Deuxième tome des mémoires d’Ahmed Taleb-Ibrahimi.
La grande désillusion,
trente ans après la mort de Boumediène
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Après le premier tome de ses mémoires publiés en avril 2006, l’ancien ministre Ahmed Taleb Ibrahimi s’apprête dans deux semaines à éditer chez Casbah le second opus, sous le titre Mémoire d’un Algérien, tome 2, La passion de bâtir (1965-1978).
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L’auteur, ancien ministre sous Boumediène et Chadli, médecin de formation, candidat à la présidentielle en 1999, chef d’un parti, Wafa, revient dans cet ouvrage sur ses années dans les arcanes du pouvoir de Houari Boumediène. Boumediène, l’homme qui lit la Fatiha sur la dépouille du cheikh Ibrahimi, le père de l’auteur, décédé le 20 mai 1965, alors que Ben Bella prolongera sa tournée à l’Est pour ne pas assister aux obsèques. D’ailleurs, et sans ambages, Taleb Ibrahimi charge son dernier ouvrage d’une sorte de mission : « Consacrer l’œuvre de Boumediène », ce dernier ayant été, selon l’auteur, ciblé après sa disparition en 1978 par une « politique délibérée et systématique » pour le « faire tomber dans l’oubli ». Le livre s’ouvre donc sur cette année 1965, lorsque, médecin à l’hôpital Mustapha Pacha à Alger, Taleb Ibrahimi désire s’éloigner de la politique, mais le coup d’Etat du colonel Boumediène le rattrape. Cherif Belkacem, ministre de l’Orientation à l’époque, lui propose d’intégrer le gouvernement. Taleb Ibrahimi réfléchit puis dit : « Oui. » « En prononçant ce oui, pouvais-je deviner que j’allais m’engouffrer dans une nouvelle ’’prison’’ qui allait durer plus d’un quart de siècle ? », concluait-il dans son premier opus. Dans le nouvel ouvrage dont El Watan présente des extraits, Taleb Ibrahimi détaille ce riche quart de siècle : les raisons de son adhésion au « redressement révolutionnaire » de 1965, son quotidien auprès de Boumediène, sa politique d’arabisation à la tête du ministère de l’Education, les tensions algéro-marocaines concernant le Sahara occidental, les circonstances du décès du président Boumediène, etc. Avec toujours ce regard sur l’actualité nationale et les désillusions qu’il porte. Taleb Ibrahimi se demande, d’ailleurs, à l’ouverture du livre, où était passées la justice sociale et les promesses de lendemains qui chantent trente ans après la mort de Boumediène.
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11-05-2008
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Tome II des mémoires de Taleb-Ibrahimi
Ce que pensait Boumediène de Bouteflika
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En 1976, Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, voulait proposer à Boumediène la création du poste de vice-président à l’occasion de l’élaboration de la Constitution. Le président Houari Boumediène, selon les révélations de Taleb Ibrahimi dans le second tome de ses mémoires, a refusé cette proposition.
