Un homme, un destin, un message
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La commémoration du bicentenaire de la naissance de l’Emir Abd El Kader, nous invite à revisiter sa «dimension mystique». On sera étonné de constater qu’elle n’a pas pris une ride et qu’elle pourrait être appliquée sans difficulté au monde actuel. Il est courant, en effet, d’admettre que les millénarismes ont pour ambition de créer l´homme nouveau capable de répondre aux défis de son époque. Pendant des centaines d´années, ce défi était dévolu aux philosophes et aux religions qui, chacune à sa façon, ont tenté de rassurer l’homme sur sa mission sur terre. Chacune des religions et toutes les philosophies ont pour sacerdoce de «moraliser» et de maîtriser la bestialité de l’homme: «Homo lupus Homo», de Plaute est plus que jamais d´actualité. Cette quête de justice et de charité s’étalant sur plusieurs siècles. Le XXe siècle s’est, comme on le sait, clôturé sur de grandes interrogations. Les multiples tensions çà et là ont profondément marqué les individus qu’ils soient du Nord ou du Sud, croyants ou non. On peut dire que le XXIe s’est provisoirement clôturé le 11 septembre 2001.
Nous voilà au troisième millénaire avec une mondialisation-laminoir dimensionnée pour les plus nantis, quelles que soient d’ailleurs leurs latitudes. Les capitalistes des pays du Sud sont d’ailleurs les plus «négriers». La frontière de l’inégalité n’est plus seulement entre les Etats en général mais aussi entre les hommes. En Occident, malgré un money-théisme sauvage et sans âme ni état d’âme, on constate, à des degrés divers, le retour du religieux. En Occident, où le sécularisme a, pendant deux siècles, éloigné l’homme de sa dimension transcendantale, l’individu est en pleine errance spirituelle, il en est à se bricoler une spiritualité. En puisant dans le supermarché du «croire», ce qui correspond le plus à ses aspirations. Il est vrai que le monde est devenu plus incertain que jamais et à juste titre, la mondialisation et le néolibéralisme peuvent être tenus pour responsables de cette débâcle planétaire à la fois sur le plan économique, écologique, énergétique- par une consommation débridée, mais aussi spirituelle. Cette errance religieuse induite par le millénarisme amène à une autre servitude qui attend l’individu-sujet. C’est l’asservissement au marché, au libéralisme sauvage. Pierre Bourdieu a bien raison de concevoir le libéralisme comme un programme de «destruction des structures collectives» et de promotion d´un nouvel ordre fondé sur le culte de «l’individu seul mais libre».(1).
Cette vague de fond de la mondialisation atteint tous les territoires au nom de la dictature du marché. Comme conséquence visible, la fameuse «perte de repères chez les jeunes», induite par la précarité de la vie temporelle et spirituelle, n’a alors rien d´étonnant : ceux-ci expérimentent une nouvelle condition subjective dont personne, et sûrement pas les responsables de leur éducation, ne possède les clés. De plus, nous vivions une époque où le plaisir est devenu une priorité, où les carrières, autrefois toutes tracées, se brisent sur l´écueil de la précarité, la vie à deux ressemble de plus en plus à un CDD. Il est illusoire de croire que quelques leçons de morale à «l’ancienne» même dans les pays où la tradition et la religion tentent encore de maintenir la structure sociale, pourraient suffire à enrayer les dommages. Dans cet univers de plus en plus crisique, la morale ne marche plus, car la morale doit être faite «au nom de». Or, justement, on ne sait plus au nom de qui ou de quoi leur parler».(2)
Beaucoup d’écrits ont été rapportés pour décrire la personnalité de l’Emir, à la fois homme d’Etat, et homme de Dieu, humaniste avant l’heure. Le sacerdoce de l’Emir à la fois sur le plan patriotique et spirituel est pour nous une source inépuisable et un modèle applicable plus que jamais à la situation que nous vivons. N’est-ce pas, en effet, son plus grand adversaire, Thomas Bugeaud - le fameux Bouchou, sorte d’ogre qui terrorisait les enfants algériens pendant des générations -- qui tentait de définir la personnalité de l’Emir dans une lettre du 1er janvier 1846: «C’est une espèce de prophète, c'est l'espérance de tous les musulmans fervents».(3)
Très tôt, cette conviction le conduit à des actes surprenants pour son temps: en pleine guerre de conquête, il négocie les échanges de prisonniers avec Mgr Dupuch, évêque d´Alger, dans des conditions qui lui valent de durables amitiés. Il rédige un traité à cet effet, cent ans avant les conventions de Genève ! (1843). «Tout Arabe ayant un Français ou un chrétien en sa possession est tenu pour responsable de la façon dont il est traité [...]. Au cas où le prisonnier se plaindrait du plus petit sévice, l’Arabe qui l’a capturé perdrait tout droit à recompense. «Nous n’aurons pas l’impudeur, écrit Bruno Etienne, de rappeler les exactions de l’armée française à cette époque. On sait que sous la monarchie de Juillet, les dénonciations [en France] de la conquête de l´Algérie apparaissent assez isolées... A titre d´exemple, Victor Hugo plaide nettement en faveur de la colonisation: «Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C´est la civilisation qui marche sur la barbarie. C´est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c´est à nous d’illuminer le monde.» Dans Choses vues, il écrit : «L’armée faite féroce par l´Algérie. Le général Le Flô me disait hier soir, le 16 octobre 1852: «Dans les prises d’assaut, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d’autres soldats en bas recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes. Ils arrachaient les boucles d´oreilles aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux « Il prononce, un «discours sur l’Afrique : «L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Afrique n’a pas d’histoire; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. Au XIXe siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au XXe siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. «Nous retrouvons Hegel et bien plus tard, Nicolas Sarkozy.
