Sieste et soucis d'antan
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Déjeune, puis fais un somme d'après-midi pendant au moins quelques minutes.
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Et bien d'autres devises d'exemplarité et du savoir vivre, tournant autour de la modération comportementale aussi bien physique que mentale. Elles insufflent, également, du réconfort aux tréfonds de l'âme de l'individu et ce, quelle que soit sa position dans l'échelle sociale. A l'évidence, la pyramide des valeurs, de jadis, était tout autre que celle d'aujourd'hui.
En effet, la vie des gens d'autrefois était régulée selon des habitudes héritées de père en fils, en terme d'occupation du temps et de l'espace liés intimement à l'écologie interne et externe du village et ce, aux plans d'un habitat harmonieux malgré son ancienneté et « rudimentarité », d'une alimentation saine et nutritive, du vestimentaire adapté au climat saisonnier, des activités productives et loisirs sobres mais utiles diversifiés et reposants... Le tout, baignant dans un environnement apaisant les nervosités, et ragaillardissant les bonnes humeurs des personnes de tous ages, et en toute saison.
En été, notamment, la sieste de midi était sacrée pour tous les gens, ou presque. Pour qu'elle soit optimale, elle nécessite, outre le silence complet, la pénombre totale des lieux afin qu'elle puisse agir positivement sur le tempérament des adultes d'un âge avancé, notamment ceux qui dorment peu pendant la nuit. Il semblerait qu'une bonne sieste équivaille à la moitié d'une nuit de sommeil et, qu'à ce titre, elle apporte vigueur et bonne humeur en cette période caniculaire qui est, forcément, énervante et harassante. Ce repos de milieu de journée, reconstituant force physique et lucidité d'esprit, était généralisé aussi bien dans le milieu citadin que celui du rural. Au même rythme. Comme une horlogerie régulée minutieusement !
Dans mon patelin des années 1940 et 50, situé en milieu steppique, les gens d'un certain âge se réveillaient avant la prière de l'aurore. Au premier chant du coq, peu après 3 heures du matin de plein été. Les enfants, quand à eux, se réveillent au premier braiment de l'âne. Un peu avant 7 heures du matin. Les adultes, après une longue ablution rafraîchissante, prennent ensemble un bon café moulu la veille, souvent au même moment de l'allumage du feu, et préparé patiemment dans une vieille cafetière placée à même la braise de charbon de genévrier scintillant et que, sitôt le café décanté, la maîtresse de la demeure le transvase, avec art et doigté, dans des tasses fumantes et odorantes, fabriquées en céramique raffinée et colorée. Tout un cérémonial !
Après la prière de l'aube, on prépare des galettes de blé tendre, d'orge, ou bien alors du reste de couscous ou de pain, du repas de la veille, qu'on déguste avec du lait de vache ou de chèvre. Dans mon quartier, il y avait au moins une trentaine de vaches laitières. La plupart possédaient des chèvres. Chaque quartier, avait son troupeau - daoula désignait-t-on - mené par un pâtre de haute trempe, sur des pacages attribués pour chaque quartier.
Tout juste après ce déjeuner frugal et nutritionnel, chacun vaquait déjà à ses occupations. Celles-ci étaient reparties, grosso modo, pour les gens actifs des années cinquante de notre quartier, estimés à 200 personnes, sur une population globale de 1.600 personnes environ, entre céréaliculteurs, éleveurs et jardiniers pour prés de 30%, métiers de cuirs, de laine et de services divers 20%, administrations, voiries et hydrauliques, constructions...à 15%, commerçants de bien de consommations, de tissus et tailleurs pour 13%. Le reste, entre travailleurs à l'extérieur notamment en France 15%, retraités et chômeurs 7%.
Le village s'étendait sur 100 ha environ, dont presque la moitié en verdure ainsi que d'immenses platanes et de mûriers longeant les routes principales. Les constructions étaient en pisé de terre; elles sont agglutinées à côté des deux rives de l'oued, et agencées selon l'architecture des casbahs où les petites ruelles sinueuses dominaient et qui, pour la plupart, mènent vers des impasses et l'oued. Que de pâtés de fraîcheur en été et du chaud en hiver. Toute une isothermie naturelle ! Sa population ne dépassait pas 10.000 habitants. Le village possédait une sympathique école primaire, détruite par la bêtise humaine des années 1980, et remplacée par une hideuse bâtisse ne servant à rien ou presque. Un fleuron architectural, aujourd'hui lieu vespasien. Passons, en toute amertume !
Avant 10 heures du matin, ce sont les gens âgés travaillant dans les champs qui reviennent les premiers à leurs logis, alors que les jeunes restent toute la journée dans la campagne faisant paître le bétail notamment en période de moissons battages. Pour les premiers, leur déjeuner est à base de fruits essentiellement du raisin, figues, pommes... Toute une santé. Alors que pour les seconds, outre ces produits frais pour ceux qui en possèdent les arbres, le petit lait et des galettes d'orge de saison feront l'affaire.
