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Chronique d’une négociation interdite
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Nous sommes au commencement de l’année 2001, et voilà donc dans quel environnement intervient Laila Helms, l’experte en relations publiques des taliban. Au lendemain de l’étrange déclaration faite au quotidien The Times, le 5 février 2001, qui invite la nouvelle administration à reprendre le fil des négociations, elle prend en charge la visite aux Etats-Unis de l’ambassadeur itinérant Sayed Rahmatullah Hashimi, représentant le mollah Omar. Pourquoi tant de changements de cap en si peu de temps -en l’espace de trois mois tout au plus?
Bien évidemment, le nombre -démesuré -de responsables de la nouvelle
administration Bush issus du secteur de l’industrie énergétique pose
question. Tous mesurent parfaitement les enjeux économiques liés à une
stabilisation de l’Asie centrale, et aucun d’entre eux n’a oublié les
projets de gazoduc développés naguère en Afghanistan. Car après tout,
les compagnies pétrolières et gazières du Texas ne forment-elles pas le
groupe des premiers contributeurs de la campagne de Bush junior? Une
fois aux affaires, la nouvelle équipe s’en souviendra, en décidant par
exemple d’ouvrir à la prospection pétrolière les réserves naturelles
d’Alaska (le 29 mars 2001) et en rejetant le protocole de Kyoto sur les
émissions polluantes, qui déplaît tant au secteur énergétique. Le
curriculum vitre des nouveaux responsables qui servent W. Bush vaut
toutes les explications.
Le vice-président Dick Cheney lui-même a longtemps dirigé Haliburton,
leader mondial des prestataires de service de l’industrie pétrolière,
qu’il a quitté au moment de la campagne résidentielle. Condoleeza Rice,
directrice du Conseil national de sécurité, l’organe suprême de sûreté
qui chapeaute toutes les agences de renseignement, a passé neuf ans
chez Chevron. Au sein de ce géant du pétrole, elle a assumé des
fonctions de directrice de 1991 à 2000. Elle intervenait régulièrement
sur les dossiers portant sur l’Asie centrale -en particulier le
Kazakhstan où Chevron est très implanté -, en sa qualité d’ex
-soviétologue accomplie (elle collaborait autrefois aux travaux du
Conseil national de sécurité, sous Bush père). Donald Evans, secrétaire
au Commerce et ami intime de W. Bush, a accompli l’essentiel de sa
carrière dans le secteur pétrolier, en tant que président de Tom
BroWJ1, de même que Spencer Abraham, secrétaire à l’Energie. Quant à
Kathleen Cooper, sous-secrétaire au Commerce en charge des affaires
économiques, elle était la chef économiste du géant mondial Exxon.
À l’intérieur des cabinets ministériels, à des niveaux subalternes, on
retrouve semblables pedigrees. Ce personnel politique particulièrement
marqué se montre donc soucieux d’adopter une politique énergétique
conquérante. Dès le 29 janvier, quatre jours après l’investiture de
George W. Bush, le vice-président Dick Cheney organise une structure
informelle à cet effet, la Energy Policy Task Force. Ses activités
n’ont cessé d’intriguer parlementaires et journalistes politiques
chargés de suivre les premiers 100 jours de l’administration
républicaine. Le 16 mai 2001, le vice-président Dick Cheney a juste
consenti à diffuser un sommaire du programme énergétique arrêté par
cette équipe, et simplement présenté sous forme d’objectifs généraux.
Le développement de nouveaux partenariats en Asie y figure au nombre
des priorités. Sans plus de détails. Piqué au vif par cette opacité, le
10 septembre 2001, l’Office chargé de l’information du Congrès a
adressé une requête à la Maison Blanche dans des termes plutôt stricts,
afin qu’elle publie les détails de son programme déterminé par l’Energy
Policy Task Force, et surtout la liste des personnalités qui avaient
participé à ce programme. Le contrôleur général de cet office, David
Walker, a même envisagé d’engager des poursuites judiciaires pour
parvenir à ses fins.
