* A chaque fois que le nom du prophète Mohamed est lu ou prononcé ou
évoqué, il est suivi de l’invocation : «Que le salut et la bénédiction
d’Allah soient sur lui.»
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Mahomet,
âgé de cinquante ans, dévale la pente du mont Hira aux environs de La
Mecque où il se rend fréquemment pour méditer ou simplement se retirer
de la communauté étouffante des citadins de l’oasis.
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Ses pas sont encore vifs et n’hésitent pas sur les pierres
volcaniques de ce qu’on nomme des harrat, des éboulis de roches noires
qui attirent la chaleur. Sa taille est normale et son tient assez pâle.
Ses cheveux sont noirs, soyeux et longs. Lorsqu’il se rend dans le
désert, il les noue en tresses par deux ou par quatre. Sa barbe est
moyennement longue et fournie. Son pagne et son tissu d’épaule sont
blancs, noués sans ostentation. Un mince filet de poils noirs descend
de la poitrine au nombril et l’effort le fait légèrement transpirer.
En nage, il arrive aux premières maisons de La Mecque. Le soleil tape
fort en cette matinée de printemps. C’est ainsi qu’il parvient sur le
pas de la maison d’El Arkam, le lieu où lui et ses fidèles se
réunissent habituellement dans le petit hameau, faubourg de Safa.
Abou Bakr, son ami, un commerçant rude et travailleur, est là, assis
sur un tapis décoré comme à son habitude dans la courette intérieure,
buvant du lait de chamelle. A ses côtés, se tient le jeune Ali. C’est
le fils d’Abou Taleb, l’oncle de Mahomet. Il y a également un autre
oncle présent : il se nomme Abbas. Tous trois sont muets, contrairement
à leur habitude.
- Enfin, te voilà, Mahomet. Nous étions inquiets pour toi ! La région
n’est pas sûre, commence Ali, bondissant sur ses pieds à son approche.
- J’ai eu une vision très étrange durant la nuit. Je me suis rendu à
Jérusalem et je suis revenu. J’y ai vu un juif bizarre, d’ailleurs…
- Par al Lat, lance Abbas, qui n’est pas encore complètement converti. Ses yeux montent au ciel en signe d’incompréhension.
Mahomet, sans se faire prier, prend place sur le tapis, repliant ses
jambes à la façon bédouine. Il avale quelques lampées de lait à même
une calebasse que lui tend Abou Bakr.
Puis, aux mines contrites qui s’exposent à lui, il lance, comme averti par un funeste pressentiment :
- Mais que se passe-t-il ici ?
Personne n’ose lui répndre. Et chacun regarde ses pieds. Du coup, sa vision passe en second plan.
- Ton oncle Abou Taleb, ton protecteur, vient de mourir, avoue Abbas du bout des lèvres.
C’est le père d’Ali. Voilà pourquoi le jeune homme est silencieux et comme abasourdi depuis le début de la réunion.
Pour tous les nouveaux convertis fidèles à Mahmed, c’est une
consternation. Nous sommes en 621 et les habitants de La Mecque
s’acharnent sans vergogne sur les nouveaux croyants qui suivent leur
prophète.
Jusque-là, il n’y a que peu de tortures et de sévices directs. Tout au
moins sur les personnes issues des clans influents de la ville, car en
attaquant un membre, on attaque toute la tribu et l’affaire dégénérait
immanquablement. Jusqu’à présent, Mahomet était protégé par son oncle
Abou Taleb.
Mais d’autres, moins nantis, ont déjà fait les frais de leur
abjuration. C’était le cas de l’Ethiopien Bilal. On l’avait attaché en
pleine chaleur dans une plaine de sable surchauffée, le désert de
Ramdha, à midi l’été dernier.
- Un morceau de viande y aurait cuit instantanément, avait dit Abou
Bakr, avant de sortir sa bourse, bouleversé, pour racheter le
malheureux esclave.
Le pauvre Noir, entravé par des cordes en travers du coup, une lourde
pierre lui écrasant la poitrine, y avait perdu une partie de ses cordes
vocales. Depuis, son chant était rauque, encore plus étrange.
Un autre esclave avait également été torturé par son maître. Un nommé
Ammar. Entravé dans le même désert surchauffé de Ramdha, il y avait été
déposé en armure. Il y cuisait comme dans un tadjine quand sa mère,
Sommia, à bout de nerfs, voyant cela, fut transpercée par la lance
d’Abou Jahl, le pire opposant de Mahomet. Ce fut la première martyre de
l’islam.
Mais indirectement, le clan des Beni Hachem, celui de Mahomet, a déjà payé un lourd tribu à ces persécutions.
- Par Allah ! Je perds tous mes proches, lance le prophète, complètement désespéré.
- C’est bien peu de cas pour nous, tes amis, qui sommes de plus en plus nombreux, tance Abou Bakr d’un ton de reproche.
- Excuse-moi, mon frère. Je pensais à ma fidèle épouse, Khadidja, qui
est morte il y a un mois, répond Mahomet, désormais seul et sans
protection dans une oasis hostile cernée par le désert.
Comment allait-il protéger ses fidèles ? Sans parler de sa propre vie…
- Nous connaissions tous la valeur de ton épouse, énonce doctement Abbas.
En effet, nul n’ignore qu’elle avait été le plus fidèle soutien de son
mari. C’est elle qui l’encourageait dans ses moments difficiles.
Elle qui, de ses deniers (elle était originaire du riche clan des
Makhzoum) entretenait le ménage, le laissant vaquer librement à ses
discussions sur l’esplanade de la Kaaba.
Certes, elle était de quinze à vingt ans plus âgée que lui. Mais sans
elle, comment aurait-il pu devenir un notable dans la cité ? El Amin,
son surnom, était bien «celui qu’on écoute». Or, on n’écoute pas un
orphelin pauvre et sans ressources. Ce qu’il était avant de connaître
sa riche femme veuve.