Tout juste après, avant 11 heures, c'est la sieste pour tout le monde, sauf pour une partie des enfants qui, malgré le refus et les punitions des parents, préfèrent les baignades dans l'oued garni de mares pouvant contenir des dizaines de baigneurs et de pêcheurs du barbeau. Des piscines à perte de vue, où même les adultes et le bétail se rafraîchissaient également à côté des grenouilles et tortues, crabes et couleuvres... Toute une fresque écologique !
Pour les autres travailleurs, de proximité, ils regagnent leurs domiciles avant midi. Leur déjeuner ne diffère pas beaucoup des gens de la terre, car ces derniers ne lésinent pas à leur offrir laitages et fruits. Le plat préféré par tous se composait d'un mélange farci de piment fort et de tomate, dont il en existe plusieurs variantes culinaires d'où la célèbre chakchoukha. Tout un plaisir picotant collectif !
Une bonne sieste dure souvent jusqu'à trois heures d'affilée, et même plus, suivie généralement d'une douche d'eau, contenue dans un bidon de 10 litres, chauffée par les rayons du soleil. Un bain remontant. Puis un deuxième café, selon le rituel de celui de l'aube, est servi dans une ambiance sereine et douillette. Après les deux prières, et après avoir « cassé » le soleil, dit-on à l'époque, c'est-à-dire à plus de 65% d'inclinaison à l'ouest, soit aux environs de 17 heures, chacun va reprendre ses activités jusqu'au crépuscule et même après pour celles des moissons battages des céréales effectuées en pleine lune, et des arrosages de végétaux bénéficiant physiologiquement mieux que de ceux effectués de jour. Notamment les irrigations opérées au quart, demi, et de pleine lune. Leurs effets sur le développement et la croissance des plantes ont été prouvés depuis belle lurette.
Le village était sillonné de rigoles sur plusieurs kilomètres où l'eau, issue du barrage du ksob, coulait à ciel ouvert en permanence, et elle était filtrée naturellement par le soleil, et les végétaux recueillant les impuretés en amont et, qu'en fin de printemps, on ramassait des mûres de toutes les couleurs et saveurs, nageant dans l'eau, que nous mangions avec délectation. On buvait de l'eau à même la rigole. Les grosses outres de 10, 15 à 25 litres, tannées de végétaux odorants et désinfectées par du goudron végétal, étaient souvent remplies de cette eau de pluie et de source, qu'elles réfrigéraient naturellement et qu'on servait dans des pots d'alfa enduits, eux aussi, de goudron végétal, aux contenances de un demi à trois litres, et cruches d'argile, de courges durcies et confectionnées à cette fin, aux mêmes mesures. Tout un art et culture d'économie de l'eau. Et, paradoxalement, les maladies à transmissions hydriques étaient nulles, sinon rares. C'était comme ça !
Après 17 heures, des gens d'un certain âge, respectés et respectueux, habillés de gandouras légères dites tissor - tissus d'or - vont s'asseoir sur des grandes nattes d'alfa moelleuses et coloriées, installées auprès des cafés maures ou bien à côté des magasins de notables, dont on arrose d'eau leurs devantures pour rafraîchir l'ambiance. Une théière en argent pleine de bon thé mentholé leur est servie sur un plateau d'argent ou de cuivre garni de verres ciselés. La dégustation dure des heures. S'éventant à l'aide de chasse-mouches tressés en lamelles de palmes coloriées, ils discutent des choses de la vie, notamment des états des champs, des récoltes, de l'actualité et de tout événement intéressant le quartier et le village... Parfois, quelqu'un parmi eux divague, fait des médisances, alors on lui dit : « il semblerait bien que tu n'as pas fait une bonne... sieste ». Des discussions baignant dans l'insouciance, les blagues et les sourires, chargés de sous-entendus, adressés aux bonimenteurs et autres discourtois. Le mensonge n'avait pas sa place; ses pratiquants étaient connus comme l'ours blanc et sont stigmatisés durant toute leur vie, en tant que tels.
La solidarité était tout à fait spontanée, et personne ne se demandait s'il était aimé ou non, encore moins qu'il l'exige ou s'en soucierait outre mesure, car chacun se sentait bien dans sa peau et, quand même s'il est brouillé avec son voisin, au moment critique pour les intérêts du quartier, du village, ils se réconcilient et font cause commune. Sincèrement et ce, malgré les batailles rangées des bambins, et les humeurs de chaque quartier. Il faut dire, cependant, aussi, que certaines tares étaient ancrées dans les esprits de l'époque, se définissant en refoulement cachottier dû aux rancoeurs communautaires et intercommunautaires, instaurées par le système colonial et dont les soubassements remontent à la période du janissariat turc. Dont la haine envieuse de l'aisance d'autrui, notamment celle non charitable : musulmane, usurière : juive, et enfin hautaine : coloniale. Un triptyque révoltant !
L'arrogance était donc détestée au plus haut point. La délation - tkhabrig ou chmata désignait-on - liguée à l'intérêt personnel était une honte, au même titre que le vol et la luxure, ou encore l'encensement abusif - sleta - pour une personne non méritante ou à l'avantage de l'autorité viciée et étouffante de l'époque. Les auteurs sont proscrits et fichés, ainsi dans la conscience collective des humbles leur attribuant des qualificatifs humiliants hérités de père en fils jusqu'à la survenue d'un des leurs, le temps y aidant et, qui pourrait les effacer éthiquement. Et encore !
