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Fondateur du premier Etat algérien moderne, grand stratège militaire, chevalier des temps amers et héros magnanime, fin lettré rompu à la philosophie grecque et aux diverses sciences islamiques, humaniste ayant oeuvré à la rencontre entre l’Orient et l’Occident, l’émir Abd El Kader fut tout cela, et bien plus. Le réduire à l’un ou l’autre de ces aspects serait le trahir, car tous prennent leur sens dans l’identité profonde de l’Emir : le spirituel musulman guidé par l’inspiration prophétique et le modèle muhammadien, le soufi ayant réalisé intérieurement l’universalisme du message islamique.
L’Emir dévoile sa vraie personnalité à Mgr Dupuch, ancien évêque d’Alger, et l’un de ses plus fervents admirateurs : « Tel que vous pouvez m’entrevoir dans le miroir de notre conversation, je ne suis pas né pour devenir un homme de guerre, ou, du moins, pour porter les armes toute ma vie, me disait-il [c’est Mgr Dupuch qui parle] dans un de nos derniers épanchements de coeur ; je n’aurais pas même dû l’être un seul instant ; et ce n’est que par un concours tout à fait imprévu de circonstances, que je me suis ainsi trouvé jeté tout à coup, et si complètement, en dehors de ma carrière de naissance, d’éducation et de prédilection, vers laquelle, vous le savez, j’aspire sincèrement [...]. J’aurais dû être toute ma vie, je voudrais du moins redevenir avant de mourir un homme d’études et de prière, il me semble, et je le dis du fond de mon coeur, que désormais je suis comme mort à tout le reste » (1).
La vocation première et dernière de l’Emir est donc l’étude et la contemplation. Mais, en tant que wârith muhammadî, « héritier muhammadien », il lui fallait joindre l’action à la contemplation. Prédisposé pour le « grand jihâd », c’est-à-dire la lutte contre les passions et les illusions que nous secrétons tous, l’Emir a accepté pour un temps de pratiquer le « petit jihâd », la guerre défensive contre un ennemi extérieur, tant que son devoir lui semblait se trouver là.
Avant de voir sur quels fondements repose l’humanisme spirituel de l’Emir, donnons-en quelques exemples. C’est lui qui prend l’initiative de rédiger un règlement dans lequel il impose à ses soldats le respect absolu des prisonniers français, et ceci bien avant les conventions modernes qui datent de 1949. « Depuis plusieurs années, grâce à lui, écrit Mgr. Dupuch, les soldats français, tombés entre les mains des Arabes, ne sont plus égorgés ; une loi sévère commande le respect et les plus grands soins pour les prisonniers » (2). L’évêque précise que l’Emir a pris pour modèle sur ce point le prophète Muhammad. Ce n’est pas un humanisme contourné ou affecté que pratique l’Emir, puisque les prisonniers mangent la même nourriture que lui, laquelle est préparée par sa propre mère. On comprend que tel ancien prisonnier français, devenu gardien du Jardin des Tuileries, ait demandé à être muté à Pau, où était alors retenu l’Emir, ou que tel autre ait supplié l’Emir de le laisser partir avec lui en Turquie pour le servir. L’armée française, on le sait, était loin d’avoir les mêmes égards pour les prisonniers algériens.
La hauteur de vues de l’Emir apparaît dans le fait que, alors qu’il combat cette armée coloniale, à aucun moment il ne fait d’amalgame entre l’impérialisme agressif de la France et la religion chrétienne qui est celle des conquérants. Au beau milieu des hostilités, il noue des liens avec des représentants du christianisme et prône un rapprochement entre les deux religions. C’est là qu’intervient le charisme de l’Emir. Son principal interlocuteur, le général Bugeaud, confesse d’ailleurs que l’Emir « ressemble assez au portrait qu’on a souvent donné de Jésus-Christ », et il le définit comme « une espèce de prophète » (3). Durant sa détention en France, entre 1847 et 1852, l’Emir, qui a une bonne connaissance des religions juive et chrétienne, exerce une grande fascination en milieu chrétien. Tel vicomte parisien raconte qu’il a rencontré en la personne de l’Emir un musulman expliquant mieux le Verbe de Dieu et la nature du Christ que les prêtres (4).
