.
Avant-propos
.
Washington, 26 janvier 2001, l’Amérique semble comme délivrée. Après des semaines de polémiques sur la manière d’utiliser des cartes à perforer, l’élection du nouveau président des États-Unis connaît enfin son épilogue. Ce jour-là, George W. Bush prend possession des appartements de la Maison Blanche et surtout de son bureau ovale. La presse internationale assiste, dubitative, à l’accession au pouvoir suprême du gouverneur du Texas.
Au soir de cette journée, au dernier étage du National Press Club
Building, sur la 14eRue, plusieurs reporters européens se retrouvent
autour du bar privé du Club de la presse. Alors qu’à deux pas de
l’immeuble, l’équipe républicaine s’installe, déjà des commentaires
fustigent la culture texane des nouveaux maîtres du pays. Des
conversations animées s’engagent avec des journalistes américains,
principalement avec ceux du Washington Post, dont la rédaction siège à
une centaine de mètres, de l’autre côté de la rue.
Les Européens, qui ont assisté à la liesse de cette investiture,
s’inquiètent du manque d’ouverture internationale du nouveau président.
Son penchant pour une application aussi large que possible de la peine
de mort, abolie dans tant de pays, sa méconnaissance du dossier
israélo-palestinien, ses déclarations dénuées de nuance sur la
puissance de l’empire américain ont heurté quantité d’observateurs et
de décideurs sur le Vieux Continent. Juchés sur de massifs tabourets de
bar, autour de cet interminable comptoir en merisier du National Press
Club, les plus prudents représentants de la presse française et
allemande commentent, fatigués, ses positions très tranchées en y
décelant autant de futurs sujets de fâcherie.
D’autres, probablement moins raffinés, se bornent à recenser
quelques réalités. Narquois, ils énumèrent: avant cette campagne
présidentielle, Bush junior n’a franchi qu’à trois reprises les
frontières de son pays; sa connaissance de la politique étrangère se
limite à la vision qu’ont du monde les compagnies pétrolières texanes,
les plus puissantes de la planète mais surtout les principaux bailleurs
de fonds de sa campagne; et enfin, le nouveau président accuse de
réelles lacunes sur les zones les plus sensibles de la planète, et en
premier lieu au sujet de l’Asie centrale.
Lors d’une interview un brin incisif, dans le courant de sa campagne,
George W. Bush ne s’est-il pas révélé incapable de citer le nom du chef
d’Etat du Pakistan : le très précieux général Pervez Musharaf,
véritable allié du Pentagone à Islamabad, et qui doit composer avec une
population et une administration très largement hostiles aux
États-Unis? Depuis sa victoire, W. Bush a au moins appris à
orthographier ce patronyme.
C’est entendu, les journalistes sont des professionnels du commentaire
tranché, incapables de restituer une complexité. Certes le jeune Bush
n’a jamais arpenté le globe, il ne figure pas au rang de la crème des
élites diplomatiques, mais pour autant, il ne s’avère pas ignorant des
grandes affaires de la planète.
Il vivait encore très près de ses parents lorsque George Bush père
occupait les fonctions de directeur de la CIA, et très tôt, comme
nombre de rejetons issus des grandes familles texanes,
W. Bush a développé des petites sociétés de services du secteur
pétrolier tournées vers l’étranger. Des activités qui l’ont conduit
rapidement à travailler avec des hommes d’affaires moyen-orientaux, en
particulier des Saoudiens, comme lorsqu’il dirigeait Harken Energy. Et
puis, ses proches conseillers bénéficient d’une réelle expérience dans
la gestion des affaires du monde, également acquise au contact de Bush
père et des pétroliers texans. Au premier rang d’entre eux, la belle,
la placide, l’énigmatique Condoleeza Rice. Même les magazines people
s’intéressent à elle. À chaque fois, on égrène le même pedigree:
professeur à Stanford, soviétologue confirmée et ancien conseillé pour
la sécurité de Bush père chargée des questions relatives à l’ex-Union
soviétique. Cependant, de 1991 à 2000, Mrs. Rice assuma aussi les
fonctions de directrice du groupe Chevron, l’une des premières
compagnies pétrolières au monde, dans laquelle elle traitait notamment
les questions relatives aux implantations au Kazakhstan et au Pakistan.
Ce 26 janvier 2001, les hommes et les femmes qui emménagent à la Maison
Blanche ne sont pas les isolationnistes que l’on croit, même si leur
goût pour les relations internationales possède une vague odeur de
pétrole. À plusieurs milliers de kilomètres de là, certains l’ont déjà
compris.