- Oui, elle était tout pour moi, se lamente l’infortuné.
Personne n’ignorait qu’elle était morte de privations à cause de lui.
Car, lors du bannissement durant deux années de tout son clan dans le
désert, dans une vallée désertique non loin de la cité, la pauvre avait
dépensé sa fortune, nourrissant les démunis… avant finalement de
succomber un mois plus tôt, suite au épreuves du désert. Et peut-être
aussi de son âge.
- J’essaierai de te protéger, annonce Abbas. Je ne sais pas si j’y
parviendrai. En effet, tes fidèles deviennent de plus en plus nombreux.
Mais tes opposants également. Comme tout cela va-t-il finir ? Termine
le mois hostile de ses oncles, un homme au bon visage de bédouin
sédentarisé aux larges sourcils.
- J’ai peut-être une idée, lance le jeune Ali.
En effet, Mahomet s’est épuisé depuis des mois à tenter de convaincre
les rudes nomades des environs de le suivre dans sa voie. Autrement dit
d’abandonner le culte des idoles au nombre d’environ trois cent
soixante. Il rumine à ce moment-là ses pensées.
Tout le sud de l’Arabie, hormis une partie du Yémen assujettie à
l’Ethiopie chrétienne, est en effet animiste, croyant à l’esprit du
vent, de la nuit et adorant des représentations votives.
C’est d’ailleurs la vocation de tous les habitants de La Mecque qui
tirent ressources du pèlerinage annule à la Kaaba. La Kaaba est un
sanctuaire. C’est là que sont entreposées les représentations de tous
ces dieux et déesses. Il y a par exemple une pierre de coralline rouge
qui représente le dieu étranger Hobal. Et il y a même une
représentation peinte de Marie tenant Jésus.
Comme le prophète n’était pas réellement suivi par ses proches oasiens,
il avait entrepris de convertir les rudes nomades d’el Badya, comme on
appelle le désert environnant. Un habitant d’El Badya s’appelait un
beduyin, c’est-à-dire un bédouin.
Mais malgré sa visite à une quinzaine de tribus influentes, il n’avait
enregistré aucune conversion. Un nomade s’intéresse avant tout à ses
chèvres et à ses chameaux.
Quant aux habitants sédentaires de La Mecque, seul leur importe
finalement de vendre leurs colifichets aux pèlerins de toute cette
partie de l’Arabie. En effet, il y a donc la Kaaba, une construction de
branches de tamaris et d’acacias recouverte d’un dais noir, et à trois
kilomètres vers l’est, se trouve le vrai but du pèlerinage ou hadj : le
mont Arafat, où on adore les cieux.
Entre ces deux endroits, toute une cohorte de marchands et d’étals
propose inlassablement à tous ceux qui ont affronté le désert ce qui
leur manque. A des prix prohibitifs, cela va sans dire : le terme de
qouraïchite ou beni Quouraïch – la tribu de La Mecque – ne
signifie-t-il pas «les fils du requin» en arabe ?
- Quelle est ton idée, Ali ? questionne Mahomet, sortant de sa rêverie.
- Eh bien voilà, se lance le jeune homme. Le nouveau pèlerinage arrive
et la cité se remplit. Il y a comme d’habitude des gens d’un peu
partout et j’ai discuté avec eux. Mais j’ai rencontré six pèlerins de
Yathrib…
- Yathrib, l’oasis du nord, à dix jours de chameau ?, coupe Abou Bakr.
- Oui, continue Ali, très musclé et bien nourri pour son âge. Ils
logent à Akaba. Pas la ville au nord de l’Arabie. Mais le point d’eau à
l’entrée de La Mecque, précise-t-il. On peut camper gratuitement.
- Eh bien, et alors ? demande Abbas, pour qui un habitant de Yathrib n’est qu’un pèlerin de plus.
- Et alors ils m’ont parlé du problème de leur oasis. En effet, il y a
là-bas deux clans qui s’affrontent. Et trois clans de juifs qui,
profitant de ces rancœurs, s’imposent à tous et dirigent la ville. Ce
sont en fait les forgerons, les tanneurs et les propriétaires de zone
irriguée, qui utilisent une main-d’œuvre servile.
- C’est intéressant, note Mahomet, qui peut effectivement trouver là
une nouvelle terre d’accueil. Allons rencontrer ces pèlerins dès demain
matin. Pour lors discutons, mangeons et prions.
Un an a passé. Les pèlerins sont de retour à La Mecque pour le pèlerinage de l’année 622.
Les six pèlerins rencontrés l’année précédente sont bien retournés en
une dizaine de jours de désert vers leur oasis de Yathrib. Mais
seulement après avoir rencontré Mahomet. Or, que leur a laissé entendre
le prophète ? Qu’en l’accueillant avec ses fidèles, les habitants de la
cité auraient ainsi parmi eux un prophète local à opposer aux juifs de
la cité si sûrs d’eux-mêmes et leurs prérogatives.
En effet, bien des oasis comme Yathrib, mais aussi Nejrane ou Khaybar
sont peuplées de juifs et de chrétiens. Il n’y a guère de différence
avec les Arabes, si ce n’est que les premiers se disent éduqués et sont
donc monothéistes. Contrairement aux aarab, qui signifient
littéralement «nomades», nécessairement païens, qui arrivent par
poignées en ville, comme poussés par le vent du désert.
La proposition d’accueillir en leur sein un prédicateur a fait son
chemin tout au long de l’année. Aussi bien chez un clan arabe que chez
l’autre clan rival. Aussi, ce ne sont pas six pèlerins de Yathrib qui
séjournent cette année à Akaba, près du point d’eau, mais douze, issus
des deux clans ennemis. Encore reste-t-il à les convaincre
définitivement, car tout engagement se monnaie !
