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Abdel Er-Rahman Ibn-Khaldoun (1332-1406) reste le plus connu des historiens arabes. Son nom seul évoque tout un passé majestueux du savoir arabe dont les Arabes en restent fiers. Il a su, à son époque, concevoir une véritable «philosophie de l’Histoire», jamais conçue avant lui, ni dans le temps, ni dans l’espace.
C’est pourquoi, pour beaucoup de philosophes, d’historiens, de sociologues, Ibn-Khaldoun est un «miracle arabe.»
Durant l’époque médiévale arabe, la pensée d’Ibn-Khaldoun n’a pas trouvé d’autres savants arabes pour prendre le relais. Les chefs de l’époque «vaquaient» à leurs rivalités intestines épidémiques et endémiques pour protéger, sinon d’accroître leurs privilèges au détriment du savoir. Pour d’aucuns, la pensée khaldounienne n’ayant pas trouvé de successeurs a fini par se perdre et disparaître avec lui. Pour d’autres, le colonialisme des pays du Maghreb a entrepris de fausser le sens originel de La Mouqadima, en tant que riche patrimoine scientifique et culturel maghrébin, jusqu’à la dénaturer.
L’étude de la pensée d’Ibn-Khaldoun par les médiévistes est d’une importance cardinale. Elle doit être relayée par des comparatistes afin d’étudier les obstacles auxquels s’est confronté le développement des Arabes.
Ibn-Khaldoun a étudié sa société, son temps et son espace avec un esprit rigoureusement scientifique, tant sur les plans politique, économique que social de l’Afrique de Nord médiévale qui fait partie aujourd’hui de la «Géographie du sous-développement.» «L’homme, dit-on, est un «microcosme», c’est-à-dire qu’il reflète et son milieu et son époque.» (1)
Le sous-développement n’est pas une fatalité mais un processus engendré par un immobilisme qui empêche toute aspiration sociale vers le progrès.
Ce qui rend une pareille nation apte et idoine à la colonisation. Ainsi, le retard combiné sur la modernisation de la politique, de l’économie et de la culture conduit, en droite ligne, sur l’apparition d’une société arriérée, donc fatalement sous-développée.
Cette situation de sous-développement est favorisée par la disparité entre la croissance démographique et le développement économique assez lent. Cette situation grave n’est pas traversée uniquement par l’Afrique du Nord, mais par tout le monde arabe. Autrement dit, le sous-développement n’est rien d’autre qu’un déséquilibre entre l’essor démographique et une stagnation, voire une régression de la croissance économique créatrice de richesses. Ibn-Khaldoun a posé la problématique de la «lacune sociale» (2) du Maghreb arabe. Cette pensée présente, en soi, une dimension universelle qui se vérifie dans le temps et dans l’espace. L’état de sous-développement endémique dans cette région est le même dans le monde arabe, voire le Tiers monde. Ceci s’explique par le manque d’une classe bourgeoise qui, non seulement possède, mais aussi développe et modernise les moyens de production. Pour les économistes, cette classe est un moteur essentiel pour l’essor économique comme le montre l’Occident dans son ensemble. C’est ce qui fait dire à Monteil qu’Ibn-Khaldoun était trop en avance sur son temps.
Ibn-Khaldoun ne pouvait se poser des interrogations de manière objective, la classe bourgeoise du fait qu’elle n’existait pas au 14° siècle, au Maghreb. Ce dernier, en dépit de certaines tentatives de renouveau explique Ibn-Khaldoun, a amorcé son processus de déclin endémique. Aujourd’hui, malgré que le sous-sol arabe foisonne de richesses inestimables -(75% des ressources énergétiques)-, le monde arabe, divisé et faible, se vautre dans la misère et le sous-développement. Il n’y a ni solution, ni remède à cette faiblesse sans pratiquer, au préalable, un scanner sociopolitique afin de déceler la racine du mal dont souffre toute la nation et lui trouver un traitement d’attaque. Une autopsie a été entamée à partir du 19° siècle, avec un esprit critique scientifique émanant de réformateurs d’envergure tels que Djamel Eddine El-Afghani, Mohammed Abdou, Mohammed Ridha.