Un certain du Plessis a laissé un ouvrage précieux sur le séjour de l’Emir et de son entourage à Amboise : « Au château d’Amboise [...] on trouve de ces filles saintes que la religion a dévouées au service de l’humanité. Deux soeurs de charité ont été placées auprès de la tribu arabe ; elles demeurent au château, ne quittent pas l’appartement de la sultane, la quittent peu elle-même, soignent ses enfants, voient à tout instant l’Emir, qui a pour elles le respect le plus affectueux. Les excellentes filles n’ont pu se défendre de cette fascination qu’il exerce sur tout ce qui l’approche. Quelques susceptibilités religieuses, certains détails de moeurs, auraient pu très légitimement modérer cette attraction. Il n’en a pas été ainsi. Elles proclament au contraire qu’il n’est pas une vertu chrétienne qu’Abd-el-Kader ne pratique au plus haut degré ; elles vénèrent l’illustre prisonnier ; et l’une d’elles, qui a pourtant passé l’âge des illusions et des entraînements, déclare qu’elle ne le quittera jamais, et que s’il sort de France, elle suivra ses pas et sa fortune, dévouant à lui et aux siens le reste de sa vie (5) ». On ne peut mieux témoigner du rayonnement spirituel de l’Emir, et de sa stature d’ « Homme universel », l’insân kâmil du soufisme, reconnue même par les non musulmans.
Ailleurs, Mgr. Dupuch évoque le cas de deux prisonniers français, au cours des hostilités, qui voulaient entrer en islam auprès de l’Emir ; celui-ci le leur déconseilla, craignant qu’ils soient considérés comme des traîtres s’ils venaient à être rendus à l’armée française (6) : Lâ ikrâha fî l-dîn, « Pas de contrainte en matière de religion » (Coran 2 : 256). Nous possédons un autre témoignage, qui montre l’admiration qu’avaient certains chrétiens pour l’Emir, et même l’intimité qu’ils cherchaient à établir avec lui. Ce témoignage, totalement inédit, émane d’un prêtre français, le curé Greuet, qui demandait la charité
- vertu chrétienne cardinale - à un « prince musulman ». Il s’adresse à un proche de l’Emir ou à son secrétaire. La lettre est datée de janvier 1852 ; l’Emir est donc encore détenu à Amboise. Voici les extraits les plus significatifs de cette lettre :
Monsieur,
Je suis un prêtre que l’infortune a visité depuis les événements de 1848 ; et je viens me confier à vous, dont la magnanimité est bien connue.
Dieu, qui gouverne toute chose, m’a inspiré l’idée de faire un appel par votre entremise à la générosité de la grande âme du Prince Abd-El-Kader.
Je suis accablé d’une dette de cinq mille francs. Or, si je suis victime du malheur, c’est pour avoir voulu rendre service à mon semblable, et c’est aussi par suite de la mort de mon père, enlevé par le choléra en 1849 [...].
Nous sommes tous les enfants d’un même père, qui est Dieu. C’est pour cela que je me permets de recourir à la charité du prince africain par votre efficace intermédiaire.
Il est digne de ce grand homme de sauver un jeune prêtre français qui espère en lui ! [...]
Ma reconnaissance sera éternelle ; et le Dieu au ciel bénira l’illustre guerrier qui a rendu son nom immortel...
Je dirai à Monseigneur mon Evêque et à la France qu’un grand homme, descendant de Mahomet, m’a rendu à la vie et au bonheur, moi, victime du malheur...
Il existe encore beaucoup de documents inédits de ce type - notamment sous forme de correspondance - qui méritent d’être exploités et présentés au public, car, dans leur simplicité, ils sont le reflet le plus fidèle du charisme de l’Emir.