C’est ainsi que, presque un an jour pour jour après le retour de
Jérusalem par les airs et la mauvaise nouvelle du décès de sa femme,
puis de son oncle, Mahomet se rend à nouveau au misérable hameau
d’Akaba.
Quand il prend place, toujours escorté d’Ali, d’Abou Bakr et de son
oncle Abbas, son nouveau fragile protecteur, le prophète a la gorge
sèche. Il sait qu’il joue sa survie sur cette rencontre. Et la partie
est serrée. Pourquoi des oasiens accueilleraient-ils finalement des
va-nu-pieds mécréants ?
- Ainsi, vous me jurez protection si je viens avec mes fidèles à
Yathrib ? commence Mahomet après avoir fixé les visages de ses
interlocuteurs.
Il a compris que c’étaient eux, les vrais demandeurs. Ils sont
tellement irrités de leurs querelles interminables. Et surtout jaloux
des notables juifs installés !
- Oui, par Allah. Nous te protégerons par les armes s’il le faut !, clament-ils.
En fait, ils ont compris que Mahomet seul pouvait les galvaniser et
peut-être leur faire réaliser leurs rêves les plus fous. Tenir les
rênes de leur cité ! Blâmer les riches instruits à la conduite si
ostentatoire ! Et pourquoi pas – un jour – devenir la cité la plus
puissante d’Arabie ? Ou du monde ? Il faudra pour cela s’imposer à La
Mecque, la rivale…
- Mes frères, continue le prophète. Avez-vous bien réfléchi ? Etes-vous
réellement prêts à lancer la guerre contre les hommes blancs, les
hommes bruns et les hommes noirs ?
C’est ainsi qu’il nomme en fait tous les ennemis potentiels de l’islam.
L’époque est bien différente de celle où il se faisait jeter des
viscères de brebis pourris sur la figure par son pire ennemi Abou Jahl.
Ou lorsqu’il était obligé de fuir en courant sous les pierres des
habitants d’al Taïf, dans les montagnes, à deux jours de marche de La
Mecque.
- Mais que nous proposes-tu en échange ?, demande pourtant un des ambassadeurs de la ville de désert voisine et rivale.
Mahomet réfléchit un instant et cite une sourate sur les félicités du paradis :
- Vous entrerez dans le jardin de l’Eden, dit-il sérieusement. Et vous
recevrez la visite des anges qui entreront par toutes les fenêtres…
- Des anges, des déesses… rêve un oasien, la bouche ouverte, visualisant ce qu’on lui disait à sa façon.
- Oui. Ce seront des beautés aux grands yeux noirs semblables à des perles, continue la sourate.
- Ohhh…, entend-on de toutes parts.
- Et le goût de ces fruits sera à nul autre semblable…, continue-t-il encore.
- Quelle parole douce…
- J’en rêve, s’extasie un autre.
- A condition de m’obéir et de respecter scrupuleusement les cinq
prières, bien sûr !, douche aussitôt Mahomet qui sent son auditoire
suffisamment conquis. Mais entre les habitants de l’oasis voisine et
Mahomet, le dernier des prédicateurs, chacun y trouve son intérêt.
- Nous ne te désobéirons pas, jurent ceux qui désormais auront «la préférence» du prophète.
Ce sont les trois tribus juives qui détiennent tous les leviers
économiques de la ville qui ont du souci à se faire… L’oasis risque
même bientôt quasiment de changer de nom. Ne commence-t-on pas déjà à
l’appeler «la ville» Médina ? Médine : la ville du prophète.
D’humble illuminé, Mahomet peut devenir le chef de file de toute une ville s’il en a l’habileté, ou la ruse.
C’est une hémorragie ! Depuis des jours, des hommes et des femmes
quittent discrètement l’oasis de La Mecque en même temps que les
pèlerins qui repartent du pèlerinage de la Kaaba.
Certains se dissimulent parmi les meutes de bédouins qui retournent au
désert. Ces derniers sont moins riches de quelques chameaux ou moutons
qu’ils sont venus vendre pour l’occasion du hadj. Car il en faut de la
viande, des grains, des épices, du fromage pour nourrir autant de
monde.
D’autres sont simplement partis en harnachant une vieille chamelle
surmontée de ce que leur cahute renfermait avant de prendre la piste de
Médine.
Car tous les musulmans, ceux qu’on appelle les Ansar, ont suivi les
ordres de Mahomet leur demandant de fuir discrètement la ville et de
gagner l’oasis voisine. Ils sont un demi-millier au total environ.
Encore qu’il soit difficile de l’affirmer avec certitude, tant leurs
maisons se sont retrouvées vides et désaffectées les unes après les
autres.
Devant ce constat édifiant, le mala, le conseil de la ville de La
Mecque se réunit non loin de la place centrale de la Kaaba, car il y a
peu d’espace libre dans ces ruelles tortueuses et ombragées de l’oasis.
La ville renferme peut-être une dizaine de milliers d’âmes. Il y a là
Abu Sufyan, le chef du conseil. C’est un commerçant replet et
intransigeant, une courte barbiche sous son visage mou. Il est assisté
par sa femme autoritaire Hind. Celle-ci a pu être belle par le passé,
mais il ne lui reste qu’un masque de bourgeoisie et de dédain.
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De la Mecque à Yathrib
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A
ses côtés le vindicatif Abou Jahl, aux traits marqués et les yeux
minces, vomit son fiel sur ce soi-disant prophète qui fait fuir les
petites gens de l’oasis. Et un autre oncle de Mahomet, Abou Lahab, bien
trop condescendant avec les notables, est également du côté des tenants
de l’ordre.
- C’est intolérable, tance Abou Jahl , en se cramponnant au pommeau de son sabre.
- Mais que faire ? demande Abou Soufyan, qui voit, surtout, le manque à
gagner sur la perte éventuelle du lieu de pèlerinage des idoles.