Ibn-Khaldoun a été le seul capable d’analyser, de manière scientifique, la stagnation de sa société figée dans une fixité cadavérique. Il a pensé en visionnaire. L’Histoire lui a donné raison.
«Les efforts accomplis par les peuples orientaux pour faire progresser les connaissances des humains, prirent fin au XIII° siècle après l’échec des Arabes...
Ce sont d’autres peuples [...], les Italiens, les Français, les Allemands, les Anglais qui, éveillés aux XII° et XIII° par le bienfaisant des Arabes, ont balayé ceux-ci de leur course et se servant de leurs travaux comme tremplin, sont arrivés au bout de quelques siècles à obtenir des résultats prodigieux.» (3)
Ce qui a favorisé la «Renaissance» en Europe à partir du XV° siècle, alors qu’elle était en proie aux guerres et à l’obscurantisme auparavant. Selon Yves Lacoste, l’oeuvre d’Ibn-Khaldoun est étudiée en Europe depuis plusieurs siècles. D’après A. Megherbi, ce n’est qu’au XX° siècle qu’elle est enseignée timidement au Machreq arabe. Peut-être est-elle mal appréhendée, sinon détractée.
De rares thèses de doctorat sont préparées pour mettre en valeur l’importance de l’oeuvre khaldounienne, la vulgariser et surtout la faire sortir de l’ombre, ne serait-ce qu’en direction de la communauté universitaire.
«Le sociologue [est] l’intellectuel privilégié dans un monde où l’intellectualité est affectée de partialité et de mensonge. Cela signifie [...] que la sociologie est la forme principale d’une critique radicale qui [...] définit la seule connaissance qui échappe à la mauvaise foi.» (4)
Cela montre qu’Ibn-Khaldoun s’est posé déjà ces interrogations qui en suscitent, aujourd’hui l’intérêt des historiens contemporains dans les domaines politique, économique, social et même culturel. Certains de ses détracteurs lui reprochent de n’avoir pas défini, de manière précise et rigoureuse, les concepts utilisés de nos jours. Il ne le put pour:
1°- c’était un intellectuel hors-pair, certes, mais pas un oracle.
2°/ ayant vécu au XIV°siècle, il ne pouvait cerner la problématique de notre ère, ni de notre aire de manière précise et complète, en dépit de son génie.
Il avait, sans conteste, suffisamment de génie pour tout expliquer mais les Chefs en avaient davantage pour tout compliquer. C’est ce qui explique, en partie, certaines contradictions de sa pensée, aujourd’hui, notamment dans le monde arabe.
L’Histoire est la jonction du passé avec le présent afin d’assurer un avenir meilleur d’un peuple, d’une nation, d’un pays. C’est-à-dire repenser les problèmes du passé pour mieux aplanir les écueils qui entravent l’évolution sociale.
«Les Prolégomènes» d’Ibn-Khaldoun se sont imposés en tant qu’oeuvre majestueuse, à partir du XIX° siècle, en Europe occidentale, notamment. Les auteurs se sont rendu compte des traits généraux de l’évolution historique de cette oeuvre au point d’être érigée au rang de «philosophie de l’Histoire» ou de «sociologie.»
Ceci est dû en raison de l’historiographie qui fut, sans conteste, une des branches les plus prisées de la production intellectuelle musulmane. «C’est l’histoire qui fait le charme des assemblées littéraires,» disait Ibn-Khaldoun.
Elle est, aussi, la partie essentielle des sciences arabes en ce qu’elle mène à la sagesse et à la compréhension des choses de la tradition et de la vie religieuse.