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Le 14 octobre 1978, le président Houari Boumediène, hospitalisé à Moscou pour un « paratyphoïde B », selon des responsables russes de l’époque, révèle à Ahmed Taleb Ibrahimi des confidences quelque temps avant son décès. Des confidences sur les hommes de pouvoir d’hier et d’aujourd’hui. C’est ce que raconte l’ancien ministre dans le second tome de ses mémoires (prochainement publié chez Casbah éditions) dont El Watan a présenté de larges extraits hier. Des révélations qui restent d’une actualité : comment l’actuel président Abdelaziz Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères, tenait à créer, à l’occasion de la promulgation d’une nouvelle Constitution en 1976, le poste de vice-président. L’histoire semble se répéter si l’on revient avec Taleb Ibrahimi à cette longue discussion nocturne – « de 22h à 4h du matin » – avec Houari Boumediène, malade et fatigué, à Moscou, le 14 octobre 1978. Le président Boumediène semblait, raconte dans son nouveau ouvrage Mémoire d’un Algérien, tome 2, La passion de bâtir (1965-1978), plus rassuré sur son état de santé. Les médecins soviétiques ont écarté le diagnostic du cancer de la vessie et il pense même à préparer son retour à Alger pour tuer dans l’œuf la rumeur qui gronde autour de son absence. Et dans la nuit moscovite, le président appelle Taleb Ibrahimi pour lui dresser un tableau des membres du Conseil de la révolution. Et là, Houari Boumediène révèle à son ministre : « On a beaucoup épilogué sur mes relations avec Bouteflika. La vérité, c’est que Abdelaziz était un jeune homme inexpérimenté, qui avait besoin d’un mentor, j’ai joué ce rôle. Sans doute m’en veut-il de ne l’avoir pas désigné comme "prince héritier" ainsi qu’il le désirait. En effet, lorsqu’en 1976, j’ai chargé Bedjaoui de préparer un projet de Constitution, ce dernier est venu m’informer d’une demande de Bouteflika relative à l’introduction d’une disposition portant création d’un poste de vice-président, élu en même temps que le Président, sur le même ‘‘ticket”, à la manière américaine. A Bedjaoui qui voulait savoir si cette proposition avait mon agrément, j’ai répondu qu’en tant que juriste, il pourrait proposer autre chose sauf introduire un tel article. » Il semble donc que les rumeurs qui foisonnent à Alger depuis des mois autour d’une même proposition – ou deal selon d’autres sources – d’amendement de la Constitution émis par le président Bouteflika rejoignent un ancien désir du locataire d’El Mouradia. D’ailleurs, avant même que le président Bouteflika lance son idée de révision constitutionnelle en 2007, il avait déjà déclaré critiquer la loi fondamentale de 1996. A ses yeux, la Constitution actuelle ne garantit pas le principe de la séparation des pouvoirs, ne permet pas de mettre fin aux interférences entre les prérogatives des institutions ainsi qu’à l’amalgame entre le régime parlementaire et le régime présidentiel. Mais depuis plusieurs mois, à part les appareils satellitaires du régime, aucune confirmation officielle d’une révision constitutionnelle n’est venue dissiper l’incertitude qui plombe tout un pays. Une partie de l’opinion doute des mobiles du chef de l’Etat, interprétant son désir de révision constitutionnelle comme un arrimage de la loi fondamentale à ses propres volontés de rester au pouvoir. Un groupe d’intellectuels, journalistes, militants de la société civile ont créé l’initiative civile pour le respect de la Constitution et lancé un appel qui a recueilli pas moins de six cents signatures. « L’heure est à l’application de la Constitution, pas à sa révision », peut-on lire dans cet appel. Depuis le maintien illégal de l’état d’urgence (en violation de l’article 92 de la Constitution) à l’abus du recours aux ordonnances présidentielles en violation de l’article 124, les cas de non-respect de la loi fondamentale depuis le premier mandat du chef d’Etat sont légion. Ce rappel historique de Taleb Ibrahimi éclaire plus sur les actuelles manœuvres qui se trament sur les hauteurs barbelées d’Alger.
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12-05-2008
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.Bonnes feuilles du second tome d’Ahmed Taleb-Ibrahimi «Mémoires d’un Algérien» La passion de bâtir (1965-1978)
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Le docteur Ahmed Taleb-Ibrahimi qui côtoya longuement le président défunt, Houari Boumediene, témoigne dans le second tome de ses mémoires sur des faits peu connus du public qui participèrent à l’écriture de l’histoire récente de l’Algérie. Nous donnons ci-dessous, quelques bonnes feuilles qui, sans doute, expliquent quelques aspects demeurés obscurs de la politique de Boumediene et, singulièrement, sur le mystère qui entoura sa maladie. Voici quelques extraits ayant trait aux relations du Dr Taleb-Ibrahimi avec Boumediene, le séjour de celui-ci à Moscou et à Rabat (Sommet de l’OUA), enfin le récit sur les premières manifestations de la maladie qui emporta le président Boumediene.