- Par al Lat (2) et al ouzza (3), nos déesses estimées ! se lamente
Abou Lahab, déshonoré par son filleul, qui ébranle le pilier de
l’économie locale.
- La prison à ciel ouvert où nous avons enfermé les quelques musulmans
capturés est pleine, indique Abou Soufyan. Les autres sont en fuite
dans le désert. Ils peuvent être partout ! Certains ont, certainement,
pris la piste de la côte par le puits de Rabegh. Les autres sont
éparpillés dans le harrat Rahat, dans les montagnes pelées…
- J’ai une idée, lance le fielleux Abou Jahl, qui sait que les autres
sont prêts à tout, désormais, pour ne plus perdre leurs serviteurs et
leurs esclaves, qui fuient à travers le désert, vers l’oasis de Yathrib.
- Laquelle ? demande Abou Soufyan, anxieusement.
Lui-même doit trouver une solution au problème, s’il ne veut pas se faire écharper par sa femme.
- Tuons-le, cette fois ! lâche Abou Jahl, un éclair sombre dans les yeux.
A cette évocation, l’oncle Abou Lahab regarde, en silence, ses orteils,
en baissant la tête. Rien que cette attitude est déjà un assentiment.
L’affaire est faite.
Le soir même, la rumeur de l’attentat parvient mystérieusement aux
oreilles d’une des nombreuses tantes de Mahomet. Celle-ci, Rakika, en
informe discrètement le prophète, lui enjoignant de quitter au plus
vite la ville. On connaît, même, les détails de l’habile opération
conçue par le dangereux Abou Jahl. Pour ne pas donner suite à un
interminable droit du sang envers les Beni Hachem, le clan de Mahomet,
il a imaginé prendre quelques spadassins de chaque autre clan de la
Mecque. Ainsi, on ne pourra pas demander réparation à tout le monde.
Alerté, le prophète arrive, de nuit, au domicile de son ami Abou Bakr.
Il s’est glissé comme une ombre, affolé, à travers les ruelles sombres
et sablées.
- Il faut que tu m’aides Abou Bakr, mon compagnon ! supplie-t-il.
- Je viens, justement, d’acquérir deux chamelles pour notre fuite, que je prévoyais, annonce-t-il, grand seigneur, avec emphase.
- Mais il faut partir immédiatement. J’ai des assassins aux trousses. Cette nuit même ! le bouscule Mahomet.
- Très bien, répond, en soupirant, Abou Bakr, après une longue minute de silence.
Effectivement, il n’a pas encore mis totalement de l’ordre dans ses affaires. Et tout ce qu’il laisse derrière lui sera perdu.
- Je me prépare, termine-t-il. Toi, pars ! Retrouvons-nous sur le mont Thawr, à l’aube.
Juste avant que la lourde porte cloutée ne se referme derrière lui
Mahomet a, juste le temps, d’apercevoir un charmant minois. Celui d’une
toute jeune fille avec de grands yeux noirs. La fille d’Abou Bakr. Elle
a sept ans et se nomme Aïcha.
Encore ému par ce fin visage, pas encore pubère, le prophète se retrouve, à nouveau, seul dans la nuit noire.
Le cœur battant, priant pour ne rencontrer personne, il se faufile,
parmi les dernières maisons, avant d’atteindre très vite les premiers
blocs d’éboulis qui bordent l’oasis. Parfois on peut, encore, croiser
un jardinier, qui préfère la tièdeur de la nuit de la palmeraie aux
cubes d’argile durcie des maisons. Aussi évite-t-il la zone des
jardins. De même, il n’est pas allé prier à la Kaâba comme chaque soir,
car on doit certainement déjà le rechercher et se douter de sa fuite.
Juste avant l’aube, une silhouette se détache, enfin, dans le mauve du
ciel à peine coloré. Après quelques instants de frayeur, le cœur de
Mahomet recommence à fonctionner.
- C’est toi, Abou Bakr ? lance-t-il à mi-voix, comme s’il craignait d’être entendu jusqu’à la Mecque.
- Oui, c’est moi, lui répond l’autre dans un souffle. Mais je me
demande si je n’ai pas été suivi. Ma maison était déjà surveillée. J’ai
dû sauter dans une traverse par la fenêtre.
- Cachons-nous dans la grotte du djebel, conseille Mahomet, qui connaît les redoutables talents de pisteurs de certains bergers.
A deux ils escaladent, rudement, la pente, au fur et à mesure que le jour pointe à l’est, comme une menace.
Parvenus presqu’au sommet de la montagne, le soleil se lève comme pour
les saluer. Leurs pieds sont en sang et de longues estafilades
indiquent les glissades sur les rochers dans la semi-obscurité.
Les deux amis se glissent alors dans une des cavernes qui servent
parfois aux bergers de chèvres pendant la longue pause de midi en été.
Mahomet, épuisé par la tension nerveuse, s’endort aussitôt en boule
dans un coin.
Quelques secondes plus tard, un couple de frêle pigeons roux de désert
se pose dans un battement d’ailes en bordure de l’entrée. En effet, un
nid que ni l’un ni l’autre n’avait repéré est construit dans un
interstice. Et les deux tourtereaux se mettent immédiatement à
roucouler d’un bruit doux et rassurant.
Pour compléter la quiétude du lieu, une araignée tisse les minces fils
de sa toile que les deux hommes avaient écartés avant de pénétrer à
l’intérieur. Les fils brillent déjà à nouveau sous le soleil.
Pendant ce temps, les hommes d’Abou Jahkl, comme unne meute, ont
essaimé dans la ville. Accompagné d’hommes en armes, il se rend
lui-même chez Abou Bakr. C’est la grande sœur d’Aïcha, la gamine aux
yeux noirs, qui ouvre le lourd battant.
- Où est ton père ? hurle-t-il en dévisageant l’adolescente qui lui fait face.
Comme si cela ne suffisait pas, il prend la fillette en la secouant
comme on baratte une outre de lait. Ses yeux cruels plongent dans les
siens, achevant de la terrorriser.
