.
.
..
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
de Charles André Julien
.
.
.
.
.
.
De la filiation entre Aussarès et le sinistre général Clausel
.
«Histoire
de l’Algérie contemporaine: la conquête et les débuts de la
colonisation (1827-1871)» n’a rien perdu de son intérêt près d’un
demi-siècle après sa parution en France pour la première fois, en 1964.
Réédité à Alger par Casbah, il demeure une référence incontournable sur
les quarante premières années de la pénétration française en Algérie.
L’ouvrage
s’ouvre sur une introduction générale, qui est un succinct tableau
économique et sociologique de la «Régence d’Alger», alors gouvernée par
les Turcs ottomans, dont la domination, essentiellement militaire,
n’avait pu s’étendre à tout le territoire algérien actuel. Le premier
chapitre analyse le climat mondial dans lequel le débarquement français
à Alger, en juillet 1830, a été préparé et exécuté. S’appuyant sur une
riche documentation - allant des délibérations du Parlement français
aux échanges épistolaires entre les officiers en campagne et leurs
familles -, l’auteur y restitue les débats énergiques entre
«colonistes» et «anti-colonistes» sur «l’opportunité de la conquête» et
met en évidence les intérêts politiques et les ambitions de carrières
qui se sont affrontés à l’occasion de ces débats.
Les chapitres
suivants se présentent sous la forme d’allers-retours entre les
événements qui ont marqué la conquête (installation des premiers
colons, expropriations, multiplication des révoltes, etc.) et les échos
- souvent déformés - qu’elle a eus en France. La description
circonstanciée des confrontations entre les partisans de l’«occupation
restreinte» et les défenseurs de l’«occupation totale» permet de
retracer la patiente construction du projet de «colonisation de
peuplement» qui distinguera le destin de l’Algérie de celui de ses
voisins maghrébins. Un chapitre entier est consacré à «L’armée
d’Afrique» ; il reconstitue son parcours spécifique, s’étale sur ses
légendaires indiscipline et brutalité ainsi que sur la place
qu’occupaient en son sein les «corps indigènes», Spahis et autres
Zouaves.
La réédition d’«Histoire de l’Algérie contemporaine»
permet de rappeler un certain nombre de vérités enfouies depuis
l’indépendance sous un impressionnant amas des discours simplistes.
L’une de ces vérités est que l’occupation française a été motivée par
des raisons principalement économiques. L’élimination du «système de
piraterie» de la Régence visait le contrôle du commerce méditerranéen :
le rôle joué par le port de Marseille dans l’organisation et le
financement de la campagne de l’été 1830 en est une parfaite
démonstration.
Ce rappel est utile aujourd’hui que la propagande
islamisante prête à la colonisation un dessin inavoué : la
«christianisation des Algériens». L’entreprise de déculturation
coloniale retrouve dans le livre de Charles-André Julien(1) ses justes
dimensions, celles d’un dispositif de domination parmi d’autres. Si les
armées de Charles X ont transformé les mosquées algéroises en églises,
c’était moins pour «effacer les traces de l’islam» dans le pays que
pour arborer à la face des Ottomans, impuissants à défendre leurs
possessions maghrébines, le trophée d’une victoire symbolique. L’étude
précise qu’entreprend l’auteur du prosélytisme chrétien dans l’Algérie
colonisée démontre que pendant les premières 35 années de l’occupation,
il était considéré avec circonspection par l’armée (2), qui craignait
qu’il ne fournisse aux populations soumises de nouvelles raisons de se
révolter. Il ne sera autorisé qu’à la fin des années 1860.
.
.
Les sinistres ancêtres de Douste-Blazy et d’Aussarès
Réédité
dans le contexte de polémiques exacerbées sur «la France et ses
colonies», le livre de Charles-André Julien pourrait tout aussi bien
s’intituler «Histoire du racisme colonial». Il éclaire les origines
lointaines de l’idéologie de la «colonisation bienfaitrice», celle-là
même qui sous-tend la loi du 23 février 2005. Les rédacteurs de cette
loi n’ont fait que reprendre, de façon anachronique, les arguments de
leurs pères spirituels : les «colonistes» des années 1820 et 1830.