Au cours de mes premiers pas de ministre, mes relations avec le Président sont espacées et revêtent un caractère professionnel. Accaparé par mes nouvelles responsabilités, je n’ai plus de vie sociale et n’appartiens à aucun clan. Je ne demande audience au Président que si l’affaire est impérative: un différend m’opposant à un collègue et qui requiert son arbitrage, une mission à l’étranger qui appelle ses directives, un besoin en locaux appartenant à d’autres ministères (notamment la Défense nationale) et inutilisés, pour les transformer en établissements scolaires. Je dois dire qu’il me reçoit avec diligence, que la quasi-totalité des demandes au profit de l’Education nationale est satisfaite et qu’il ne cesse d’aiguillonner la politique d’arabisation.
A chaque audience, je pose le problème de la libération de Hocine Aït Ahmed et Mohamed Benahmed, dit Moussa, qu’il m’avait pourtant promise au lendemain du 19 juin 1965. Mon insistance semble l’agacer. C’est pourquoi, de guerre lasse, je renonce à l’évoquer tout en continuant de recevoir la famille d’Aït Ahmed et régler les problèmes de scolarité ou de santé qui se posent à elle. Son neveu Chafik est l’une des rares personnes à qui mon bureau est ouvert chaque fois qu’il désire me voir. On me conseille de faire intervenir le premier cercle des intimes de Boumediene qui, semble-t-il, est seul capable de l’influencer. C’est pourquoi je me rends auprès de Kaïd, Medeghri, Chérif Belkacem et Bouteflika pour poser le problème. Curieusement, j’obtiens la même réponse auprès de mes quatre interlocuteurs.
«Pour Moussa, il m’est plus facile d’intervenir car je le connais et il a travaillé avec nous, mais pour Aït Ahmed, il vaut mieux voir avec le Président lui-même.» Effectivement, seul Benahmed sera libéré. Au cours de l’entretien avec Bouteflika, je me fais accompagner par Ait Chaalal qui approuve mes démarches. Au moment de nous quitter, j’exprime au ministre des Affaires étrangères mon souhait de voir notre ami commun servir dans la diplomatie. Quelques jours plus tard, il est nommé ambassadeur à Rome. Quant à Aït Ahmed(1), il demeure incarcéré et lorsqu’il s’évade, le 30 avril 1966, Boumediene me dit: «J’aurais dû t’écouter.» Je ne formule aucun commentaire.
Autre sujet de mésentente: la torture. Au printemps 1966, je reçois mon ami Claude Roy, écrivain français qui, à deux reprises, a pris ma défense dans les colonnes du journal Le Monde: lors de ma maladie dans les prisons françaises en 1961 et lors de mon incarcération par Ben Bella en 1964. Il m’annonce qu’il est venu à Alger pour protester contre l’utilisation de la torture par les autorités algériennes dont je suis partie prenante.
Je lui exprime mon étonnement et mes doutes. Il me remet alors un dossier sur la question. Armé de ce dossier, je demande à voir Boumediene pour lui dire pour la énième fois l’horreur que m’inspire la torture. «Si bavure il y a, me dit-il, elle est du ressort d’agents subalternes car j’ai signé personnellement une directive destinée aux services de sécurité interdisant l’emploi de la torture». Et il me montre cette directive interne dont j’entends parler pour la première fois. Je lui fais remarquer que cela ne suffit pas -et qu’il faudrait, si les informations de Claude Roy s’avéraient exactes, sanctionner les coupables de sévices. Il me promet que cela se fera. Je le quitte relativement rasséréné. Mais le soir, chez moi, je me livre à une profonde réflexion sur les intellectuels et le pouvoir. Je me remémore la figure du sultan Abdulhamid qui a voulu utiliser Djameleddine El-Afghani de même que la figure de Catherine II, impératrice de Russie, despote intelligente et cruelle, qui a réussi à utiliser les philosophes français (Voltaire, Diderot notamment) comme relais d’opinion. Je me demande si, comme eux, toutes proportions gardées, je ne suis pas pris au piège des promesses et des illusions. Est-ce là le lot des intellectuels?