- Où est Mahomet ? Réponds ! insiste-t-il.
Une gifle retentissante dévisse la tête de celle qui se nomme Asma.
Quant à Aïcha, qui se cache la tête entre les mains, un autre homme la
saisit déjà par le bras.
- Ne touchez pas à la petite ! supplie Asma, une boucle d’oreille
brisée par la violence de la frappe. Je sais juste qu’ils devaient se
retrouver sous le mont Thawr.
- En avant. Allons-y ! Nous les aurons ! ordonne Abou Jahal en lâchant
la fillette terrorisée. J’offre cent chamelles à qui les retrouvera.
Pour tous les prédateurs de la ville, c’est une somme considérable,
capable de mettre une famille à l’abri du besoin pour le restant de ses
jours. Aussi tous les pisteurs et tous les chasseurs de prime se
mettent-ils immédiatement en chasse.
En fin d’après-midi, une escouade, à force de pister les empreintes,
parvient aux abords de la grotte. Apercevant l’ouverture de
l’anfractuosité, ils s’en approchent dangereusement. Les deux hommes
sont tapis au fond.
- Je pense qu’ils se terrent dans cette grotte, dit l’un.
Quelques instants plus tard, une autre voix parvint distinctement :
- Mais non regarde ! Un couple de tourterelles vient de s’en échapper.
Et vois ! Une araignée a tissé sa toile en travers de l’entrée.
- Tu as raison, répond le premier homme. Pourtant, je les sens. Nous ne sommes pas loin…
- Partons, répond l’autre.
Pendant trois jours, les deux compagnons de la caverne n’osent pas
s’aventurer à l’extérieur, car les harrat montagneuses fourmillent
d’hommes à leurs trousses… Heureusement, un berger d’Abou Bakr mène ses
brebis aux alentours. Chaque nuit, subrepticement, il conduit l’un ou
l’autre animal pour permettre aux deux hommes de se nourrir et de boire
du lait frais.
Enfin, l’attention semble se relâcher. Abou Soufyan, le chef du mala,
le conseil de la ville, est parti dans une direction opposée avec ses
douze cavaliers de l’apocalypse. Ils remuent ciel et terre mais ne se
doutent pas les fugitifs sont si près.
L’obscurité de la troisième nuit est tombée lorsque les deux hommes
déboulent à nouveau précautionneusement du mont Thawr. L’esclave d’Abou
Bakr est venu les chercher à la nuit tombante, signalant que le terrain
était libre.
Juste au bas de la pente, un petit wali sableux tranche sur la nuit.
Après quelques instants, on discerne deux chamelles brunes dont le
long cou tente d’attraper des épines d’acacia. Le berger s’active
aussitôt, désentrave les pattes avant des bêtes, puis les mène sous des
rochers abritant deux selles haredj aux montants de bois dur.
En un tour de main, les chamelles sont sellées dans la nuit noire et
chacun prend place sur une bête, qui se redresse vivement en commençant
par l’arrière-train.
Après un rapide salut et d’ultimes consignes données à son esclave,
Abou Bakr dirige sa monture vers la sortie du wadi, suivi comme con
ombre par Mahomat.
Lorsque le jour se lève, les deux chameliers ont déjà quitté la zone
montagneuse des harrat et gagné les premières dunes qui mènent jusqu’à
la mer Rouge, à une journée de caravane. Cette zone de désert aride est
difficile. Bien peu de gens s’y aventurent.
Après un rapide arrêt, les deux hommes repartent sous le soleil qui
darde sur le sable blanc. Ils n’ont dévoré qu’une sorte de pâte de
dattes écrasées et du pain préparé d’avance, cuit toujours d’une pierre
chaude. C’est le repas habituel pour les courses rapides dans le désert
en Arabie.
Dix jours plus tard, ils aperçoivent enfin la colline de Thaniyat el
wada. Il s’agit d’une éminence grise et sèche qui protège les abords de
Yathrib par le Sud. A son sommet, une petite Casbah juive fortifiée en
terre surplombe le coude du wali El Humth. Cet immense cours d’eau à
sec ponctué d’oasis et d’acacias vient de la droite et du cœur de
l’Arabie. D’autres affluents viennent du nord. Et le wadi Humth se perd
et se répand au alentours de l’impressionnante oasis au couvert vert
émeraude, qui s’étend en contrebas.
N’ayant jamais vu une telle exubérance végétale dans les petites oasis
rocailleuses de montagne de la Mecque ou d’el Taïf, les deux hommes se
regardent, impressionnés, mais également tentés par le formidable enjeu
qui s’offre à eux. Car le privilège d’Abou Bakr est d’avoir protégé et
acheminé le prophète jusqu’ici. Peut-être lui survivra-t-il et
utilisera-t-il un jour cet exceptionnel avantage ? Il se pourrait même
qu’il devienne premier calife après la mort de son ami…
Viens, allons dans «ta», ville, Médine, annonce Abou Bakr en talonnant sa monture.
Sans un mot, le prophète le suit. La piste serpente sous la Casbah de
terre et mène aux premiers palmiers. C’est là qu’un paysan juif occupé
à canaliser l’eau d’une seqiya — une canalisation de son jardin — lève
la tête et salue aimablement, malgré tout surpris de trouver deux
Mecquois fatigués et brûlés de soleil.
Il s’interrompt et propose aimablement une pastèque cassée sur le
genou, dans un geste que font tous les paysans qui ont soif dans leurs
champs. Les deux hommes, éreintés de soif, baraquent leurs montures et
acceptent de malaxer la pulpe rouge avec les doigts avant de boire le
liquide. Puis ils recrachent les pépins un à un. Pendant ce temps, le
Juif vêtu d’une sorte de vêtement en lin rayé relevé jusqu’aux genoux
pour son travail, va avertir ses voisins qui travaillent chacun dans un
lopin de palmiers. La nouvelle se répand rapidement de bouche à oreille
sous les frondaisons de l’oasis.