Nul ne sait quelle influence ont exercée ces considérations pétrolières dans la gestion du dossier afghan. Cependant les professionnels du secteur n’ont eu qu’à se féliciter de la promptitude de la Maison Blanche à vouloir parler avec les taliban. Pour tout ce secteur qui en janvier 2001 a recouvré une place de choix à Washington, l’Asie centrale ne saurait être reléguée au rang de ces pays du tiers-monde dont les convulsions n’intéressent plus que les revendeurs de stocks militaires. D’autant que la donne a changé: Moscou et Pékin multiplient les accords pour bâtir des pipelines qui pourraient gérer en exclusivité le transport des réserves d’Asie centrale; et surtout, depuis cet été, le pipeline russe par lequel peut transiter le pétrole de la Caspienne entre en fonction; alors que son concurrent sur ce tracé de l’Ouest, le pipeline américain, débouchant à Ceyhan en Turquie, reste au stade de projet. À ce rythme, sous peu, les champs pétroliers et gaziers du Kazakhstan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan qui appartiennent à des compagnies américaines, seront tous reliés à des oléoducs et des gazoducs sous contrôle chinois ou russe.
Tandis que les Nations Unies ont vertement sanctionné Kaboul le 19
décembre, que plus personne n’est dupe du langage de ses chefs, que le
responsable de la lutte antiterroriste du président Clinton est parvenu
à la conclusion que les étudiants en religion soutiendraient longtemps
encore les terroristes; encore et toujours, le pouvoir en place décide
donc de négocier avec les taliban. Sur la côte Est des États-Unis,
Laila Helms a pour mission de présenter les dirigeants afghans sous
leur jour le moins négatif, dans la mesure du possible. À la Maison
Blanche et au Département d’État on s’occupe du reste.
Dans les chancelleries européennes, les diplomates tentent de suivre la
partie qui s’engage. On murmure que des contacts informels sont pris
avec l’entourage de Qazi Hussein Ahmad, le chef intégriste de la Jamaa
i-Islamiya, qui a regroupé ses forces avec celles d’Ossama Bin Laden
dans la vallée de Khost. Au Département d’État, ces pourparlers à haut
risque avec les taliban sont confiés à la directrice du bureau des
Affaires asiatiques, Christina Rocca. C’est une ancienne fonctionnaire
de la CIA, où elle s’occupait déjà de cette région du monde entre 1982
et 1997, en sa qualité d’agent rattaché à la direction des Opérations
du service de renseignement. Dans cette branche, elle a coordonné
durant plusieurs années les relations de la CIA avec les guérillas
islamistes et, à ce titre, a supervisé une partie des livraisons de
missiles Stinger aux moudjahidine afghans. À compter de mai 2001, celle
qui fut une employée de l’ombre de l’exécutif américain rouvre ses
dossiers, reprend ses contacts avec ses interlocuteurs, mais en
évoluant maintenant dans l’univers un tantinet moins opaque de la
diplomatie.
Invitée à s’exprimer devant les membres du Sénat qui doivent avaliser
sa nomination, le 17 mai, elle ne cache pas les intentions de la
nouvelle administration de rétablir la paix en Afghanistan. Mais pour y
parvenir, il devient impératif d’établir un canal de discussion avec
Kaboul.
Les relations nouées naguère par l’ONU dans le cadre des travaux du
groupe 6 + 2 reprennent un grand intérêt sitôt l’administration Bush au
travail. Officiellement, on prétend soutenir ce groupe pour des raisons
humanitaires. C’est ainsi qu’au nom de ce motif, dès le 12 février
2001, l’ambassadeur américain auprès des Nations Unies, Nancy
Soderberg, affirme qu’à la demande de Fransesc Vendrellies États-Unis
chercheront à développer un dialogue continu avec les taliban. Ils y
parviendront, et Vendrell se chargera de l’intendance. À ce titre,
entre le 19 avril et le 17 août 2001, celui-ci se rend à quatre
reprises à Kaboul et à Kandahar pour discuter avec les taliban -selon
le rapport du Secrétaire général de l’ONU cité plus haut.
Pour plus de discrétion, les réunions se déroulent à Berlin et
rassemblent les représentants des pays qui composaient déjà le 6 + 2;
seu1e différence, désormais, les personnes physiques qui se retrouvent
pour discuter ne possèdent pas de fonctions officielles dans leurs pays
respectifs, afin de ne pas compromettre leur gouvernement. Côté
américain, Tom Simons, l’ancien ambassadeur à Islamabad sous
l’administration Clinton, transmet les messages du Département d’État.
Selon le représentant des intérêts pakistanais, trois rendez-vous au
moins se tiennent en Allemagne, sous l’autorité de Fransesc Vendrell.
Elles visent toutes à amener les taliban à signer un armistice avec
l’Alliance du Nord, à composer un gouvernement d’union nationale, et à
obtenir l’extradition d’Ossama Bin Laden.
