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Un gazoduc pour les taliban
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Un homme, plus ou moins volontairement, va cristalliser ces attentes
et donner toute sa substance à l’aide extérieure qui permettra aux
taliban de prendre le pouvoir.
Naturellement, il s’agit d’un « pétrolier ». Il s’appelle Carlos
Bulgheroni, ce n’est ni un Saoudien, ni un Pakistanais, ni un
Américain; c’est un Argentin. Il préside à la destinée du quatrième
groupe énergétique d’Amérique latine, Bridas, une société implantée à
Buenos Aires et fondée après-guerre. Depuis les années 70, l’entreprise
pétrolière argentine est devenue un groupe mondial. Avec des activités
en Inde et au Pakistan, les dirigeants de Bridas perçoivent assez tôt
-entre 1991 et 1992 -l’opportunité de nouer des partenariats avec les
nouveaux dirigeants des anciennes républiques soviétiques, notamment au
Turkménistan. Depuis leurs bureaux d’Islamabad, ils imaginent que
l’Afghanistan sera bientôt un pays stable, avec à sa tête des
dirigeants avec lesquels ils s’entendront afin de construire des
oléoducs et des gazoducs reliant le Turkménistan au Pakistan. Carlos
Bulgheroni noue un premier partenariat avec le gouvernement turkmène en
janvier 1992, pour l’exploitation du champ gazier de Daulatabad. Et le
16 mars 1995, il gagne son pari en réunissant dirigeants pakistanais et
turkmènes qui signent un accord de principe prévoyant la construction
d’un oléoduc traversant l’Afghanistan.
Dès lors, Bulgheroni convie d’autres compagnies pétrolières à se
joindre à son affaire, et notamment le groupe Unocal, douzième société
pétrolière américaine. La Union Oil Company of California, fondée en
1890 à Santa Paula, devenue la Unocal Corporation en 1983, appartient
aux success stories du secteur énergétique. À partir du milieu des
années 90, sous l’autorité de son président de l’époque Roger Beach,
elle talonne les dix premiers groupes américains.
Entrepreneur avisé, Beach saisit immédiatement les potentialités de
l’offre que lui adresse son partenaire Carlos Bulgheroni. À telle
enseigne qu’il décide même de se passer de ses services et d’investir
dans la région sans le concours de Bridas. Pour garder sa marge de
manœuvre et disposer d’appuis financiers, il sollicite un autre groupe,
le saoudien Delta Oil.
Le 21 octobre 1995, les dirigeants d’Unocal et ceux de Delta Oil
signent un accord avec le président du Turkménistan Saparmurat Niyazov,
portant sur des exportations de gaz évaluées à 8 milliards de dollars…
Et prévoyant la construction d’un gazoduc qui traverse l’Afghanistan.
Un chantier estimé à 3 milliards de dollars. À compter de cette
période, le soutien aux taliban n’est plus seulement un enjeu
géostratégique, il devient une priorité économique.
Étrangement, de façon concomitante, les services secrets saoudiens du
GID, dirigés par le prince Turki Al-Faisal, décident de financer
massivement les taliban; en leur fournissant notamment des moyens de
communication, mais aussi ces dizaines de pick-up noirs de facture
japonaise aux vitres teintées, qu’ils affectionnent tant. L’Arabie
Saoudite lâche toutes les autres factions issues des ethnies Ouzbek et
Tadjik, qui se retrouvent dès lors dépourvues de moyens. Elles
reculent, perdent du terrain. Faisant l’unanimité autour d’eux, les
fondamentalistes marchent sur Kaboul et s’emparent du pouvoir à la
satisfaction générale le 27 septembre 1996. Quelques mois plus tôt,
l’assistant du secrétaire d’État américain responsable du sud de
l’Asie, Robin Raphel, s’était rendu à Kandahar pour apporter sa
bénédiction aux événements en cours. Le 19 avril 1996 il déclarait: «
Nous sommes préoccupés par les opportunités économiques qui peuvent
nous échapper, ici, si la stabilité politique ne peut pas être
restaurée.» Explicite, non?
À l’étranger, ce soutien aux fondamentalistes afghans est relayé par de
prestigieux cénacles politiques. Les deux instituts de recherches
américains les plus influents en matière de politique étrangère
prennent fait et cause pour eux. Ces défenseurs très écoutés se
nomment: le Council on Foreign Relations (véritable temple de la
diplomatie américaine auxquels adhèrent ambassadeurs, anciens
ministres, mandarins en relations internationales de l’Université de
Georgetown ou de la prestigieuse Johns Hopkins School) mais aussi la
Rand Corporation (centre d’études œuvrant essentiellement pour le
Pentagone, l’industrie de Défense et le secteur énergétique). Ainsi,
Barnett Rubin, spécialiste de l’Afghanistan au Council on Foreign
Relations, n’hésite pas à lancer au mois d’octobre 1996 : « Les taliban
ne possèdent vraiment aucun lien avec l’internationale islamique
radicale. En réalité, ils la détestent…» Éloquent! Des déclarations qui
interviennent un mois après leur prise de pouvoir,
alors que les étudiants en religion parlent déjà d’Émirat islamique
d’Afghanis tan, qu’ils doivent leur spectaculaire ascension aux dollars
de la dictature fondamentaliste saoudienne, et en particulier aux chefs
religieux de ce pays partisan d’un islam orthodoxe et archaïque, que
Mohammed Omar s’est autoproclamé Commandeur des croyants et a pris le
titre de mollah, et qu’enfin, les taliban ont sommairement exécuté
l’ancien président pro communiste Mohammed Najibullah alors qu’il avait
trouvé refuge dans des locaux de l’ONU à Kaboul. Sans commentaire.
Au sortir du terrible hiver afghan, au commencement de l’année 1997,
la cause semble entendue. Sur le terrain, experts pétroliers et
diplomates reconvertis dans les affaires s’activent alors que les
milices religieuses contrôlent près de 90 % du territoire. Le projet de
gazoduc pourra bientôt se matérialiser. Unocal étoffe ses équipes
basées à Islamabad et envoie plusieurs délégués à Kaboul et surtout à
Kandahar, le bastion de leurs nouveaux et si précieux alliés. La
compagnie pétrolière ne rechigne pas à la dépense, dans tous les
domaines. Elle offre 900 000 dollars au Centre d’études afghanes de
l’Université du Nebraska, lequel les dépense en finançant diverses
infrastructures dans la ville même de Kandahar.
D’éminentes personnalités participent à cet élan charitable. Par
exemple Gerald Boardman, ancien responsable de l’USAID (US Agency for
International Development), l’organisation caritative placée
directement sous la tutelle du Département d’État américain. Grâce aux
fonds d’Unocal, il finance les projets éducatifs des taliban à Kandahar
sous couvert d’actions humanitaires entreprises par l’Université du
Nebraska. Unocal recrute des hommes qui font autorité. Ainsi Robert
Oakley, ancien ambassadeur des États-Unis au Pakistan, est embauché
pour gérer l’ensemble du volet diplomatique du « pactole afghan ». Il
s’installe à Islamabad, dans les bureaux de CentGas, le consortium
local fondé par la compagnie pétrolière.
Côté saoudien, outre Delta Oil, toutes les familles princières voudraient tirer profit de l’hégémonie des taliban, ces jeunes frères turbulents qui maintenant font régner l’ordre. L’argentin Bridas le comprend vite, et après la trahison d’Unocal, la société cherche de nouveaux partenaires et se rapproche de la compagnie saoudienne Ningharco, une entreprise très proche de Turki Al-Faisal, le directeur des services du renseignement du GID.
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