Mollah Omar, un allié encombrant
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Tandis que les accords politiques et commerciaux vont bon train, au
printemps 1997 de violents combats reprennent dans le nord du pays.
Avec eux, contre toute attente, va débuter une période de disgrâce
«officielle» des taliban, au cours de laquelle ces derniers multiplient
les erreurs politiques, obligeant leurs interlocuteurs à prendre
quelques distances.
Des offensives contre la ville de Mazar-i-Charif, tenue par les troupes
du commandant Ahmed Massoud et surtout par celles du général d’origine
ouzbek Rachid Dostum, donnent lieu à des luttes d’une rare cruauté. De
nombreux cas de torture sont avérés. Entre les mois de mai et août
1997, près de 10 000 personnes périssent dans cette bataille. Au même
moment, plus au sud, à Kaboul, les taliban au pouvoir depuis un an
édictent des mesures qui se révèlent de plus en plus liberticides. Les
femmes semblent les premières victimes du régime. La communauté
internationale s’émeut, discrètement encore. Et puis vient le 28
septembre 1997, véritable tournant dans les relations des chefs de
l’Afghanistan avec le reste du monde. Ce jour-là, la commissaire de
l’Union européenne en charge des affaires humanitaires, Emma Bonino,
effectue une visite en Afghanistan, pour voir. Elle mesure
immédiatement l’archaïsme des étudiants en religion. Accompagnée de
plusieurs journalistes et de responsables d’organisations humanitaires,
elle constate les dégâts quant à la condition des femmes, l’éducation
et les libertés publiques. Plusieurs incidents éclatent même lors de
ses déplacements. Certains membres de sa délégation sont appréhendés
par la police.
Simultanément, alors que les taliban montrent leur vrai visage, le problème Bin Laden surgit pour l’Afghanistan.
Depuis près de deux ans environ, les sunnites fondamentalistes
d’origine saoudienne désignent les États-Unis comme leur principal
ennemi. Dans leur quartier général de Khartoum au Soudan, et avec
l’aide de leurs bases arrière implantées dans des régions du Yémen que
ne contrôle pas l’armée, ils planifient les premières actions contre
ces impérialistes qui souillent la terre saoudienne, où siègent les
lieux saints de l’Islam.
Ossama Bin Laden appartient au nombre de leurs chefs. Déchu de la
nationalité saoudienne en avril 1994 pour avoir vertement critiqué le
pouvoir en place et sa soumission aux États-Unis, à la plus grande joie
des autorités religieuses, on l’accuse déjà d’être l’instigateur d’un
attentat survenu le 25 juin 1996 contre la résidence des militaires
américains de Khobar, en Arabie Saoudite.
Grâce à ses ressources financières, on dit qu’il formerait un mouvement
politique partisan de l’islam le plus pur, contre la corruption de la
monarchie régnante, et qui regrouperait les anciens combattants
d’origine arabe de la guerre contre les Soviétiques. Or, à la même
période, on le croise à plusieurs reprises en Afghanistan, dans la
ville de Jalalabad, le fief du chef intégriste Gulbudin Hekmatyar,
ancien compagnon d’armes au temps de la guérilla contre l’armée rouge,
et surtout ancien chef de Mohammed Omar, le nouvel homme fort du pays.
Ce premier retour en Asie centrale, après son départ de 1991,
intervient au mois de mai 1996, alors que son protecteur, le chef
d’État soudanais Omar al-Bachir décide de se rendre en pèlerinage à La
Mecque en Arabie Saoudite. Pour ne pas embarrasser les relations de son
hôte avec la monarchie saoudienne, Ossama Bin Laden s’envole vers le
Pakistan, et de là rejoint pour quelques semaines la cité de Jalalabad.
Ses deux fils, Saad et Abdurahman, demeurent dans un premier temps au
Soudan, puis le rejoignent environ six mois plus tard. Au début de
l’année 1997, après des offensives infructueuses contre le régime
libyen du colonel Mouammar Kadhafi, Ossama Bin Laden décide de
s’installer définitivement en Afghanistan.