Chacun souhaite que les fous de Dieu restituent aimablement une partie
de leur pouvoir, et souscrivent aux priorités des États-Unis. Mais
l’affaire tourne court. Le 17 juillet, encore à Berlin, une troisième
réunion secrète doit se dérouler. L’avant-veille, le 15, l’hebdomadaire
Focus a révélé qu’une rencontre se produira sous peu dans la capitale
allemande entre le ministre des Affaires étrangères taliban et son
homologue de l’Alliance du Nord, Abdullah. Mais le représentant taliban
ne vient pas. En réalité, depuis une réunion hou1euse organisée le 15
mai à Bruxelles, il refuse de siéger dans une assemblée -même
informelle - composée sous l’égide de ce Conseil de Sécurité des
Nations Unies qui impose des sanctions à son pays.
Au cours de ces dernières discussions à Berlin, selon le représentant
pakistanais Naiz Naik, la petite délégation américaine évoque une «
option militaire » contre les taliban s’ils ne consentent pas à changer
de position. Principalement au sujet d’Ossama Bin Laden. Tom Simons, le
représentant des États-Unis, dément que des propos aussi clairs aient
été tenus à ce sujet. Mystère. D’autres pays gardent un œil sur cette
évolution. Le 1erjuin une réunion secrète aux allures sécuritaires
s’est déjà tenue à Washington au sujet de l’Afghanistan. Elle a
rassemblé le Conseil national de Sécurité de Condoleeza Rice, Christina
Rocca, Fransesc Vendrell et des observateurs britanniques. Le 17
juillet un énième point de non-retour est franchi. Dans un communiqué
lapidaire, le ministre français des Affaires étrangères reconnaît
l’échec de la dernière rencontre, sans autre forme d’explication. Au
lendemain du 11 septembre 2001, ce communiqué prend pourtant une saveur
toute particulière: « M. Hubert Védrine a reçu ce matin M. Fransesc
Vendrell, représentant personnel du Secrétaire général des Nations
Unies et chef de la Mission spéciale en Afghanistan. M. Vendrell lui a
fait part du blocage de la situation politique. Les deux responsables
ont exploré ensemble les pistes qui permettraient à terme une évolution
favorable, en particulier l’encouragement que la communauté
internationale pourrait apporter aux efforts du roi pour réunir autour
de lui les représentants de la société afghane.»
Quel roi? Naturellement, à cet instant personne, ou si peu, n’y comprend rien. Les événements qui suivront nous apprendront qu’il s’agit de l’ex-roi d’Afghanistan Sabir Shah, sollicité donc depuis plusieurs mois pour prendre la place des taliban à Kaboul, et, éventuellement, les inclure dans son gouvernement d’union nationale. En réalité, dès le 16 mai 2001, Fransesc Vendrell discutait à Rome avec le roi Sabir Shah et examinait les conditions de son retour à Kaboul.
Ainsi, au même moment, en juillet 2001, les étudiants en religion reçoivent deux messages de l’Occident:
-une option est à l’étude contre eux afin de capturer Ossama Bin Laden,
-des discussions sont engagées avec l’ancien roi pour qu’il reprenne le pouvoir à Kaboul.
Tout concourt à démontrer que les Occidentaux désavouent les taliban.
On parle déjà de leurs successeurs. Pense-t-on qu’ils sont frappés
d’aveuglement? Peut-être. À Islamabad, le 2 août, l’infatigable
Christina Rocca discute avec l’ambassadeur des taliban et exige
l’extradition de Bin Laden. Ultime bravade?
Pourtant, depuis 1999, les revirements du chef Mohammed Omar et sa
politique obscurantiste ont démontré qu’il ne s’apprêtait pas vraiment
à enfiler des habits de démocrate, et à renoncer à soutenir son allié
et son frère de religion Ossama Bin Laden. D’ailleurs, de ces deux
hommes, personne n’a jamais réellement su lequel exerçait la plus
grande autorité sur l’autre. Le chef intégriste millionnaire qui a
sillonné le monde arabe, rassemblé les dirigeants extrémistes et a été
éduqué dans l’une des plus grande familles saoudiennes, ou le paysan
d’origine pachtoune, éduqué par des moudjahidine dans des montagnes
reculées, adepte d’un islam radical, capable d’entraîner ses compagnons
d’armes?
Nul ne sait, même si, depuis le 11 septembre 2001, chacun regrette de ne pas s’être interrogé plus tôt.
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