Pour Jacques Berque: «Les écrits d’Abd El Kader nous incitent à poser une question sur l’histoire littéraire, sur la renaissance arabo-musulmane et répondre qu’Abd El Kader fut le précurseur de la Nahda, car il fut l’un de ceux qui ont contribué dès lors, au renouvellement de la pensée, c´est-à-dire l’un des promoteurs de la première Renaissance qui a dû servir dans le futur.»(4)
A Damas, l’Emir prit sous sa protection la communauté chrétienne maronite victime des intrigues françaises et anglaises qui en faisaient leurs protégés. Répondant aux remerciements de tous les grands de l’époque et du pape Pie IX, suite à son action héroïque pour avoir sauvé la vie de milliers de chrétiens, il écrit en juillet 1862 : «Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le faire, par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité. Notre Dieu et le Dieu de toutes les communautés opposées à la nôtre est véritablement un Dieu unique...»
L’Emir met, ainsi en cause, des principes fondamentaux de la nouvelle civilisation. Il estime que l’Occident qui a acquis de puissants moyens de domination n´a pas toute la sagesse (celle qui relève du spirituel) pour régenter le monde. Il ne mesure pas, nous dit-il, les conséquences de ses décisions qui pourraient bien se retourner contre lui et contre le reste de l’humanité: jugement prémonitoire s’il en fût ! C’est toute la mondialisation sans éthique, «le money-théisme»: la religion de l’argent, ainsi pointée du doigt.
L’Emir, écrit Bruno Etienne, y fait preuve d’une remarquable attention à l’autre. Il est même possible d’avancer qu’il invente alors le mot «humanisme» en un sens moderne, à partir de l’utilisation qu’il fait du concept arabe d’al-Insan : «homme» , au sens d’humain. Peu nombreux sont ceux qui savent que, sans son appui à Ferdinand de Lesseps, le canal n’aurait jamais été percé. Le 17 novembre 1869, le khédive, Ismaïl Pacha, inaugure le canal en présence de toutes les têtes couronnées d’Europe : l’émir est aux côtés de l’impératrice Eugénie. Abd El-Kader, barzakh al-barazikh, isthme des isthmes, homme-pont, récite le verset 100 de la sourate 23: «Les gens de l’isthme sont entre l’ici-bas et l’au-delà. Derrière eux cependant, il y a le monde intermédiaire jusqu’au jour où ils seront sauvés.»(5).
Jacques Berque écrit: «En tant qu’écrivain, c´est dans El Maouakif que
je vois les qualités de style, de lyrisme qui animent au sublime et le
recours à des images d’une verdeur, qui n’est pas celle que l’on
retrouve habituellement chez les écrivains mystiques. Il apporte, dans
le domaine de la spéculation religieuse, une énergie, une couleur, un
goût du concret extraordinaires. Et je dirais même, que si tout le
monde parle de Nahda, de la Renaissance, je crois que la vraie Nahda
est celle des personnages comme l’Emir.»(4)
En août 1865. C´est lors de son exil au Moyen-Orient que l´Emir prit la véritable mesure du «choc des civilisations». Ce choc se traduisit chez lui par une confrontation d´idées et de concepts, exprimés, dans son «autobiographie», et pour l´essentiel dans un ouvrage traduit sous le titre de « Lettre aux Français «. Dans ses écrits, l´Emir prend nettement ses distances avec la nouvelle vision «séculariste» du monde selon laquelle les affaires humaines relèvent du domaine exclusif de la raison.(6).