5 février 2001, coup de tonnerre dans les milieux d’ordinaire si
feutrés de la diplomatie internationale. Au Conseil de Sécurité de
l’ONU, des fonctionnaires pétris de retenue marquent leur stupéfaction.
Moins de deux semaines après l’investiture américaine, un message
inattendu de cet événement parvient de Kaboul; sans que personne ne
perçoive encore de relation de cet événement avec l’élection de George
W. Bush. Ce jour-là, pour la première fois de leur courte histoire, les
taliban se disent prêts à négocier une reconnaissance internationale.
Les étudiants en religion lâcheraient prise avec leur ligne dure.
L’homme qui diffuse ce message de façon très explicite est le ministre
des Affaires étrangères taliban en personne, Abdel Wakil Muttawakil.
Pour lui conférer l’impact souhaité, il choisit de s’exprimer dans les
colonnes du quotidien britannique The Times, plutôt que dans un grand
quotidien arabe. Son message s’adresse donc aux Anglo-Saxons.
Naturellement son pays souffre des sanctions internationales, qui
s’abattent sur lui avec une intensité accrue depuis une décision du
Conseil de Sécurité de l’ONU du 18 décembre 2000, deux mois plus tôt.
Le ministre des Affaires étrangères afghan cherche des interlocuteurs
compréhensifs et puissants, pour que l’étau se desserre autour de son
pays, pour que le FMI lui accorde des aides financières, pour revenir à
la situation qui prévalait officiellement jusqu’en 1996, quand l’Arabie
Saoudite et les États-Unis encourageaient les taliban dans leur
entreprise militaire, source de stabilisation de l’Afghanistan. En
contrepartie, le ministre Muttawakil se montre prêt à satisfaire ses
interlocuteurs sur plusieurs dossiers sensibles, le premier d’entre eux
porte sur l’extradition d’un certain Ossama Bin Laden.
Pour quelle raison ce 5 février la diplomatie des taliban
présente-t-elle cette ligne politique? Jusqu’à quel point sait-elle que
son message sera bien perçu par la nouvelle administration américaine?
De discrètes rencontres entre représentants républicains et taliban
ont-elles précédé cette spectaculaire annonce ? Avant de répondre à ces
questions, un constat s’impose.
À compter de ce 5 février 2001 et jusqu’au 2 août 2001, Américains et
taliban se sont engagés dans de discrètes discussions à haut risque,
sur fond d’intérêts pétroliers et géostratégiques. Elles impliquaient
que les taliban trahissent Ossama Bin Laden, sans que les Américains
mesurent exactement le pouvoir de ce chef religieux saoudien sur les
dirigeants afghans. Les attentats suicides du Il septembre représentent
l’issue aussi tragique que prévisible de cette démarche. Les pages qui
suivent décrivent cet engrenage infernal, largement entraîné par la
monarchie saoudienne et favorisé par le cynisme d’une frange du parti
républicain.
Pourquoi une partie des acteurs dont la responsabilité se révèle dans
l’enchaînement des tractations s’est-elle montrée aveugle à ce danger?
La situation même de l’Afghanistan vaut bien des réponses. Véritable
clé pour qui veut exercer sa suprématie sur l’Asie centrale, ce pays
n’a jamais cessé d’attiser la convoitise de la Russie, des États-Unis,
et surtout de l’Arabie Saoudite. À Washington, on le perçoit comme la
meilleure zone de transit pour récupérer le pétrole et le gaz d’Asie
centrale. Et à Riyad, pour les membres de la famille AI-Saud qui
dirigent d’une main de fer le royaume saoudien, l’accession des taliban
au pouvoir a toujours représenté une extension inespérée de leur zone
d’influence en Asie centrale. Leur islam wahhabite d’obédience sunnite
s’accorde si bien avec l’islam défendu par les taliban. Dès le début,
ils perçoivent ces moines soldats comme de précieux frères de religion,
qui leur permettront de prolonger leurs affaires pétrolières dans cette
partie du monde, et surtout de contenir l’hégémonie de l’Iran voisin.
Lequel promeut un islam d’obédience chiite qu’ils combattent.
Comment un territoire si petit, dirigé par un groupe religieux
fanatique, lié par tant d’intérêts énergétiques, traversé par des
luttes de pouvoir aux répercussions planétaires, ne serait-il pas
devenu le creuset de la crise qui marque ce début de siècle?
.
.
.
.
.
Les commentaires récents