De façon concomitante, l’administration du président Clinton découvre
le personnage, notamment à la suite d’un rapport « informel » réalisé
par le général Wayne Downing à la demande du sous-secrétaire à la
Défense John White. Cet officier supérieur vient alors de prendre sa
retraite, en février 1996, après avoir dirigé pendant plusieurs années
le Commandement des opérations spéciales des armées américaines. C’est
un spécialiste de l’antiterrorisme. Au lendemain de l’attentat de
Khobar, tandis que les autorités de Riyad refusent que des équipes du
FBI conduisent des investigations sur place, en Arabie Saoudite, c’est
lui que le Pentagone choisit pour mener des recherches, discrètes, en
dehors du cadre judiciaire -pour comprendre. Depuis, Downing passe pour
le premier cadre de l’armée américaine à avoir appréhendé le «
phénomène Bin Laden ».
L’évolution du régime des taliban et les amitiés qu’ils forgent avec ces nouveaux ennemis de l’Amérique contrarient de plus en plus les espoirs des compagnies pétrolières, du département du commerce et des diplomates. Au mois de novembre 1997, malgré les promesses de lendemains meilleurs répétées par les promoteurs de CentGas, la secrétaire d’État Madeleine Albright critique ouvertement le nouveau régime en place à Kaboul, lors d’un voyage officiel à Islamabad. Officiellement, Washington prend ses distances à l’égard des taliban. La rupture se consomme tout au long des mois suivants, jusqu’à son point d’orgue, au cours de cet été 1998.
Nous sommes à la fin du mois de juillet, à Kaboul, le gouvernement
contraint les organisations non gouvernementales à quitter le pays.
Plus au nord, les taliban réduisent l’opposition au silence en
s’emparant définitivement de Mazar-i-Charif; désormais seule une
poignée d’irréductibles résisteront autour du commandant Massoud, mais
sur moins de 5 % du territoire et cantonnés dans des massifs montagneux
coupés du monde. Des exactions sont commises lors de la prise de la
ville, et, surtout, les combattants sunnites radicaux passent par les
armes dix diplomates iraniens. Un point de non-retour est franchi aux
yeux de nombreux responsables politiques internationaux. Ce n’est pas
tout. Le 7 août 1998 surviennent les attentats contre les ambassades
américaines de Nairobi et Dar es-Salaam. Ossama Bin Laden les a
commandités, avec l’appui logistique des réseaux du Djihad islamique et
de la Jamaa i- Islamiya, deux mouvements terroristes alliés de longue
date, et très bien implantés en Afrique de l’Est. Le 20 août, les
États-Unis répliquent en expédiant 75 missiles de croisière sur des
cibles dans les régions de Khost et de Jalalabad, où sont implantés les
camps de l’organisation Al-Qaeda, et sur une usine pharmaceutique au
Soudan. Le lendemain Mohammed Omar condamne l’attaque et annonce qu’il
héberge avec bienveillance Bin Laden.
Fin du premier acte. L’administration américaine cesse toute relation directe avec Kaboul…
Pour six mois seulement.
Conséquence: pour l’heure, le projet pétrolier capote. Dans tous les États-Unis, le mouvement Feminist Majority multiplie les campagnes contre la firme Unocal, l’accusant de soutenir une dictature qui fait de l’asservissement des femmes un des fondements de sa politique sociale. Hillary Clinton leur apporte un soutien public et appuyé. Progressivement, Unocal retire toutes ses équipes et ferme tous ses bureaux en Afghanistan et au Pakistan. Pour autant, à Washington, au Bureau des Affaires asiatiques du Département d’État, on regrette cet engrenage malheureux. Personne ne perd de vue l’immense avantage qu’apporterait à tous un gouvernement ami en Afghanistan, où siégeraient des dirigeants capables de stabiliser le pays, comme les étudiants en religion l’avaient laissé espérer. L’idée de privilégier à l’avenir des taliban «modérés» fait son chemin. Calcul cynique et auto destructeur. Pour beaucoup l’endroit est trop important pour renoncer, sous prétexte de désaccord avec quelques fondamentalistes un peu trop habitués à guerroyer.
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