...après la Bataille d'Alger
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Nouvel ouvrage du criminel de guerre Paul Aussaresses
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- Est-ce que vous avez supprimé le Français ?
- Pas exactement !
Il n'en dit pas plus ce soir-là. L'ambassadeur et moi, nous avons
compris que si le jeune homme a eu l'imprudence de faire partie d'un
groupe armé, et s'il s'est fait prendre par les hommes du SNI, il a été
exécuté.
Le lendemain, Figueiredo me confirme que c'est exactement ce qui s'est
passé : “Nous avons des informateurs qui vont et viennent dans le sud
du pays et chez nos voisins. Un jour, nous avons été prévenus qu'un
coup de main se préparait depuis l'Argentine vers le Brésil. Pour la
mouvance Tupamaros passée en Argentine, les objectifs les plus
intéressants sont ici au Brésil. Les guérilleros ont peut-être voulu
tester la bonne volonté du Français et ils l'ont intégré à un petit
groupe qui devait assassiner le commissaire Sergio Fleury”. - Et alors
? Il s'est fait prendre ? “Nous les avons laissés entrer au Brésil et
mes hommes les ont cueillis presque en flagrant délit. Le Français les
a intrigués.
Ils ont cru que c'était leur chef. Ils l'ont torturé et ils l'ont tué”.
- C'était quand, cette histoire ?
- Je me souviens que c'était en 1974, en novembre, et là-bas, c'était le printemps.
- Cette affaire a-t-elle eu des suites ?
- Je l'ignore. Je suppose que notre ambassadeur a informé sa
hiérarchie. Vous savez, j'étais aussi en relation avec bien d'autres
militaires qui n'avaient rien à voir avec la lutte contre la
subversion. Mais j'avais été envoyé au Brésil pour faire du
renseignement et de l'instruction. J'accomplissais ma mission le mieux
possible en favorisant certaines relations utiles.
- Par exemple ?
- Comme j'étais membre du club des paras de la garde présidentielle et
très bon parachutiste, mes interlocuteurs brésiliens me sollicitaient
souvent pour des séances de saut. J'allais donc sauter avec eux
régulièrement dans les environs de Brasilia et je rencontrais d'autres
militaires.
- Des Argentins, par exemple ?
- Oui, je savais ce qui se préparait dans ce pays par un amateur de parachutisme de l'ambassade d'Argentine à Brasilia.
En dehors des relations publique, petits-fours, champagne et sauts en parachute, que faisiez-vous ?
- Je donnais d'abord et surtout des cours à l'école de renseignement de Brasilia.
- Des cours de quoi ?
- De ma spécialité : la lutte contre la guérilla.
- Vous racontiez à vos élèves la bataille d'Alger et Philippeville ?
- C'est ça. Cet enseignement leur était utile pour lutter contre la
guérilla surtout urbaine que menaient, à ce moment-là, les mouvements,
révolutionnaires actionnés par l'Union soviétique.
- Vous restiez toute la journée dans des salles de cours
- Non, je voyageais beaucoup, car j'enseignais aussi dans les écoles
militaires du pays et dans les centres d'entraînement comme Manaus.
- C'était une copie de Fort Bragg ?
- Absolument.
- Et bien sûr, l'ambassadeur était au courant de vos activités.
- Bien sûr, il n'y avait rien de clandestin.
- Est-ce que vous aviez une lettre de mission ?
- Non, mais ma hiérarchie, au Brésil au niveau diplomatique et en
France au niveau militaire, savait ce que je faisais. Il y a mieux :
même les Américains étaient au courant. Il y avait eu avec eux des
échanges de lettres désignant un officier de liaison et instructeur au
Brésil. J'étais le candidat officiel.
Les Américains ont vérifié mon dossier. Si j'avais eu quoi que ce soit
qui ne soit pas bon pour les Etats-Unis, l'ambassadeur américain aurait
répondu négativement à la Division Renseignement de l'etat-major des
armées du Brésil et je n'aurais pas été nommé.
- Comment se déroulait l'entraînement à Manaus ? Racontez.
- L'entraînement, c'était celui des écoles militaires américaines : dur
physiquement. Si on n'est pas dur soi-même, on vous fout dehors. C'est
simple.
- Est-ce qu'il y avait aussi des instructeurs américains ?
- Oui, bien sûr.
- Vous alliez souvent à Manaus ?
- Pour quoi faire ?
- Des manœuvres avec les stagiaires. Il y avait un thème choisi, où des
gens jouaient les deux côtés. Il y avait les rouges contre les bleus.
Et tout ce monde sautait en parachute...
- Les rouges, c'étaient les méchants, les communistes ; les bleus, les bons, les Américains ?
- Vous avez trouvé. Ça fonctionnait de cette façon effectivement. On
partait dans la jungle pour des exercices de survie, des jours entiers.
Pour le crapahutage, les instructeurs étaient des bérets verts
américains. Certains de ces gars revenaient du Viêt-nam.
- Vous n'alliez pas en plein cœur de l'Amazonie uniquement pour le crapahutage ?
