Youssef Chahine a remisé sa caméra, il s'en est allé tourner en extérieur sur le grand plateau de l'éternité. L'artiste laisse un vide considérable. Pour beaucoup, une source de créativité originale et sans cesse renouvelée se tarit dans le désert de la production artistique et intellectuelle des Arabes.
Il manquera par ses colères et ses partis pris, sa détestation profonde de l'injustice et de l'oppression. Le cinéaste, qui a marqué comme nul autre le cinéma arabe, était un homme d'exception. Un créateur subversif dans un monde où seuls les courtisans ont droit de cité. Ce matin, le ciel dépeuplé de la culture arabe est encore plus pauvre, une de ses étoiles les plus brillantes a disparu. La perte est cruelle dans l'actualité de nos régions sans perspective et aux horizons bouchés par l'autoritarisme stérile.
Chahine détonnait dans ce vide sidéral de l'absurde qui ne fabrique rien d'autre que d'impossibles alternatives violentes et désespérées. Youssef Chahine était une voix libre, un artiste immense qui a mis son énergie, sa folie et sa raison au service des simples contre les puissants. Cette voix décapante, critique et sans concession était aussi singulière. L'oeuvre entremêlait des éléments d'autobiographie, de son enfance et de ses expériences personnelles, et des situations collectives, ce qui conférait à ses films, à son oeuvre, une rare dimension humaniste.
Même si cela est passé de mode dans l'Egypte de l'Infitah et du renoncement, Youssef Chahine a incarné, jusqu'à l'ultime moment, le meilleur de la notion d'engagement. Ce qui faisait de l'octogénaire un éternel jeune homme en lutte. Car il a été jusqu'au bout dans la contestation tenace et constante des ordres établis, de tous les ordres, qu'ils soient politiques, économiques ou religieux.
Le temps n'a pas «assagi» le cinéaste et c'est ce qui fait sa force unique. Au fil des âges, des péripéties et des films, l'homme est resté fidèle à cette fibre sociale qu'il a introduite dans un cinéma égyptien conventionnel et noyé dans la guimauve. C'est ce qui l'a rapproché des jeunes, quand d'autres réalisateurs se sont progressivement perdus dans la banalité et l'eau de rose. A chaque film, à chaque prise de position, le spectateur, cinéphile ou profane, redécouvrait un jeune homme révolté, qui conteste, qui interroge et qui bouscule les bien assis, ceux qui ont jeté sur les sociétés ce lourd voile de l'oppression.
Sa célébrité, il en fait un usage social, civique qui le rendait absolument irrécupérable. Son ultime film, «Hiya Faoudha» (C'est le chaos), est une dénonciation de l'oppression et de l'arbitraire. C'est une sorte de testament artistique et politique défendant la démocratie et le droit.
Pour nous Algériens, Chahine relève d'une fraternité de combat, chaleureuse et pourtant critique depuis son film « Djamila l'Algérienne», sorti en 1958. Le film a eu un impact immense au service de la révolution algérienne. A Alger, Chahine était chez lui, à la cinémathèque ou dans ces cafés du centre de la capitale des années d'innocence, où des intellectuels de tout l'arc arabe rêvaient encore à des futurs différents.
Chahine est parti. Il a quitté une scène hostile où les artistes se renouvellent peu et contre la nature des pouvoirs. Lui, généreux de son temps et de sa parole, aurait aimé que d'autres se saisissent de sa caméra et multiplient à l'infini son rêve de cinéma. Il n'aura pas eu la joie de le voir de son vivant. Chahine est donc parti et nous sommes un peu plus seuls.
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par K.Selim
28-07-2008
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Chahine avait déjà fait un clin d’œil à la lutte de libération en réalisant en 1958 Gamila, film dédié à la femme combattante. Son palmarès est édifiant. Depuis ses débuts jusqu’au Chaos (2007), où il évoque la faillite des régimes arabes, Chahine est resté égal à lui-même. Ses thèmes, nombreux, sont imbriqués dans la plupart de ses films où il est question de démocratie, de sexualité, du pouvoir et de l’argent. En filigrane, une lutte sans merci contre toutes les intolérances. Chahine est ainsi un homme aux multiples facettes. On l’aime ou on ne l’aime pas. Ses détracteurs pensent qu’il a été « domestiqué » par la France. Cet auteur, à l’œuvre foisonnante, a dû attendre l’année 1997 pour connaître la consécration, en obtenant le prix du cinquantième anniversaire du Festival de Cannes pour l’ensemble de son œuvre. Opposé au régime égyptien, Chahine n’a cessé de dénoncer la censure et l’intégrisme ainsi que les dictatures arabes. En 1963 déjà, avec Saladin, par l’imagerie inventive et la leçon politique qu’il renferme, Chahine avait mis à nu les tares des systèmes politiques arabes corrompus.
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Le geste de l’Algérie
«
C’es Ahmed Rachedi qui m’a tendu la main dans les moments difficiles.
Au moment où j’étais rejeté dans mon pays, l’Algérie m’a recueilli et a
relancé ma carrière. Je lui suis profondément reconnaissant, car j’ai
sauvé ma carrière face à la bureaucratie de mon pays. » Chahine est un
familier de l’Algérie qu’il visite régulièrement. Il y a beaucoup
d’amis. « C’est l’un des piliers de la cinémathèque », assure le
réalisateur Amar Laskri. Récemment, l’Alexandrin s’est dit peiné par la
situation du 7e art en Algérie qui est parti à vau-l’eau, encore plus
par le rôle insignifiant joué par la cinémathèque algérienne, depuis
ces dernières années. Il est vrai, admet-il, que la télévision est une
concurrente redoutable pour le septième art, mais le public connaisseur
sait aussi apprécier les bons films en continuant à fréquenter les
salles. Chahine, qui est chez lui en Algérie, ressent toujours un
bonheur très spécial lorsqu’il foule cette terre. « J’y viens tellement
souvent que c’était inévitable d’en tomber amoureux », aime à dire cet
artiste bouillonnant de mère greco-romaine et de père levantin. «
J’adore l’Algérie avec son caractère merveilleux, nerveux, violent et
tout ce que vous voulez. Seulement, quand on aime, on ne compte pas.
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