C’est alors que toutes sortes de gens arrivent, achevant de mettre
leurs armures en cotte de maille. Certains ont leur arme au côté. Les
femmes sont revêtues de leurs plus belles parures. Les enfants
s’agitent et crient leur joie. C’est une sorte de masse humaine issue
d’un caravansérail fait de bric et de broc qui s’avance à quelques pas.
De loin, on repère des couvertures en poils de chameau noir tendues
entre les troncs noueux des palmiers. Des tentes sont étalées sur la
rocaille. Rien n’est fait pour accueillir les musulmans rescapés de la
Mecque, qui viennent de traverser le même désert que Mahomet et Abou
Bakr par diverses pistes. C’est une sorte d’immense camp de nomades
réfugiés qui agite. Même si quelques-uns parmi les rares notables
musulmans ont pu louer quelques maisons aux abords.
Restons à Qoba, ici, pour le moment, décide Mahomet.
En fait, il ne sait guère chez qui descendre. On l’attend certes, mais
un tel état de dénuement dans cette oasis pourtant riche l’étonne
malgré tout.
Viens chez moi !
Non, chez moi ! entend-on de toute part.
Le prophète sait bien que, d’après les règles de l’hospitalité des
aarab, c’est celui qui est accueilli qui reste l’obligé de l’hôte. Il
cherche avant tout à ne favoriser personne.
La station à Qoba dure cinq jours. Le temps d’organiser la liesse qui
doit normalement accompagner le prophète pour son installation
définitive […]
La question est donc calmement abordée par Abou Bakr. L’ordre donné à
l’esclave qui veillait sur les deux chamelles sous le mont Thawr était
bien de ramener les enfants le plus vite possible sur Médine.
Les deux enfants sont donc arrivés la veille au soir. Il y a là Aïcha.
Sa sœur Asma, qui se remet de sa gifle sauvage. Et le jeune Abdallah,
leur frère. Tous viennent d’arriver tard dans la nuit par la piste
directe.
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Talaâ El-Badr Alayna
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Au moment où la foule s’amasse à Qoba, Mahomet, heureux, monte en selle sur Qaswa, sa nouvelle chamelle.
Comme cinq jours plus tôt, chacun veut inviter l’Envoyé d’Allah sous
son maigre gîte. Mais le prophète n’en a cure. Il informe qu’il
s’installera là où sa chamelle s’arrêtera.
Avec toute cette agitation, l’animal prend un peu peur et trotte de
quelques pas sous les quolibets des enfants. Tout le monde suit la
bête, qui dresse la tête de sa démarche altière.
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quelque temps, la chamelle fait mine de s’arrêter. Mais comme la foule s’approche, elle repart à nouveau.
Quelques centaines de mètres plus loin, la voilà qui s’agenouille
contre la misérable masure d’une sécherie de dattes, non loin de
quelques palmiers.
«C’est ici que je construis ma première mosquée», lance le prophète, en glissant de sa selle par le côté gauche.
L’endroit lui plaît, même s’il n’y a rien.
Mais tous les hommes et les femmes présents sont, aussitôt, mis à
contribution. Le terrain a déjà changé de propriétaire, grâce à une
poignée de dirhams donnée par des partisans.
La même journée, on bâtit la structure toute simple d’une bâtisse
rectangulaire. Les matériaux sont ceux habituellement utilisés : un
soubassement de pierres plates, charriées à la main. Puis un empilement
de briques, de glaise, séchées au soleil. Et enfin, des troncs de
paliers secs, recouverts de palme et de boue, pour la terrasse du toit.
Le minaret n’existait pas en Arabie, avant l’introduction de cette tour
d’origine perse, qui est une ziggourat, une tour de contemplation et
d’observation des astres.
Un mur de pierres empilées détermine une sorte de clôture. Enfin, on
bâtit, également, deux petites habitations sommaires, à côté.
Durant ces travaux, ordonnés subrepticement, on relève tout de suite
des inégalités. Les premiers clivages apparaissent, car il y a, sur le
même chantier, des Mouhajirouns, c’est-à-dire des musulmans de la
première heure, venus de La Mecque, et des Ansars, ceux qu’on appelle
des «aides», ou des «auxiliaires». Ce sont ceux de Yathrib que tous
appellent, désormais, Médine. Tous ne montrent pas le même
empressement.
Mais même parmi ces deux groupes, il y a encore ceux qui travaillent
sans économiser leurs efforts. Certains ne regimbent pas à la tâche :
le jeune Ali, le neveu du Prophète, charrie des tonnes de pierres et de
poutres, torse nu. Rude, il travaille avec vigueur, blanchi de
poussière. D’autres tentent déjà d’ordonnancer. Mais c’est peut-être le
prétexte pour en faire moins.
Abou Bakr se force à faire ce qu’il peut, étant bien obligé de donner l’exemple pour construire la maison de sa fille.
Un autre notable, Omar, est plus guerrier que bâtisseur. Il préfère borner le terrain et donner des ordres.
Quant à Othman, l’élégant, il préfère observer tout de loin pour ne pas
se salir avec des gravats poussiéreux. On se doute qu’entre ces
derniers, l’explication sera brutale si elle devait avoir lieu un
jour :
«On voit bien ceux qui travaillent», lance sous cape Ali, déjà furieux et frustré.
«Laisse», le calme Mahomet, qui travaille également à sa maison.
Il est déjà tellement difficile de maintenir une cohésion entre
pauvres, riches, habitants des deux oasis rivales, juifs, chrétiens et
musulmans, qu’on ne va pas attiser les haines, mais au contraire faire
état de diplomatie.
Pour faire table rase du passé, le Prophète déclare, sur le chantier,
que le calendrier «musulman» change, car, avec l’Hégire, autrement dit
la fuite de ses partisans de La Mecque, une nouvelle histoire commence.