Je ne cesse de répéter à Boumediene que tout ce que réalise le pouvoir en faveur du relèvement du niveau matériel et intellectuel du peuple sera effacé par la moindre atteinte aux droits de l’homme, par un seul acte de torture. Comment le citoyen algérien peut-il être tranquille s’il sent que son honneur, sa dignité et sa vie sont à tout instant à la merci des services de sécurité? Je m’appuie sur un verset coranique qui m’a toujours interpellé: «Puissent-ils adorer le Seigneur de ce temple Qui veille à leur nourriture, les mettant à l’abri de la faim, et assure leur sécurité, les délivrant de la crainte» (CVI, Set 4). Si pour adorer Dieu, Celui-ci doit nous garantir le bien-être et la sécurité, a fortiori pour adhérer à un régime politique, ce dernier doit nous préserver de la faim et de la peur.
L’essentiel est de rester lucide, d’agir selon ses convictions et de ne jamais perdre l’estime de soi-même: lorsque Aragon chante les louanges de Staline, il n’est plus Aragon.
On peut dire aujourd’hui que Boumediene a passé les trois
premières années à consolider son pouvoir en luttant sur plusieurs
fronts:
-sur le front intérieur, en gérant au mieux les
contradictions au sein du Conseil de la Révolution. Il rencontrera des
difficultés parmi ses compagnons qui lui reprochent ou l’absence de
concertation ou d’être prisonnier du groupe d’Oujda (Kaïd, Medeghri,
Bouteflika, Chérif Belkacem). C’est ainsi que l’on assiste à la
défection de Ali Mendjli, Boumaza, Mahsas puis à la tentative de coup
d’Etat dirigée par le colonel Zbiri, soutenu par le colonel Youcef
Khatib puis à la tentative d’assassinat du Président Boumediene.
Celui-ci aura, par ailleurs, à affronter ses adversaires politiques qui
ont condamné l’action du 19 juin, à l’intérieur de l’Algérie
(regroupement de la gauche dans une organisation clandestine,
l’Organisation de la Résistance populaire) et à l’extérieur (le parti
de la Révolution socialiste de Boudiaf, l’Organisation Clandestine de
la Révolution algérienne de Lebjaoui et à partir de 1968, le Mouvement
pour la Défense de la Révolution Algérienne de Krim Belkacem).
-à l’étranger, le timing choisi pour le renversement de Ben Bella desservait le nouveau régime puisqu’il se situait à la veille de la tenue à Alger d’un événement important pour le Tiers-monde, la seconde Conférence afro-asiatique après Bandung: réprobation à Moscou, perplexité au Caire, condamnation par les pays progressistes africains, silence pesant à Pékin. Les différents courants de la gauche arabe y voient «un virage à droite», l’Arabie Saoudite une action communiste, tandis que le Parti communiste français la qualifiait de «fasciste» et se lançait dans une campagne tous azimuts pour isoler l’Algérie(2)
Plus tard, Boumediene me confiera qu’il s’est parfois senti mortifié par l’accueil de ses pairs lorsqu’il a assisté, en tant que chef d’Etat, à des réunions africaines.
Il a fallu attendre la guerre des Six-Jours de juin 1967 pour voir Boumediene remonter la pente quand, traduisant les sentiments du peuple algérien, il déclara la guerre à Israël, se rangea aux côtés de l’Egypte, de la Syrie et de la Jordanie en leur fournissant hommes, armement et toute forme d’aide, rompit ses relations diplomatiques avec les USA et interdit l’exportation de pétrole à destination de ce pays et de la Grande-Bretagne en raison de leur soutien à l’agression israélienne.
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Les voyages de Boumediene
La première visite officielle du Président est réservée à l’Union soviétique et elle se déroule du 14 au 17 décembre 1965. Ce choix est certainement dicté par la volonté de démentir cette idée répandue alors, à savoir que le changement du 19 juin 1965 a pour objectif principal l’abandon de la voie socialiste initiée par le Président Ben Bella, le seul haut responsable algérien à avoir reçu les plus hautes distinctions soviétiques: «Ordre de Lénine» et «Héros de l’URSS».
