacuer progressivement les troupes françaises de Tunisie…. Nous ne voulons pas que la France traque les Algériens ou fasse la chasse, sur notre propre sol, à leur drapeau. Surtout qu’ils se sont comportés en hôtes dignes et ayant la sagesse de ne jamais s’attaquer aux Français de Tunisie. Mais nous ne voulons pas, non plus, voir ces mêmes troupes quitter notre pays pour camper leur rage en Algérie et y mener la guerre avec encore plus d’intensité. Sur la base du droit du peuple algérien à l’indépendance, nous sommes pour le cessez-le-feu».
Dans le même numéro, Hamed Karoui précise : «La guerre d’Algérie a provoqué la rupture des négociations franco-tunisiennes. Au mépris du sentiment du peuple algérien, ignorant les multiples mises en garde du Président Bourguiba, le gouvernement français veut se servir de notre territoire pour couvrir les forces de répression et étouffer le mouvement algérien de libération. C’est là en effet la seule raison qui ait pu motiver les déclarations de M. Pineau…Il ne pouvait pas ignorer que «le peuple n’était pas avec la France dans la guerre d’Algérie, mais de tout cœur avec le peuple algérien. …Nous savons aussi qu’il ne saurait y avoir pour la Tunisie d’indépendance réelle ni durable sans l’indépendance de l’Algérie. Que celle-ci soit inéluctable, nous n’en doutons pas et nous y mettrons nous-mêmes le prix… Mais il est bien évident que nous sommes d’abord nord-africains et en cela, l’intérêt rejoint le sentiment ; la politique de guerre en Algérie ne peut que nous éloigner de la France et peut-être nous en couper définitivement». Hamed Karoui ne faisait qu’exprimer un sentiment populaire largement répandu ; les Tunisiens sont solidaires avec la classe politique dirigeante pour affirmer leur indéfectible solidarité avec la Révolution algérienne qui augurera de l’indépendance de tout le territoire nord-africain ; c’est une nécessité absolue en dépit de l’obstination des dirigeants français et les tenants de l’Algérie française à anéantir le mouvement nationaliste algérien.
Bourguiba et la guerre d’Algérie : faits et discours
Il y a des questions qui parfois frôlent le ridicule ; il faut les poser quand même afin d’éviter les spéculations de part et d’autres. A ce titre, on pourrait se demander, et c’est légitime, si Bourguiba n’utilisait pas la cause algérienne à des fins politico-politiciennes, c’est-à-dire comme moyen de pression contre la France afin qu’elle procède à des concessions de taille pour la Tunisie et adhère à l’idée de l’indépendance totale ?
De retour aux faits (54-56), Bourguiba n’usa presque jamais de l’argument algérien dans ses pourparlers avec les responsables français ; il posait la question de l’autonomie, puis de l’indépendance sur un plan strictement national et non continental (Maghreb). Aussi, il faudrait, pour mesurer la bonne ou la mauvaise foi d’un individu, revenir aux positions fortes de sa jeunesse et voir dans quels sens elles ont évolué ou sont restées inébranlables. Le premier contact de Bourguiba avec l’un des leaders éminents du mouvement nationaliste algérien, Ferhat Abbas, qui se rallia à la Révolution, fut une lettre que Bourguiba envoya du Caire le 29 juillet 1946. Dans cette première lettre que Bourguiba avait rédigée et dont il prit l’initiative, il exprimait clairement la façon dont les Algériens et Ferhat Abbas devraient défendre les causes algérienne et maghrébine : «…Il ne reste plus aux Nord-Africains qu’une seule alternative : ou se soumettre et se fondre dans la nation française ou prendre les armes, c’est-à-dire courir le risque à l’écrasement, aboutissant tôt ou tard à une fusion forcée et inéluctable» et de préciser l’envergure de la question de l’indépendance de l’Afrique du Nord et des nouveaux enjeux posés après la seconde Guerre Mondiale « Entre la France et nous c’est devenu une question de force. Or, la force semble devoir être toujours du côté de la