- Non, les Brésiliens m'avaient confié une autre tâche. Mon programme
consistait à apprendre à nos élèves la guerre contre-révolutionnaire.
En clair, j'enseignais les techniques de la Bataille d'Alger,
c'est-à-dire le quadrillage des quartiers, le renseignement et
l'exploitation des informations, les arrestations...
- Qu'enseigniez-vous à propos des arrestations ?
- Les techniques d'arrestation, c'est comme du théâtre : il y avait les bons et les méchants.
On leur apprenait à arrêter les gens tantôt calmement, tantôt
brutalement. Il y a une part de psychologie importante dans le choix du
moment pour arrêter quelqu'un. Le stress, la peur peuvent conduire la
personne à parler tout naturellement.
- Vos stagiaires étaient des gradés ?
- Ce centre était unique dans toute l'Amérique latine. Il n'y avait pas
énormément de places, donc la sélection était rigoureuse. Manaus ne
recevait que des officiers.
- De quels grades ?
- Tous, mais principalement de jeunes officiers supérieurs. J'ai formé
des Brésiliens, bien sûr, mais aussi des Chiliens, des Vénézuéliens,
des Argentins.
- Des Argentins ont dit qu'à Manaus, on enseignait la torture sur des prisonniers vivants. C'est vrai ?
- Je ne sais pas. Je ne crois pas, mais ça se peut.
- Et pour la torture, ça se passait comment ?
- On leur enseignait les techniques - on ne le faisait pas devant eux - ; on leur racontait comment ça se passait.
- L'enseignement de la torture, c'était uniquement théorique, donc ? Est-ce qu'il y avait des exercices ?
- Il y avait des exercices.
- Sur des cobayes... Il y avait des stagiaires qui jouaient le rôle de torturés et d'autres celui de tortionnaires ?
- Voilà.
- Chacun jouait son rôle ?
- Oui.
- Mais ils ne le faisaient pas vraiment ?
- Non.
- Mais parfois ils le faisaient vraiment ?
- Parfois ils le faisaient vraiment…
- En fait, vous formiez des spécialistes de la torture brésiliens, qui
ont, par la suite, exporté leurs techniques dans d'autres pays
d'Amérique latine ?
- Oui, c'est exact.
- Qu'est-ce qui motivait tous ces régimes pour organiser une telle répression dans leurs pays ?
- Vous ne vous rendez pas compte de l'état d'esprit à l'époque. Nos
collègues instructeurs américains expliquaient que leur pays restait le
seul rempart contre l'invasion communiste, le seul qui pouvait
préserver les valeurs de la démocratie.
- Vous ne pensez pas, avec le recul, qu'il y avait beaucoup de paranoïa dans cette obsession anti-subversive ?
- Oui, sûrement, mais il faut se mettre dans l'état d'esprit de l'époque.
- Comme on dit vulgairement, vous vous montiez le bourrichon ?
- Peut-être, mais les faits sont là. Le KGB tissait sa toile et mangeait du terrain.
- Vous n'exagérez pas un peu ?
- Peut-être. Je me souviens d'une histoire qui illustre bien cette tendance à la paranoïa qui nous guettait tous.
Un jour, un de mes informateurs brésiliens m'apprend que deux prêtres
catholiques tchèques vont faire un tour du Brésil pour prêcher la bonne
parole. Tchèques et prêtres, je trouve cet amalgame curieux. D'abord,
il faut se rappeler qu'à l'époque, il ne fait pas bon être prêtre
derrière le rideau de fer. Ensuite, il est douteux que le régime de ce
pays communiste laisse sortir des curés si facilement. Je demande donc
à l'un de mes contacts au SNI ce qu'il en pense. Est-ce que ce sont
vraiment des curés ou bien des barbouzes ? On va voir.
On va leur foutre entre les guiboles un curé intelligent - ça existe -
qui vérifiera si ce sont des curés ou des agents secrets. Les deux
prêtres parlaient très bien le portugais, il faut le préciser. Nous
avons trouvé un curé tout à fait au parfum, un expert en théologie,
pour faire parler ces zigotos. Le curé brésilien intelligent a fait le
travail avec doigté.
Il les a croisés par hasard dans une église, il leur a demandé s'ils
étaient bien logés, s'ils avaient tout le nécessaire pour dire la messe
et, de fil en aiguille, il a posé des questions anodines mais
révélatrices. Cette semaine, c'est le 2e dimanche après la Pentecôte.
Quel est l'Evangile qui correspond à ce jour ? C'est l'Evangile tel et
tel. Les deux prêtres avaient réponse à tout. Notre curé théologien
s'est même piqué au jeu et il a entrepris une discussion serrée avec
eux sur les testaments anciens et nouveaux, sur le dogme, etc. Les deux
curés tchécoslovaques ne se départissaient pas de leur calme. Ils
étaient même heureux de discuter. L'affaire a duré plusieurs heures et
les trois bonhommes se sont quittés bons amis. S'ils n'étaient pas
vraiment curés, ils avaient bien appris leurs textes et ils étaient
malins !
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M. B.
06-05-2008
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