L’accueil à l’aéroport est plutôt froid, ce qui indispose Boumediene. Et lorsqu’il prendra connaissance du programme officiel de la visite, son exaspération est à son comble. En effet, la réception au Kremlin - consécration suprême de toute visite de Chef d’Etat ami - n’y figure pas, elle est remplacée par un meeting dans une usine. Boumediene décide d’écourter sa visite et de prendre le chemin du retour dès la fin des entretiens officiels fixés au lendemain matin.
Ceux-ci ont lieu au Kremlin. Podgorny, Président du présidium du soviet suprême, les ouvre en donnant la parole à Kossyguine, Chef du Gouvernement. Celui-ci se lance dans un long développement sur la politique intérieure et extérieure de l’URSS, sans s’attarder sur les relations bilatérales qui «sont bonnes mais méritent d’être. clarifiées» (allusion au 19 juin). Sur ce point, Boumediene l’interrompt en ces termes: «Je demande au camarade Kossyguine de parler sans mettre les formes, car nous sommes venus pour dissiper tout malentendu.»
(...) S’agissant de la politique extérieure, Kossyguine brosse un tableau détaillé des conflits régionaux et des interférences étrangères, tout en mettant l’accent sur le rôle négatif de la Chine populaire, son rival idéologique, «ce qui sert, dit-il, les intérêts de l’impérialisme.» Il invite l’Algérie à «consolider le camp socialiste» en coopérant davantage avec les pays socialistes à travers le monde.
Kossyguine donne ensuite la parole à Boumediene: «Nous sommes au mois de décembre, c’est l’heure des bilans, je vous écoute». Boumediene improvise alors un exposé remarquable, en arabe, sur «l’Algérie qui a combattu vaillamment le colonialisme et qui oeuvre patiemment pour reconquérir son indépendance, sa dignité et sa souveraineté en comptant uniquement sur ses ressources matérielles et humaines et en restant fidèle à ses valeurs traditionnelles, notamment au principe de justice sociale qui fait de nous les défenseurs acharnés d’une distribution équitable du revenu national au bénéfice de tous les Algériens». Il évoque dans le détail nos efforts pour bâtir une société socialiste, et nos projets dans tous les domaines: éducation, santé, communication, industrialisation, réforme agraire, etc. Il brosse un brillant tableau de l’Algérie telle qu’elle est (l’ampleur de la tâche et la modicité des moyens, notre indigence en cadres et la force de notre foi) et telle qu’il la rêve.
Cet exposé qui nous a permis de découvrir le Boumediene des grands jours, impressionne nos interlocuteurs. Kossyguine conclut les entretiens en ces termes: «Ce qui nous réjouit, c’est votre engagement de rester dans la voie socialiste. Vous avez des ressources naturelles et des cadres révolutionnaires pour bâtir un Etat socialiste sans chômage et avec un revenu élevé par tête d’habitant.» Et pour dire que les malentendus sont dissipés, il fait le parallèle des relations entre les peuples d’une part, et les relations entre compagnons d’armes «qui sont différentes» d’autre part. Les intérêts des Etats d’abord. La spécificité du socialisme algérien est reconnue, tel que Boumediene l’a développé devant ses hôtes (...)
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Boumediene et le traité d’Ifrane
Le IXe sommet de l’OUA se tient à Rabat du 12 au 15 juin 1972.
L’ouverture
a lieu à l’hôtel Hilton de Rabat. Les chefs d’Etat sont logés dans des
villas appartenant aux dignitaires marocains (Boumediene est à la villa
de Driss Slaoui) tandis que le reste des délégations est au Hilton. Les
travaux du sommet se déroulent dans le Palais d’hôtes de Rabat. Dans
son discours inaugural, Hassan II rend hommage au rôle du Président
algérien dans la réconciliation Guinée-Sénégal et à sa décision de
retirer à l’OUA l’examen du dossier relatif au différend frontalier
algéro-marocain. Le 13 juin, les 40 pays représentés au sommet adoptent
à l’unanimité une résolution demandant que le prochain sommet des pays
non-alignés se tienne à Alger. Le 14, c’est l’élection du nouveau
secrétaire général de l’OUA.