Le sauvetage de plus de onze mille chrétiens à Damas, en 1860, est bien sûr un autre exemple majeur de l’humanisme spirituel de l’Emir. A Napoléon III qui le remercie pour cet acte, l’Emir répond qu’il n’a fait que suivre la tradition du Prophète et les devoirs de l’humanité. L’Emir a en effet un respect absolu pour toutes les créatures qui sont, je le cite, « des choses sacrées de Dieu (7) ». Ce respect ontologique prend sa source dans la doctrine coranique de la khilâfa, califat spirituel qui s’énonce comme une précellence dont Dieu a doté l’être humain sur les autres créatures. Mais attention, cette supériorité s’accompagne nécessairement d’une responsabilité selon laquelle l’être humain doit sans cesse tendre vers le modèle de « l’Homme universel », sous peine de déchoir : nous sommes toujours dans la perspective de l’archétype muhammadien.
De même, l’ouverture de l’Emir aux autres religions provient de sa méditation du thème coranique du Dîn qayyim, de la Religion immuable ou Religion adamique, tronc commun de toutes les religions apparues dans l’humanité. L’Emir professe, on le sait, la doctrine de son maître Ibn ‘Arabî, la wahdat al-wujûd : l’Être est à Dieu seul, l’Unique, duquel procède la multiplicité et la diversité des formes créées. La création n’est donc qu’une « trace » (athar) de Dieu sur terre. L’Emir se montre même très audacieux dans sa conception de l’Unicité ; il confine parfois à la wahda mutlaqa proférée par Ibn Sab‘în, l’Unicité absolue, souveraine, qui rend illusoire toute dualité et, en définitive, toute chose créée - du moins tant qu’elle se pense indépendante de Dieu. « Il [Dieu] est, tandis qu’il n’y a pas de monde (lâ ‘âlama) » : on notera l’emploi grammatical de la négation absolue (8) ». « Pour les soufis, les êtres existenciés n’ont d’existence que dans les facultés sensibles, et non pas en eux-mêmes, car l’Être est à Lui [...]. Les êtres existenciés ne sont que Ses relations, Ses points de vue, Ses déterminations et Ses manifestations. Or tout cela n’est que choses inexistantes (‘adamiyya). [...] L’Être réel n’appartient qu’à Lui, et l’univers entier, supérieur et inférieur, n’a d’existence qu’imaginaire et métaphorique (9) ».
Point de relativisme culturel ou religieux dans cette démarche, mais une expérience éprouvée que les phénomènes les plus divers sont interdépendants, interactifs car mûs par un seul Agent. L’Unicité de l’Être (wahdat al-wujûd) a pour corollaire l’unité transcendante des religions (wahdat al-adyân). Toutes les croyances, même les plus idolâtres en apparence, ont une valeur, car en dernière instance elles visent toutes Dieu unique : l’Emir commente cette doctrine akbarienne dans maintes Haltes (10).
Par la fluidité de leur conscience, les soufis ont souvent été des passeurs entre les cultures et les religions. « Fils de l’instant », ils adaptent les formes et les modalités au contexte pour mieux vivifier l’essence du message. L’Emir a ainsi été un isthme, comme le dit Bruno Etienne, un passage entre les réalités les plus matérielles (la guerre, la politique, l’économie...) et les réalités les plus métaphysiques. Il a également été un isthme, horizontal cette fois, entre l’Orient et l’Occident. Son projet consistait schématiquement à insuffler de la spiritualité à l’Occident (sur ce point, il savait que son séjour forcé en France avait un sens pour le futur islam de France) et à apporter le progrès technique à l’Orient. C’est en ce sens qu’il s’engagea en faveur du percement du canal de Suez, et visita les Expositions Universelles à Paris, en 1855 et 1867. Il était conscient que le changement de configuration des Noms divins, comme il l’explique dans les Mawâqif, déterminait pour un temps la supériorité matérielle de l’Occident. Mais il savait aussi, en bon akbarien, que les théophanies (tajalliyât) ne se répètent jamais (11), que les situations individuelles ou collectives évoluent constamment. Il a également pressenti les enjeux civilisationnels contemporains avec beaucoup d’acuité (dans les années 1860, il affirmait par exemple que l’avenir de la Turquie se jouerait en Europe), ainsi que le besoin impérieux, pour l’humanité actuelle, de réhabiliter la dimension spirituelle de l’homme et de la relier aux autres aspects de la vie humaine. S’il vivait à notre époque, il souscrirait certainement à l’idée qu’on ne peut avoir une vie spirituelle authentique sans avoir une conscience aiguë des défis contemporains, liés à l’écologie, la bioéthique, les rapports Nord-Sud, etc.