L’année 622 devient donc l’an 1.
Deux ans ont passé et la petite communauté islamique a, contre toute
attente, perduré. La cité est cernée de désert et on est bien obligé de
se plier aux préceptes nouveaux instaurés par le Prophète.
De deux prières, comme on les faisait aux premiers temps à La Mecque, on est passé à cinq prières par jour.
Le problème est que les fidèles viennent tantôt avant l’heure, tantôt
après. On adopte pendant un moment une sorte de cor en oliphant comme
le font les juifs. Mais cela incommode les voisins. On essaie également
ce que certains ont vu chez les chrétiens d’Ethiopie : une sorte de
planchette en bois qu’on frappe, ou une clochette qu’on tinte. Mais
ceux qui habitent loin ne l’entendent pas.
Finalement, le Prophète a une idée. Il pense à la voix rauque et
martyrisée de Bilal, l’esclave torturé, puis racheté par Abou Bakr. Le
Noir sera, donc, préposé à l’appel à la prière du haut du toit de la
mosquée, sise à côté de la maison de Mahomet. Ou, parfois, à la
nouvelle mosquée, plus grande et plus centrale, de Banou Selima.
«La Illah ila’ Allah… Mahomet rasoul Allah ! entend-on dès lors cinq
fois par jour. Les terrains ont été bornés par Omar, un des fidèles,
car il devenait impossible de laisser déambuler autant de tribus
diverses qui se disputaient les branches de palme, le maigre bois et
même les puits. On appellerait désormais ces pierres blanches
semblables à des cairns des «bornes d’Omar».
La première année, le Prophète (QSSSL), imitant en cela les juifs de
la cité, s’était mis à jeûner trois jours par mois. Il avait appris, en
effet, que ceux-ci le faisaient en souvenir de leurs privations lors de
leur fuite d’Egypte.
«Mais nous avons mille fois plus de raison de jeûner qu’eux !», lâche-t-il un beau jour.
Sans doute voit-il l’effet de l’ascèse sur le corps et la volonté qui en découle.
Le second été qui se termine à Médine est difficile pour les fidèles,
qui ne sont guère habitués à ce régime strict. Ils se traînent sans
boire ni manger dans la chaleur étouffante, vaquant à leurs occupations
sommaires.
Pour finir, le Prophète a une prémonition. Jusqu’alors, on se tournait
vers Jérusalem pour prier. Soit au nord. Le soir, on avait donc le
soleil sur sa face gauche.
Mais les affaires ne vont guère bien avec les juifs. Ils dénient celui qui se dit prophète avec véhémence.
Excédé, celui-ci décide subitement de se tourner désormais vers La
Mecque, c’est-à-dire exactement dans la direction opposée. Désormais,
ses fidèles ont la joue droite exposée aux rayons du couchant.
En effet, le Prophète n’est pas reconnu par les habitants juifs.
Certes, ils se sont montrés accueillants. Mais pas non plus prêts,
évidemment, à partager les ressources de l’oasis avec cette horde
famélique de près d’un millier de pauvres hères. Car des mendiants et
des opportunistes ont jailli des quatre coins de l’Arabie. Les Oasiens
sont en tout cas heureusement dix fois plus nombreux.
Cela ne peut plus durer, lance un jour le prophète à la mosquée. Et il
ajoute : certes, la guerre est douloureuse. Mais elle peut être
bénéfique. Il la faut, termine-t-il…
Tout le monde sait que les richesses de Médine sont aux mains des
juifs. Mais l’oasis rivale de La Mecque ne saurait tolérer non plus la
fuite de sa main-d’œuvre et le tarissement de ses pistes caravanières.
C’est vers un double affrontement qu’on se dirige, car il ne suffit pas
d’instaurer un impôt, comme cela vient d’être fait. Si personne ne peut
payer la zakat – un dixième de son revenu annuel – il n’y a toujours
pas d’argent.
Des escarmouches ont lieu ponctuellement sur des caravanes qui
reprennent avec la venue de l’automne. Il s’agit plus de rapine et de
brigandage. On n’hésite bientôt plus à attaquer des convois durant le
mois sacré de rajab. En effet, traditionnellement, on ne peut attaquer
quiconque sur les pistes en décembre. Mais une hystérie de prédation a
saisi l’Arabie, même si, au demeurant, on a toujours connu des coupeurs
de route.
Le propre père de Mahomet, Abdallah, était bien mort, naufragé du
désert, en revenant de Syrie sans laisser de traces. Il n’avait jamais
connu son fils.
Quant à sa mère, c’est justement entre La Mecque et Médine qu’elle a
péri, égarée près du puits d’al Aboua. Elle a pu protéger de ses voiles
son fils âgé à l’époque de six ans. Et des Bédouins avait recueilli les
rescapés, mais sa mère n’avait pas survécu.
Toute la vie de Mahomet est donc programmée en fonction du désert, même
s’il aurait dû n’être qu’un sédentaire qouraïchite de La Mecque comme
les autres. Pas étonnant que la guerre se joue désormais dans le
désert où il aurait dû mourir.
La chaleur a refait surface en ce mois de mars 624. Exactions après
exactions, les Mecquois ont décidé d’en finir avec ces rebelles
installés à Médine qui assèchent leur commerce et attaquent leurs
caravanes.
Des nouvelles parviennent aux oreilles des musulmans. On parle d’une
immense caravane de printemps qui regrouperait tous les commerçants de
La Mecque, protégée par des hommes en armes. Or, les caisses de l’impôt
institué par Omar sont désespérément vides.
La prudence n’est donc plus de mise. Que ce soit du côté de dignitaires
qouraïchites de la cité de La Mecque ou de la part des musulmans
exsangues. On parle également de plus en plus d’une armée qui pourrait
être levée par Abou Jahl, forte d’un millier d’hommes, montés sur sept
cents chameaux et une centaines de chevaux, qui arriverait à la
rescousse. Ce serait dès lors tout simplement la plus grande armée
jamais vue dans l’ouest de l’Arabie.