Toute la nuit du 14 au 15, Mouloud Kassim et moi-même nous la passons à ciseler le discours que doit prononcer Boumediene le lendemain à la séance de clôture qui voit la signature des conventions historiques réglant définitivement le différend algéro-marocain de 1963. La cérémonie a lieu en présence de membres du Conseil de la Révolution et du Gouvernement qui nous ont rejoints le jour-même. Heureux aboutissement, qui réjouit les peuples algérien et marocain, à la suite d’un long processus engagé à Ifrane et poursuivi à Tlemcen. Nous n’avons pas le droit de distraire nos forces dans de faux problèmes, artificiellement créés par l’ennemi. Au contraire, nous devons consacrer toutes nos énergies pour gagner la bataille du développement économique et social.
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La maladie et la mort du Président: Mission à Moscou
Cet événement représente à l’évidence un pas vers la construction du Grand Maghreb. La joie qui se lit sur les visages nous renforce dans la conviction qu’une page est tournée et qu’une étape vient d’être franchie dans cette voie.
Le 20 septembre 1978, à 11 heures, tous les membres du Conseil de la Révolution et du Gouvernement se retrouvent au Palais du peuple, puis se rendent à l’aéroport pour saluer à la fois le Président cubain Fidel Castro et sa délégation qui quittent Alger après un séjour de 24 heures, et le Président Boumediene qui s’envole pour Damas où doit se tenir le 3e sommet des pays arabes, membres du «Front de la fermeté».
La délégation qui l’accompagne se compose de Bouteflika, ministre des Affaires étrangères, de Yahiaoui, responsable exécutif, chargé de l’appareil du Parti, et de moi-même, en qualité de ministre conseiller du Président. Au cours du vol, nous sommes tous les trois intrigués par l’attitude de Boumediene, d’habitude si détendu lors de ses déplacements, et qui, aujourd’hui, se montre taciturne, voire un peu triste. Il n’a pas son cigare habituel et boit sans cesse de l’eau minérale. Par ailleurs, ce n’est pas son médecin habituel qui l’accompagne, mais un urologue en la personne du professeur Abdelhaq Oucherif. Personne n’ose l’approcher, mais je finis par l’interroger sur son état de santé. Il me répond qu’il a une fièvre tenace qui l’empêche de dormir et que son médecin lui a recommandé de ne pas fumer.
Nous arrivons à Damas à 17 heures. Le Président Hafedh Assad est là. Après le cérémonial, nous nous rendons directement à notre réunion, où, après la séance d’ouverture, les travaux vont durer jusqu’à 2 heures du matin. Là aussi, nous remarquons que quelque chose «cloche» chez le Président. Lui, habituellement si patient, si courtois, se montre maintenant irritable et cassant. Le lendemain a lieu la seconde séance, à 10 heures, et Boumediene n’a toujours pas la forme. II nous charge, Yahiaoui et moi, de convaincre George Habache et Nayef Hawatmeh d’arrondir les angles avec Yasser Arafat qui vient de s’envoler pour Amman, en compagnie du Président libyen Kaddafi. Le vendredi 22 septembre, Boumediene réunit toutes les factions palestiniennes, dans une ultime tentative de faire taire leurs divergences. Après la séance de clôture qui se tient le samedi 23 septembre à 22 heures, notre hôte, le Président Hafedh Assad, insiste pour que Boumediene passe la nuit à Damas, avant de s’envoler le lendemain pour Alger. Mais à la surprise générale, celui-ci s’obstine à vouloir partir sur-le-champ, prétextant qu’il ne peut ajourner le conseil des ministres du dimanche.