L’humanisme de l’Emir, visionnaire à bien des égards, si on sait le faire fructifier, est de nature à proposer une alternative à la « globalization » (j’emploie à dessein le terme américain), qui tantôt véhicule un matérialisme nihiliste, tantôt charrie des slogans pseudo-religieux. Cette alternative ne peut être que la mondialisation de l’Esprit, ancrée dans une métaphysique de l’action, et affranchie des constructions idéologiques, qu’elles soient laïques ou religieuses.
En tant qu’héritier muhammadien, héritier de « l’Homme universel », l’Emir se devait d’épouser tous les champs de la Haqîqa, de la Réalité plénière, sans l’amputer de ses multiples dimensions. L’expérience humaine de ce grand majdhûb, de ce grand extatique (12), pour être accomplie, devait également goûter la guerre, la politique, l’économie, etc. Ce sont les lois de l’incarnation. Chaque niveau de conscience et d’activité chez l’Emir a donc un haqq, un droit qui correspond à un degré de réalité : il est à la fois le héros militaire, le fin stratège politique, l’homme de lettres, le théologien et le mystique universaliste, etc. Je retiens que, pour les jeunes musulmans contemporains, notamment ceux qui sont issus de l’immigration, et qui se sentent souvent enfermés dans un étau social, culturel et même religieux, l’Emir représente la liberté souveraine de l’Esprit, qui éveille et émancipe de la culture du ressentiment.
Enfin, comment pourrais-je dénier au peuple algérien - moi qui suis ressortissant français - le droit de considérer l’Emir comme un héros national, voire nationaliste : nous en faisons autant avec le général de Gaulle. Mais c’est précisément en faisant sien l’universalisme spirituel de l’Emir que ce peuple peut guérir les blessures de l’histoire, en dépassant la dualité conflictuelle qui fait souffrir, et en s’ancrant dans l’Unicité.
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*Communication prononcée lors d’un colloque à Alger, en mai 05, organisé par la ‘’Fondation Emir Abdelkader’’ et ayant comme thème : " L’Emir : le devoir de mémoire et les défis de l’heure" ?
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1 Mgr. Dupuch, Abd El-Kader au château d’Amboise, Paris, 2002, p. 21-22.
2 Ibid., p. 94.
3 Introduction par M. Chodkiewicz de : Emir Abd el-Kader, Ecrits spirituels, Paris, 1982, p. 16.
4 B. Etienne et F. Pouillon, Abd el-Kader le magnanime, Paris, 2003, p.62.
5 M.A. du Plessis, Les Arabes à Amboise, Blois, 1856, p. 249.
6 Mgr. Dupuch, op. cit., p. 17.
7 Livre des Haltes (Kitâb al-Mawâqif), traduit par M. Lagarde, Leiden, 2000, tome 1, p. 208. Dans la même Halte, l’Emir rappelle (car on trouve cette anecdote dans des textes soufis antérieurs) que Jésus souhaita le bonjour à un cochon qui passait près de lui.
8 Kitâb al-Mawâqif, Damas, 1966, II, p. 519.
9 Ibid., II, p. 526.
10 Voir par exemple le chapitre IV, « De Dieu et des dieux », dans Ecrits spirituels, présentés et traduits par M. Chodkiewicz, p. 109 et sq.
11 Voir par exemple la Halte n° 178.
12 Voir sur ce point l’introduction de M. Chodkiewicz, Ecrits spirituels, p. 24.
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Par Eric "Younès" Geoffroy
vendredi 1er août 2008
Maître de conférence à l’université de Strasbourg
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