Une
revue des débats français (parlementaires, etc.) avant et après la
prise d’Alger révèle une quasi-unanimité nationale sur la «supériorité»
de la civilisation française» et la «mission civilisatrice de la France
en Afrique». La justification de la colonisation par la nécessaire
expansion de la culture et de la science occidentales n’était pas
l’apanage des conservateurs, monarchistes et autres partisans de
l’Empire. Des libéraux comme Tocqueville et des humanistes comme
Lamartine, avec des arguments différents, y ont largement contribué.
Même les progressistes saint-simoniens ont compté dans leurs rangs
d’ardents «colonistes»: ils ont fourni à la conquête plusieurs de ses
chefs terribles, dont le général Lamoricière pour qui la colonisation
était «un puissant moyen d’importation d’idées». Les principes
égalitaires du socialisme saint-simonien ne pouvaient s’appliquer aux
exotiques «Barbaresques», appelés ainsi comme pour justifier leur
soumission au joug colonial.
L’oeuvre de Charles-André Julien
nous enseigne d’autres vérités oubliées: les «anti-colonistes» se sont
opposés à l’occupation avec des arguments strictement pratiques,
souvent économiques (le «climat malsain» du pays, la difficulté d’y
mobiliser une main-d’oeuvre bon marché vu l’interdiction de la traite
des Noirs…). Quant aux politiciens et intellectuels qui ont condamné la
violence avec laquelle se menait l’invasion, ils ont soigneusement
évité de condamner la colonisation elle-même comme une inacceptable
entreprise de déshumanisation. Le rapport d’une commission d’enquête
qui a séjourné en Algérie en l’automne 1833 concluait étrangement,
après avoir établi un constat accablant des spoliations subies par les
«autochtones» : «Par divers motifs d’utilité, de convenance et de
nécessité qui se sont exprimés, la Régence d’Alger doit être
définitivement occupée par la France.»
La filiation entre les
«colonistes» de la première moitié du 19e siècle et les nostalgiques de
la colonisation aujourd’hui n’est pas l’unique lien entre le passé de
la France et son histoire contemporaine. Il en est un autre, qui
s’établit, naturellement, entre les officiers de l’«Armée d’Afrique» et
leurs sinistres héritiers qui, dans leur lutte contre les
révolutionnaires algériens dès 1954, ont érigé la torture en «art de la
question». La politique d’extermination du général Clausel est
indéniablement le sanglant antécédent de la brutalité des parachutistes
du général Bigeard.
Comme les appelés des années 1950, beaucoup
d’officiers de «l’armée d’Afrique» ont laissé des témoignages vivants
sur les cruautés commises par les troupes coloniales qui allaient de
l’incendie des récoltes aux enfumades, en passant par les viols
collectifs. Certains ont dénoncé ces cruautés comme une inadmissible
dégradation de l’honneur militaire (le plus célèbre est Hérisson,
auteur d’un livre judicieusement intitulé «Chasse à l’homme»). Beaucoup
d’autres (le général Saint-Arnaud, etc.) les ont justifiées par la
«mentalité spécifique des indigènes, qui ne comprennent que le langage
du sabre», ou, comme le feraient les tortionnaires des années 1950, par
les besoins d’une «guerre non classique» contre les rebelles. Ce n’est
pas le général Aussarès qui a inventé les interrogatoires musclés et
les assassinats par lesquels, souvent, ils se soldaient : plus d’un
siècle avant lui, le général Yousouf, sinistre mercenaire, s’y était
brillamment illustré.
.
.
(12/06/2008)
.
.
.
.
.
Notes.
(1)
L’historien Charles-André Julien (1891-1991) est l’auteur d’une œuvre
monumentale sur l’histoire de l’Algérie. Pendant l’occupation
française, il s’est engagé très tôt en faveur des droits des Algériens
colonisés.
(2) Notamment les officiers de ce qu’on appelait les «bureaux arabes», chargés de l’administration des populations «indigènes».
.
.
.
.
.
Les commentaires récents