(...) Le dimanche 24 septembre, nous débarquons à Alger, à 4 heures du matin. Nouvelle surprise, nous l’entendons demander à Allahoum, Secrétaire général de la Présidence de faire annuler le conseil des ministres prévu ce jour. Je me repose chez moi, lorsqu’à 15 heures, Allahoum me téléphone pour m’annoncer que le Président souhaite me voir. A la Présidence, je retrouve Bouteflika, et nous sommes introduits dès notre arrivée, auprès de Boumediene. A notre grande stupéfaction, il prononce les phrases suivantes, ponctuées de longs silences -Je ne vous ai pas appelés en tant que ministres, mais en tant que frères...-Je, vous ai appelés pour une question personnelle...-Il. s’agit d’un problème de santé... -Un problème grave...
Je m’empresse de lui demander s’il s’agit d’un problème cardiaque. Après un moment, il finit par nous expliquer que c’est l’appareil urinaire qui est affecté. Il a fait une hématurie le 12 septembre dernier et les radiographies ont révélé une tumeur maligne de la vessie. Puis il nous quitte, feignant d’aller aux toilettes. Au bout de quelques minutes, il revient pour s’enquérir du résultat de nos réflexions. Je prends la parole pour souligner qu’il est difficile d’établir un diagnostic définitif sur la base d’une radiographie, aussi précise soit-elle. Il répond que le professeur Oucherif a montré les radios à son patron parisien, le professeur Couvelaire, (en prétendant qu’il s’agissait de son père) qui a confirmé le diagnostic. Il a ajouté: «Pour assurer la discrétion nécessaire sur mon état de santé, mieux vaut envisager un traitement à l’étranger. Mais vous risquez de me ramener dans un cercueil. Faites-moi vos propositions en excluant au préalable la France, pour de multiples raisons.»
Nous évoquons d’abord les USA où la médecine a réalisé les plus grands progrès. Il écarte cette hypothèse car, dit-il, «le secret n’est pas assuré, sans compter le danger que représente la CIA: nous serions dans la gueule du loup»...Alors Bouteflika et moi avançons des pays européens comme l’Allemagne, la Suisse, la Suède, l’Autriche, etc. Mais à chaque fois il fait la moue. II reste l’URSS, dit Abdelaziz. Sur le visage de Boumediene, se lit une sorte de satisfaction et je comprends alors que sa décision était prise, mais qu’il voulait nous y amener, nous aussi, insensiblement. Il me demande de me préparer à quitter rapidement Alger pour Moscou, afin de rencontrer Kossyguine, chef du gouvernement soviétique, et préparer avec lui les conditions de son hospitalisation. Bouteflika déclare: «Le choix de Si Ahmed pour cette mission est d’autant plus judicieux qu’il est médecin». Et Boumediene de répliquer: «J’ai déjà dit que je vous ai appelés en tant que frères.» Nous prenons congé du Président et restons ensemble Bouteflika et moi un long moment, sur le seuil de la Présidence, abasourdis, incapables d’échanger des paroles ou des impressions sur ce que nous venons de vivre.
Le 26 septembre, Boumediene demande à me voir, mais cette fois chez lui, à Zéralda. Je le trouve physiquement fatigué et moralement affaibli; il se plaint toujours de fièvre, d’inappétence, de diarrhées. Son épouse, très éprouvée, est près de lui. J’essaye la psychothérapie pour lui apporter un peu de réconfort. Il me donne ses dernières instructions avant mon départ pour Moscou et me demande également de voir le professeur Oucherif que je rencontre le lendemain, à la Présidence. Nous avons une discussion médicale au cours de laquelle j’évoque la possibilité d’une bilharziose, en raison d’un long séjour au Caire, car elle est susceptible de donner une image radiologique évocatrice d’un cancer de la vessie. Le professeur Oucherif, fort de l’avis de ses professeurs, s’en tient au diagnostic initial.
Le 27 septembre, Bouteflika m’accompagne à l’aéroport où, à 13heures, je prends l’avion d’Aéroflot pour Moscou, via Budapest. Je suis accueilli par Chvedov, directeur des affaires africaines au ministère soviétique des Affaires étrangères, qui me conduit dans une villa d’hôte, la n°l1, sur le mont Lénine. Tout au long du trajet, Chvedov veut connaître les sujets que je souhaiterais aborder avec le Président Kossyguine. Le lendemain, à 14 heures, Kossyguine, accompagné de plusieurs collaborateurs, me rejoint à la villa n°11 pour une séance de travail. Je demande une rencontre en tête-à-tête au cours de laquelle je lui expose, en la forme, les véritables raisons de mon déplacement: le Gouvernement de l’URSS est-il prêt à prendre, dans la discrétion la plus absolue, la responsabilité d’assurer des soins appropriés au Président Boumediene qui, selon les radiographies que je lui remets, serait atteint d’une tumeur de la vessie?