Personne n’a, en effet, remarqué quelques jours plus tôt, aux portes de
Médine, un chamelier de la tribu des Harb, seller son dromadaire, puis
trottiner discrètement vers le sud. Sitôt hors de vue, derrière la
colline de Thaniyet el Wada, l’espion, du nom de Dam Dam, a fouetté sa
monture et filé ventre à terre dans un trot saccadé vers La Mecque pour
annoncer l’imminence de l’attaque de la caravane.
En arrivant aux portes de la cité du désert, les narines de sa chamelle
sont cisaillées à force de la relever chaque fois qu’elle s’écroulait.
Ss oreilles ont même été coupées pour l’affoler. Le chamelier est en
transe, tenant à peine en selle, épuisé et les vêtements en loques.
Mais c’est bien grâce à Dam Dam que le mala des Mecquois a pu monter
son armée aussi vite.
Il a fallu trois jours à l’espion pour avaler les deux cents lieues
seul à dos de chameau. Deux jours pour monter l’armée. Trois jours pour
rattraper la lente caravane dirigée par le chef de la ville, Abou
Soufyan, qui se rend vers la Syrie par la piste de la côte.
Les musulmans semblent pris de vitesse cette fois, et le butin prêt de
leur échapper. Même s’ils guettent effectivement l’avancée de la
caravane, qui doit obligatoirement passer entre Médine et la mer Rouge.
Ce jour-là, donc, deux jeunes chameliers du nom d’Adi et de Besbès arrivent au puits de Badr.
Ce sont des gamins, gardiens de chèvres, convertis à l’Islam depuis
peu. Ils sont tout heureux de leur mission de repérage de la grande
caravane, confiée par Omar, un des compagnons du prophète. Mais ils
sont hésitants, car il y a deux pistes possibles venant de La Mecque
pour se rendre au nord.
Celle qui passe par le territoire des Harb et qui rejoint un puits
indispensable sous le djebel Rodhwa situé à mi-chemin entre Médine et
la mer. Ils sont passés à ce puits la veille. Mais ils n’y ont vu que
les sidr isolés de l’endroit désert – des prosopis aux grosses épines
qui font siffler le vent à travers leur ramure.
Puis, poursuivant leur avance vers la mer, ils parviennent enfin en vue
du puits de Badr Hunayn. En circulant vers la Syrie par cette seconde
piste, les Mecquois peuvent longer le plateau arabique qui se casse sur
la mer Rouge.
Il y a plusieurs puits le long de cette falaise, même si cet itinéraire
est plus chaud, mois aéré et qu’on y progresse plus difficilement du
fait des quelques dunes côtières qui ponctuent parfois le sol.
Les deux gamins glissent de leurs montures car ils ont vu deux bergères
qui tirent de l’eau du puits de Badr. L’une fait coulisser une longue
corde sur une poulie qui n’est autre qu’un fémur blanchi de dromadaire
mort au alentours. Elle déverse régulièrement son delou – une peau de
bouc tendue autour d’un cintre qui fait office de seau – dans une auge
en pierre. L’autre dirige un âne pelé qui tire la corde en balancier.
Malgré ce va-et-vient qui les éloigne, les deux femmes sont en train de
se disputer. Il semblerait que l’une reproche à l’autre une dette
impayée. C’est ce qui apparaît aux deux jeunes gens que les femmes
n’ont pas entendu arriver.
- Mais qu’est-ce que tu me veux ? dit l’une avec agressivité. Comme la
caravane sera ici demain, je te rembourserai ce que je te dois !
- J’espère bien, rétorque l’autre entre deux versées de liquide qui jaillit de l’outre luisante.
En se regardant, les deux jeunes bergers ne croient pas en leur chance.
Ils s’approchent, mine de rien, laissant boire leurs bêtes à
l’abreuvoir. Les deux femmes semblent se réconcilier provisoirement à
la vue des jeunes chameliers. Tous se saluent, échangeant des paroles
d’hospitalité, les jeunes femmes puisant à présent pour les chameaux en
signe de bienvenue.
Puis, après quelques minutes seulement, et après avoir parlé de la
fournaise qui n’allait pas tarder à gagner, les deux chameliers
repartent après avoir enfourché leurs montures.
Pourtant, en cette même matinée, un autre chamelier vient du sud, cette
fois. Les bergères sont réparties avec leurs chèvres noirs le long de
la cassure du plateau dans les ravins qui abritent des touffes de hadh
et de sbad et les deux chameliers ont regagné l’est.
Le nouveau venu baraque sa monture, qui plie tout d’abord ses pattes
avant, puis ses pattes arrières. Vêtu d’un riche burnous ouvragé qui le
protège du soleil de la mi-journée, il scrute le sol du puits désormais
désert. Il voit bien sûr les nombreuses empreintes fines des sabots des
chèvres dans le sable. Et les deux zones piquetées de marque – les deux
troupeaux distincts – qui regagnent leur pâturage, escortées par des
traces de pieds nus de jeunes femmes.
Mais il observe bien plus attentivement les «baignoires» du moulage des
deux chameaux qui se sont couchés à proximité du puits. A leur
extrémité, sous leur queue lorsqu’ils étaient couchés, gît chaque fois
un amas de crottes cylindriques, noires et luisantes.
L’homme se baisse et effrite les crottes entre ses doigts. Il repère
immanquablement des noyaux de dattes et des fibres de palme mal
digérées : le pâturage qu’on donne aux chameaux à l’oasis de Médine !
Or, cet homme n’est autre qu’Abou Soufyan, le chef du mala et le guide
de la plus grande caravane du siècle des Mecquois.
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M. B.
02-09-2008
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