France. Telle est, grosso modo, la situation jusqu’à la deuxième guerre mondiale. C’est pourquoi votre mouvement m’est apparu comme le maximum de ce que l’Algérie pouvait demander à la France. Mais depuis, bien des choses ont changé. A l’heure actuelle, avec une opinion internationale de plus en plus en éveil, il n’est pas dit que la force restera indéfiniment du côté de la France. Des compétitions internationales extrêmement vives se font jour autour de cette magnifique plate-forme que constitue l’Afrique du Nord. Sans parler de ses ressources naturelles qui, mieux exploitées, sont inépuisables, sans parler du magnifique marché que constituent ses vingt millions de consommateurs si l’on arrive à élever un tant soit peu leur standard de vie, le pays en lui-même présente aussi bien pour la défense de l’hémisphère occidental que pour la domination de la Méditerranée une valeur stratégique hors ligne que la deuxième guerre mondiale a nettement mis en relief (prémonition valable de nos jours!)… Je n’ai pas cette naïveté de croire que les Etats arabes, malgré toute leur bonne volonté, entreront en lutte avec la France pour nous porter secours… Ce n’est donc pas pour nos beaux yeux que les Anglo-Saxons s’intéressent de plus en plus à notre sort». Bourguiba, en alliant diplomatie, force et soutien international, poussait Ferhat Abbas à abandonner ses vieilles idées politiques et profiter de la conjoncture internationale et de l’éveil anglo-saxon et d’appuyer la demande d’indépendance, mais avec mesure et méthode : appui arabe et international, propagande sage et parfois des actions violentes : «…C’est pourquoi votre position claironnée aux quatre coins du globe à l’égard de la «souveraineté française» et de l’Union Française est en train de nous porter préjudice…. Faites bloc avec Messali, faites bloc avec le PPA, : là est le le salut de tout le peuple algérien enfin réconcilié… Vous regagnerez les rangs des purs «Moujahidins» qui, des guerriers d’Abdelkader aux martyrs anonymes du Constantinois, sont morts pour que l’Algérie vive». Et Bourguiba de conclure cette lettre en présentant ses excuses : «Excusez cher camarade, le ton parfois véhément de cette lettre. N’y croyez que la preuve de ma sincérité et de ma profonde conviction» (H. Bourguiba, La Tunisie et la France, Tunis, MTE, pp.189-200). Il paraît clair qu’en 1946 Habib Bourguiba était visionnaire pour la cause du Maghreb Arabe, il était plus intransigeant que les Algériens, mais en même temps réaliste et profondément convaincu de la justesse de la cause algérienne, et il n’en fit guère un tapage. Une fois l’indépendance tunisienne acquise, il s’employa officiellement et officieusement à donner un appui indéfectible à la Révolution algérienne. Les marques de soutien à la cause et au combat du peuple algérien avec ses représentants légitimes (FLN, ALN, GPRA) étaient inépuisables, au point de compromettre ses relations avec la France. Dans tous ses discours, même celui prononcé dans la déclaration de la République, l’Algérie est omniprésente et sa cause longuement plaidée.
Fort de ses acquis et assises après avoir mis fin au mouvement yousséfiste, Bourguiba s’est engagé pleinement à défendre la cause algérienne. En dépit du ralliement de nombreux Algériens au mouvement yousséfiste, et qui prirent une part active dans de nombreux incidents les opposant au Destour, Bourguiba tint à ne pas leur en tenir rigueur afin de ne pas nuire aux relations avec les chefs politiques et militaires algériens ; il fallait ménager l’avenir. Toujours est-il que Bourguiba insista auprès des autorités françaises pour régler le problème algérien par voie de négociation en disant que si la France tenait à une coopération libre avec le Maghreb il fallait faire entrer l’Algérie dans le cercle des pays indépendants ; seulement à ce prix le Maghreb renouerait des relations bilatérales solides et durables avec l’ex colonisateur.