«L’Histoire est l’une de ces branches de la connaissance; [...] elle est recherchée à l’envie par les rois et les grands et appréciée autant par les hommes instruits que par les ignorants.» (5)
Cependant, l’oeuvre d’Ibn-Khaldoun n’est pas seulement une simple continuation d’une «littérature historique.» Elle est une «révolution» dans la conception de l’Histoire en tant que science sociale à part entière. Notre auteur est, de ce fait, le précurseur de nombre de penseurs européens connus sur la scène universelle tels que Machiavel, Spinoza, Montesquieu, Comte et bien d’autres.
L’instabilité politique du XIVe siècle, au Maghreb, l’a incité à orienter ses recherches vers une explication rationnelle des évènements pour aboutir à une explication objective dénuée, au maximum, d’interférence et d’interprétation subjective. Telle paraît la force intellectuelle majeure de l’oeuvre de cet intellectuel. Ibn-Khaldoun est un miracle arabe en ce qu’il appartient, à la fois, au Moyen-Âge et aux temps modernes. Pour beaucoup d’intellectuels, il est le père de la sociologie moderne. Selon le Docteur A. Megherbi, Auguste Comte n’a inventé que le vocable. Quant à la méthodologie, notre génie l’avait déjà pensée et pratiquée. Ibn-Khaldoun avait le mérite de pouvoir séparer, de manière scientifique, le rationalisme rigoureux de la mystique religieuse qui était très forte en raison du rite malékite considéré comme le plus austère et le plus rigide des écoles musulmanes, parce qu’il refuse un intellect trop débridé. Sa démarche relève plus de la praxis pour «comprendre l’état social de l’homme.» Ce dernier vaut ce que vaut sa société. Autrement dit, le milieu et la classe influent sur l’individu. L’homme est, à la fois, un produit et un producteur de sa culture.
Cette dernière n’est jamais figée. Elle est, constamment en évolution. C’est cette évolution culturelle qui est à même de bâtir une nation nouvelle et de former un homme nouveau où le coeur n’étouffe pas l’esprit créateur. Ibn-Khaldoun a pu édifier, à son époque, une science sociale à l’échelle maghrébine, voire arabe. Il n’a pas omis de souligner la diversité (humaine) dans l’unité (de l’humanité), la relativité dans l’absolu, la pratique dans la théorie, le particulier dans le général. La particularité d’Ibn-Khaldoun est qu’il est, en même temps, un mystique et un rationaliste. C’est un personnage exceptionnel au regard de son temps et en même temps du nôtre de par sa perception moderniste de l’Histoire.
«La pensée historienne d’Ibn-Khaldoun, le dernier des grands penseurs de la civilisation arabe du Moyen-Âge, apparaît comme un fruit supérieur, exceptionnellement mûri, d’un arbre dont la plupart des branches étaient déjà mortes et dont la croissance allait s’interrompre pour des siècles. (6) Dans «Les Prolégomènes», Ibn-Khaldoun a esquissé un facteur des plus modernes et des plus dramatiques de nos jours: le sous-développement en Occident arabe (Maghreb). Pour lui, l’essor économique, social et même culturel a été entravé par des causes endogènes plus qu’exogènes, notamment par l’incompétence politique et une médiocrité économique qui ne sont pas parvenues à créer des moyens de production à la hauteur des ambitions des peuples maghrébins de l’époque.
«Les Prolégomènes» sont, en fait, une réaction contre «l’Histoire historisante.» De même -et c’est très important- Ibn-Khaldoun, dans son oeuvre, a voulu réfuter la thèse que la sclérose arabe provient de l’Islam en tant que religion de la paresse, de la fatalité et de la résignation. L’Islam n’a aucune part de responsabilité de la situation qui prévaut dans le monde arabe.
Enfin,
il faut dire qu’Ibn-Khaldoun est un géant hors pair du génie humain
qu’a connu le monde arabe. C’est un météore. Il n’a pas eu de
prédécesseur. Il n’a pas encore de successeur. Son arbre est-il
définitivement mort? Espérons que non.
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par Mohammed Guétarni
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