Tout en exprimant les sentiments d’affection et d’estime qui le lient au Président Boumediene, Kossyguine dit qu’il ne peut me répondre sur-le-champ et me fixe un rendez-vous pour 15 heures. En fait, il est de retour à midi trente et m’annonce qu’il a informé le camarade Brejnev de la situation. Ce dernier, en présence du ministre de la Santé, a réuni une commission d’académiciens qui se déclarent prêts à assurer la mission qui leur est demandée, ajoutant que des centaines de cas similaires ont déjà été traités par eux.
Je téléphone à Allahoum, selon un code convenu entre nous, pour l’informer du résultat de ma démarche, et le 29 septembre à 16 heures, Boumediene arrive par un courrier spécial, accompagné de son épouse, de Bouteflika, du directeur du protocole Mouloud Hamrouche, du responsable de sa sûreté personnelle, Abdelmalek Kerkeb et du professeur Oucherif. Pour l’accueillir, nous sommes trois: Kossyguine, Chvedov et moi. (...) Du 30 septembre au 5 octobre, tous deux résidons ensemble à la villa n°11 que nous ne quittons -discrétion oblige- que pour nos visites quotidiennes à Boumediene. Les médecins sont très stricts quant à la durée de nos visites, mais le Président réagit, arguant que celles-ci font partie de sa thérapie.
Au fil des jours, nous le voyons de plus en plus reposé et détendu. Le 2 octobre, Chvedov nous rend visite, pour nous apprendre «une bonne nouvelle», dit-il. Les médecins s’orientent de plus en plus vers l’élimination du diagnostic relatif à la présence d’une tumeur maligne. Reste la fièvre dont ils essaient de détecter l’étiologie. Lors de cette visite, notre hôte m’offre un Coran et le «Sahih de Boukhari», tous deux imprimés en URSS.
(...)
Le 3 octobre, nous l’informons de l’arrivée d’un message que,
précisément, le souverain marocain vient de lui envoyer, accusant
l’Algérie d’escalade militaire au Sahara occidental. Il nous demande de
préparer une réponse, à la lumière de ses directives, à laquelle nous
nous consacrons toute la journée et la soirée du 4 octobre et qui sera
publiée à la «une» de nos quotidiens du 5 octobre, sous le titre: «Jamais aucun soldat algérien n’a franchi les frontières nationales, celles que nous avons scellées ensemble en 1972» avec cette profession de foi: «Le
moment est de dire avec la plus grande solennité qu’il n’y a aucun
contentieux bilatéral entre l’Algérie et le Maroc. Nos peuples doivent
le savoir et le monde aussi. Il est vrai qu’il n’est pas toujours
facile de choisir entre une politique d’intérêts et une politique de
principes. L’Algérie, quant à elle, a choisi, souvent au détriment de
ses intérêts propres, une politique de principes sans laquelle le
peuple algérien ne serait ce qu’il est et ce qu’il doit être». Le 5
octobre, nous lui faisons une visite d’adieu. Il ne cache pas sa
tristesse de nous voir quitter Moscou, Bouteflika se rendant à New York
pour participer aux travaux de l’Assemblée générale de l’ONU et moi,
retournant à Alger. Le 6 octobre, dans la voiture qui nous conduit à
l’aéroport, Chvedov nous informe que le microbe responsable de la
fièvre est identifié: «Le Président souffre d’une simple paratyphoïde B et il pourra reprendre ses activités très prochainement.»
Notre joie et notre soulagement sont immenses quand nous prenons
l’avion pour Paris, escale où nous nous séparons, chacun se dirigeant
vers sa propre destination.
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R.N
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