La Révolution algérienne entre Bourguiba et Ben Youssef
Dès le débuts de négociations sur l’autonomie tunisienne, Salah Ben Youssef et son bras droit Brahim Tobal (qui a continué à vivre entre l’Egypte et l’Algérie, et termina ses jours en Algérie) s’est distingué du Bureau Politique du Néo-Destour. La divergence entre Bourguiba et Ben Youssef s’est amplement approfondie dès la menée des négociations sur l’autonomie interne. De retour en Tunisie en septembre 1955, et pendant les quatre mois de sa présence, Ben Youssef s’est pleinement opposé aux négociations en cours, plaidant plutôt pour la défense de la cause du Maghreb Arabe. La phrase leitmotiv de Ben Youssef face à la volonté de Bourguiba de mener la question tunisienne sur un plan strictement intérieur était : «La Tunisie fait partie de la collectivité arabe, rien ne doit l’en séparer contrairement à ce que dit Bourguiba. Après 120 ans, l’Algérie est rentrée en lutte, la Conférence de Bandoeng n’a rien admis, si ce n’est le combat ; le protocole Faure-Bourguiba n’est pas valable». On comprend aisément que Salah Ben Youssef, fort de ses appuis égyptiens, libyens et algériens, remettait l’indépendance tunisienne au cœur d’une indépendance régionale (Maghreb). Grâce à cette position intransigeante, Salah Ben Youssef obtint l’appui de nombreux nationalistes algériens qui voyaient justement dans cette revendication une lutte commune contre la colonisation française, ce qui rehaussait du coup le prestige de Ben Youssef sur les scènes maghrébine et arabe. Cette «gloire», tirée de cette revendication ou plutôt de ce slogan politique, ne dura cependant pas longtemps (fin 1954-mars 1956 date de l’indépendance tunisienne). Durant cette phase aussi, la rébellion algérienne était à ses débuts et le soutien moral de Ben Youssef et l’engagement de plusieurs yousséfistes dans le combat algérien l’accréditaient chez les Algériens beaucoup plus que Bourguiba. Membre actif du CLAN (Comité de Libération de l’Afrique du Nord), Ben Youssef s’est aligné aux côtés de la position de l’Egypte, beaucoup plus prompte à cette époque à aider la Révolution algérienne que la Tunisie et le Maroc. Salah Ben Youssef déclara le 1er mars 1955 à Max Clos que : «Le sort des trois peuples du Maghreb restait absolument lié et que la lutte continuera tant que l’Algérie n’aura pas été alignée sur ses voisins». Telle est sans doute la thèse que l’Egypte se réservait de faire soutenir avec une violence croissante par Allal el Fassi et Salah Ben Youssef. En l’absence d’indications contraires, nous devons admettre que les services spéciaux égyptiens, dont le métier est de se préparer aux solutions extrêmes, continuent à aider les nationalistes nord-africains à renforcer leurs moyens de «chantage» avec la France. (Archives françaises). A la conférence de Bandoeng (18 avril 1955) Ben Youssef représentait la Tunisie, c’était une tribune par laquelle il tissa de nombreuses amitiés avec les nationalistes algériens et marocains. Après le refus de Ben Youssef d’assister au Congrès du Néo-Destour de Sfax, la situation intérieure tunisienne tourna à la déconfiture entre les partisans youséfistes et bourguibistes, de septembre à décembre 1955 (cf à ce propos Réalités n°1155). Avec la fuite de Ben Youssef, début 1956, la Tunisie obtint son indépendance. La Haute Cour étant instituée, les yousséfistes furent traqués et le complot jugé début 1957 ; toute velléité de dissidence yousséfiste étant éteinte presque à jamais. L’argument de Ben Youssef à propos de la trahison ne trouva plus d’écho ; la Tunisie, étant souveraine, pouvait librement décider (dans une certaine limite car les soldats français étaient toujours présents sur son territoire) d’aider la Révolution algérienne officieusement (refuge, armes, nourriture et argent, volontaires) et non comme le faisait les yousséfistes par voie de propagande politique ou par simple volontariat.
Bourguiba, toujours fidèle à son idée de ne pas brûler les étapes, comprit qu’il fallait d’abord constituer un Etat fort et libre de ses acte savant de s’engager à aider la révolution algérienne. Il comprit que décider un combat sur plusieurs front le mènerait à la perte de l’ensemble (“qui veut tout perd tout”). Sa «Real Politic», son pragmatisme, l’incitaient à une prudence mesurée, toujours selon son optique de «prendre d’abord et revendiquer toujours». Or, Ben Youssef ne prenait rien et revendiquait toujours; c’est la différence fondamentale entre les deux hommes, quoique sur le plan du charisme des deux personnages en tant que leaders et orateurs, il n’est guère contestable que l’avantage était plutôt du côté l’intérêt de Ben Youssef qui prononçait toujours des discours enflammés qui excitaient l’audience et haranguaient les foules.
Héritages communs entre Algériens en Tunisiens
Sans réserve aucune, les Tunisiens dans leur grande majorité se sentaient impliqués et avaient donné des marques et des élans de solidarité perceptibles dans différents domaines, surtout logistiques inhérents au logement, aux subsides et à la nourriture au volontariat et aux armes. Le soutien moral et la participation active de nombreux Tunisiens dans le combat que menaient les Algériens étaient à n’en pas douter très larges.