Les gens de tous les niveaux sociaux se parlaient entre eux spontanément, sans gêne, sans arrière-pensée, et que seuls le respect et la bonne foi sont de mise dans leurs relations. Et c'est celui qui a la sagesse, de bonnes paroles et conseils, même s'il est démuni matériellement, qui est le plus écouté et respecté, et non celui qui est soi-disant aisé mais souvent ignare, arrogant et prétentieux, ou c'est ceux qui ont le pouvoir, personnifié dans l'administrateur colonial, du caïd ou garde-champêtre..., mais ringards à leurs yeux. La plupart des habitants du quartier du village étaient apparentés, en pleine autonomie, pour le pire et le meilleur. Un cimentage sociétal capable de défier toute épreuve. Ce qui, justement, leur permettrait, plus tard, d'affronter tous les obstacles et soucis de dépendance étrangère et, enfin, de réaliser l'impossible.
Tout juste après le crépuscule, les gens prennent le dîner composé, généralement, de couscous accompagné de pastèque, de raisins ou encore de sauce laitière ou légumière, avec viande ou sans, c'est selon les goûts et moyens des ménages, ou bien de soupe de pâtes légères.
Les meilleures, c'était à base de viande de mouton séchée. Après ces repas rassasiants, beaucoup de gens se mettent au lit, car fatigués par le dur labeur de la journée, avant la prière du soir mais qui vont la reprendre avant celle de l'aube. Avec foi inébranlable et sans tapage, encore moins ostensible. Pour d'autres, l'unique salle de cinéma est le lieu idéal de tous les fantasmes. Les films égyptiens constituaient, pour les jeunes gens, toutes sortes de défoulement.
Les légendes de sagesse, de bravoure et d'honnêteté, mais aussi de malice, sont narrées, chaque soir par les grands-mères et soeurs, aux enfants tout juste avant qu'ils dorment dans la cour, ou bien sur les terrasses au dessus des maisons. Un sommeil profond, chargé de songes merveilleux et ce, sous la fraîcheur d'une vigne ou d'un arbre balançant rameaux et feuillages reflétés par le clair de lune. Que des images ondulantes s'incrustant à jamais dans les mémoires. Des moments d'extase où le moindre plaisir était ressenti à sa juste valeur. Et le même cycle de vie reprend. Immuable !
Tout un mode de vie disparu en moins d'un demi-siècle. Pourquoi les choses ont tellement changé en si peu de temps, déplorons-nous. C'est ainsi, et c'est dans l'ordre de l'évolution de la nature et des choses de la vie. Notre village est devenu une grande « ville » de près de 150.000 personnes, répartie sur plus de 1.500 ha, et dont ses habitants ont d'autres modes de vie et raisons d'être, ainsi que de siestes d'un autre genre car à horlogerie détraquée.
Le tout plastifié par des pollutions de toutes sortes, et de nouvelles habitudes sociétales nous engouffrant, de plus en plus, allègrement et irrésistiblement vers le « charme » de la vie facile, commode, avisée et mieux confortable certes, mais chargée, paradoxalement, de soucis existentiels jamais connus auparavant, envahissants et usants, et que nous endurons au quotidien, du moins pour ceux qui en ressentent leurs lourds effets. Parfois aussi, certains nostalgiques et, ce qui est bizarre, beaucoup de jeunes gens, se compliquent l'existence et font le saut vers l'irrationnel. Pour peu de choses.
Ce qui est chagrinant, pour nous autres, c'est de
ne pas faire une sieste d'antan sans soucis, avec tous ses attributs et
plaisirs qu'on vient de relater. Cela relèverait, en effet, d'un...
rêve, ou encore de divagations de retraités que nous sommes (1). En
tout cas, cet article nous a permis de... rêvasser. Et c'est déjà
beaucoup pour oublier les soucis d'aujourd'hui. Un bref moment de
vacances et de pérégrination dans l'antan !
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NOTES
(1) Un jour, deux amis retraités discutaient sur la comparaison des périodes liées à la vie d'avant et d'aujourd'hui. L'un voit qu'actuellement les choses se sont améliorées dans tous les domaines alors que par le passé, disait-t-il à son ami, les gens étaient mal habillés, pouilleux, etc. Son ami lui répondit placidement : C'est vrai, ce que tu viens de dire, mais ce pouilleux peut se débarrasser facilement de ses poux en se mettant devant un brûlis d'alfa ou d'herbes sèches enfumant et intoxicant ces petites bêtes et, soulagé ainsi de leur démangeaison, il va s'allonger et mettre sa tête sur un oreiller, ou même sur une pierre, et dormir tout de suite. Profondément et sans soucis dans la tête. Alors dis-moi, aux temps actuels, comment peut-on se débarrasser des « poux » grouillants dans les méninges de beaucoup de gens ? A cause des vanités des choses matérielles de la vie ?
La question reste posée !
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par Ali Brahimi 30-07-2008
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