Cependant, l´Emir s´émerveille des progrès réalisés par les savants européens usant de leur «esprit d´application pratique». Mais il déplore que ces mêmes savants n´aient pas eu suffisamment recours à l´esprit de spéculation qui permet d´intégrer la dimension métaphysique de la connaissance, ce qui aurait donné des résultats qualitativement meilleurs. L´Emir met en cause des principes fondamentaux de la nouvelle civilisation.Il estime que l´Occident qui a acquis de puissants moyens de domination n´a pas toute la sagesse (celle qui relève du spirituel) pour régenter le monde. Il ne mesure pas les conséquences de ses décisions qui pourraient bien se retourner contre lui et contre le reste de l´humanité: jugement prémonitoire s´il en fût! L´individualisme est devenu la règle, la prospérité ayant balayé les idéologies, la consommation a eu raison de l´esprit de liberté. «On ne voit pas, écrit Julliard, quel système de valeurs pourrait lui résister, le christianisme a été, des grandes religions planétaires, la première à céder. Le catholicisme s´est protestanisé au sens wébérien du terme. Retournez en tous sens les règles du marché, vous n´y trouverez jamais celle d´honnêteté, d´honneur, de solidarité, de dévouement sans lesquelles le lien social se dénoue. Les sociétés occidentales sont minées de l´intérieur, par des contradictions insurmontables, une absence complète de repères. Tocqueville, parlant de la démocratie en Amérique, écrit:» Je vois une foule innombrable d´hommes semblables égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leurs âmes. Chacun d´eux retiré à l´écart est comme étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l´espèce humaine».(7)
Cette malnutrition spirituelle de l´homme ne lui permet pas d´exploiter rationnellement sa culture technique. Elle lui donne les pouvoirs d´un Géant pour satisfaire les besoins d´un nain pervers. Il est écrit dans le Coran que l´homme est le calife de Dieu sur terre. L´homme a mission de veiller sur la nature et de la préserver de la destruction. Comme l´écrit R. Garaudy: « Les sagesses et les prophétismes des trois mondes nous ont enseigné que l´homme ne devient humain que par une lutte incessante contre la prétention de son petit « moi « égoïste à s´ériger en valeur absolue. Le refus du moi individualiste est déjà dans le dépouillement total des grands visionnaires de l´Inde et des soufis musulmans. Abou Yazid El Bistami écrit: « Quand le moi s´efface, alors Dieu est son propre miroir en moi «.(8)
Dans son oeuvre majeure, «Kitâb al mawâkif», il innove et dépasse ce qu´aucun homme de foi n´avait écrit avant lui. L´un des textes signalés par les auteurs mérite d´être reproduit ici. « Pour qui le veut, le Coran, Pour qui le veut, la Torah, Pour tel autre, l´Evangile, Pour qui le veut mosquée où prier son seigneur, Pour qui le veut, synagogue, Pour qui le veut cloche ou crucifix, Pour qui le veut, Kaâba dont on baise pieusement la pierre «. « Je suis Dieu, je suis créature; je suis Seigneur, je suis serviteur Je suis le Trône et la natte qu´on piétine; je suis l´enfer et je suis l´éternité bienheureuse, Je suis l´eau, je suis le feu; je suis l´air et la terre Je suis le «combien» et le «comment»; je suis la présence et l´absence, Je suis l´essence et l´attribut; je suis la proximité et l´éloignement Tout être est mon être; je suis le Seul, je suis l´Unique «. L´humanité domestiquée, régulée, communiant dans le culte du corps, conduit à un extraordinaire gâchis; l´homme y a perdu ses dimensions proprement humaines.
Devenu un matricule anonyme, informatisé à outrance, ses possibilités intellectuelles, son génome, ses performances physiques sont les seuls paramètres que lui demande la Société cybernétisée. Son aptitude à la générosité, son amour du prochain, ses interrogations métaphysiques ou religieuses n´entrent pas en ligne de compte dans son classement social.L´homme saura-t-il, comme l´invite l´Emir, à surmonter sa dimension matérialiste pour aller vers l´absolu? La question nous est posée.
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Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique Alger
26-06-2008
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