De nombreuses marques de la présence forte de la Révolution algérienne sont perceptibles et d’autres ont depuis disparu. Il est important de les remettre en exergue afin de suivre les traces des Algériens qui ont mené âprement la lutte à partir de la Tunisie. Au delà des villages frontaliers tunisiens qui servaient de zone tampon pour les opérations de l’ALN, Tunis constituait sans nul doute l’épicentre politique du FLN et du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne), reconnus et accueillis en grande pompe par Bourguiba lui-même à Tunis en 1958. Le Conseil National de La Révolution Algérienne (CNRA) tint sa première réunion à Tunis. Certains endroits à Tunis étaient largement connus comme étant le QG des Algériens : l’actuelle rue Mongi Slim, le Colisée, le Palmarium etc… et les moyens d’information, les journaux de la révolution pouvaient diffuser à loisir les instructions, les informations et la propagande politique proprement dite. Les autorités tunisiennes justifiaient la liberté offerte aux Algériens —car maintes pressions furent exercées— par le prétexte que les Tunisiens ne pouvaient les empêcher d’agir en raison des relations familiales qui les unissaient et aussi vu que ces Algériens bénéficient du statut de réfugiés. Ce fut aussi un moyen habile de pousser la France aux négociations et de ne pas pouvoir atteindre les leaders algériens, Bourguiba pouvait par ce biais jouer le rôle de bons offices.
Pour mémoire, des lieux communs et des actions fortes menées par les Algériens en Tunisie témoignent de leur présence et démontrent le soutien inconditionnel du peuple tunisien, loin des discours politiques parfois creux. Ainsi :
- El Moujahid, organe du FLN, fut publié en Tunisie le 5 août 1957 c’est-à-dire deux semaines après la création de la République Tunisienne;
- le 8 février 1957 ; les joueurs algériens ayant déserté la France pour rejoindre la Tunisie, l’équipe algérienne de football jouait et représentait l’Algérie à travers le territoire tunisien ;
- la résidence et les voyages des membres du FLN, du GPRA, du CNRA se faisaient fréquemment entre la Tunisie et l’Egypte;
Ben Bella, Boumediene, Abbas et de nombreux membres du FLN donnaient les mots d’ordre à la révolution à partir du territoire tunisien;
- «Radio Tunis» consacrait une émission chronique «Echos de l’Algérie libre» et l’émission continua en dépit de véhémentes protestations françaises.
Ce ne sont là que quelques éléments de soutien ; évidemment il y a eu beaucoup d’autres signes de soutien indéfectible à la Révolution algérienne, mais le plus important était l’élan de solidarité populaire et surtout l’engagement spontané des Tunisiens à porter les armes et venir à l’aide de la Révolution. Les tribus limitrophes frontalières n’attendaient pas des mots d’ordre ; elles allaient spontanément se battre avec les rebelles algériens. Dans de nombreux incidents frontaliers entre les troupes françaises et tunisiennes, où des rebelles algériens furent tués, de nombreux Tunisiens étaient parmi les victimes.
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Le 1er novembre 1954 marque sans doute un tournant historique pour l’Algérie ; la guerre et les sacrifices immenses consentis par les Algériens eurent gain de cause en dépit des pertes humaines et matérielles et surtout des séquelles psychologiques traumatisantes pour tout le peuple algérien. Les Algériens, en dépit du peu de moyens dont ils disposaient, ont fait preuve d’abnégation, de sacrifices et d’une combativité exemplaire afin de parvenir à la libération et à l’indépendance. Les générations actuelles et à venir doivent se rappeler de cette osmose entre les deux peuples frères dans une phase décisive de leur histoire afin de combattre la colonisation étrangère et construire sur ses débris un Etat national et souverain.
Notes :
Pour en savoir plus sur la guerre d’Algérie
(* recommandé)
- Amiri (Linda), La Bataille de France, la guerre d’Algérie en métropole, Robert Laffont, 2004.
- Branche (Raphaëlle), La Guerre d’Algérie, une histoire apaisée ?, Points Seuil, coll. L’Histoire en Débat, 2005.
- Droz (Bernard), Évelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, Seuil, 1982 ; réédité en 2002.
-Harbi (Mohammed), Les Archives de la Révolution algérienne, 1981.
- Harbi (Mohammed), et Stora Benjamin, La Guerre d’Algérie (1954-1994). La fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.*
- Harbi (Mohammed), et Meynier Gilbert, Le FLN, documents et histoire 1954-1962, Paris, Fayard, 2004.*
- Mauss-Copeaux (Claire), Appelés en Algérie. La parole confisquée, Paris, Hachette-Littératures, 1999.
- Mauss-Copeaux (Claire), À travers le viseur. Algérie 1955-1962, Lyon, éd. Aedelsa, 2003.
- Pervillé (Guy), Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard, 2002.*
- Rioux (Jean-Pierre) (dir), La Guerre d’Algérie et les Français, Fayard, 1990.*
- Stora (Benjamin), Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, la Découverte, 1993.*
- Thénault (Sylvie), Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion, 2005.
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