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Révélations du tortionnaire Aussaresses
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Et vous n'avez jamais su si c’étaient deux vrais curés ?
- Moi, je pense que c'étaient de vrais prêtres, mais, d'après le copain
brésilien, c'étaient des agents secrets. En tout cas, ils étaient très
forts et pouvaient très bien passer pour des vrais. Maintenant que
toutes ces histoires de guerre froide sont dans les oubliettes, nous
avons tendance à croire que le KGB était une bande d'incapables. Pas du
tout, il y avait des agents très forts. J'ai rencontré par exemple un
attaché de l'ambassade soviétique à Brasilia. Il parlait un français
impeccable. Il était cultivé, intelligent et il aurait très bien pu
devenir une taupe en France. Il connaissait parfaitement notre pays. Il
m'a raconté un jour qu'il avait habité en France, dans l'Aveyron, où
son père était travailleur. Il avait été mineur à Decazeville.
- Et vous avez essayé d'en savoir plus sur lui ?
- Non. On a seulement bavardé et il me faisait rire, car il parlait
français avec l'accent de l'Aveyron. On aurait très bien pu le prendre
pour un bougnat de là-bas.
- Cette phobie du communisme, du grand soir de la révolution, cette
infiltration des Rouges qui allait s'abattre sur l'Amérique, était
fondée, alors ?
- Oui et je vous le prouve. J'en ai moi-même été victime.
- Victime du KGB ?
- Oui. C'était au début 1974, je m'en souviens très bien, c'était au
moment du scandale du Watergate. Richard Nixon, le président des
Etats-Unis, allait démissionner quelques mois plus tard. J'étais revenu
en France, à la Maison, pour un rapport de routine à ma hiérarchie. Je
profitais d'un moment de détente pour boire un whisky au bar de l'hôtel
Lutétia, boulevard Raspail, comme je le faisais de temps en temps. Ce
soir-là, une jolie femme, assise non loin de moi, me demande du feu.
Elle avait le type des belles femmes latines et un accent que je
n'arrivais pas à définir. Je l'invite à boire un verre. Le serveur
s'éclipse discrètement. Je fais connaissance avec la belle. Je lui
raconte que je suis diplomate et que je vis à Brasilia. Elle est très
étonnée. " Ah ! Quelle coïncidence, je dois justement partir en
Amérique latine, j'ai de la famille au Brésil et mon père représente
Mercedes en Argentine ! " Elle fait de grands gestes et allume
cigarette sur cigarette. "Quand je passerai à Brasilia, ce serait
amusant de se revoir…"
Nous buvons plusieurs verres. J'apprends que son père est grec et sa
mère allemande. Nous passons une très agréable soirée et nous nous
quittons après avoir échangé nos cartes. Je regagne mon appartement, le
cœur plein de promesses (du moins pour moi) en tout bien tout honneur.
De retour à Brasilia, quelque temps plus tard, je reçois un coup de
téléphone d'Eva (c'était son nom). Elle m'annonce sa venue prochaine.
Je me frotte les mains. Je me fais prêter la villa d'un copain, je
remplis le frigo de champagne et je pars à Manaus où je dois donner une
session de cours à de nouveaux stagiaires avant de participer à des
manœuvres de lutte antiguérilla dans la jungle. Ces manœuvres sont un
moment que j'apprécie spécialement. Nous marchons des heures dans la
chaleur moite, nous mettons à l'épreuve nos capacités physiques, nous
allons au bout de nous-mêmes. J'attends pourtant avec joie le repos du
guerrier qui m'attend à Brasilia dans quelques jours.
En pleine jungle, le radio de la section reçoit soudain un appel de Brasilia. On me fait savoir que le patron du SNI, Jao Figueiredo, désire me parler en personne et qu'il me donne un rendez-vous téléphonique. Je me demande ce qui se passe. A l'heure dite, la liaison radio est établie et j'ai Figueiredo au bout du fil. Il est peu disert. Sans un mot d'explication, il m'ordonne de rentrer d'urgence à Brasilia.
Il vient d'envoyer un hélicoptère à Manaus pour me chercher. Je suis
interloqué. Dans l'appareil, je me demande ce que diable il veut me
dire de si urgent et de si grave pour interrompre mes manœuvres et me
faire parcourir ainsi mille cinq cents kilomètres. A Brasilia, une
voiture m'attend sur la piste et on me conduit aussitôt au siège des
services secrets. Figueiredo est assis dans son bureau.
Il se lève à peine pour me saluer, lui qui d'habitude est si amical. Il
est fermé, distant. Je ne comprends rien à la situation. Il ne m'invite
pas à m'asseoir et je reste planté au milieu de la pièce en face de son
immense bureau. Il classe quelques papiers, retire ses lunettes, se
lève et me fait signe de le suivre.
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Dans l'ascenseur, je vois les étages défiler, du huitième au rez-de-chaussée, puis premier sous-sol, deuxième sous-sol. Allons-nous au parking ? Veut-il m'emmener en balade ? Un garde nous attend devant une porte blindée. Je connais ce genre de lieu. Nous entrons dans une pièce faiblement éclairée. Il y a là deux agents des services brésiliens et une femme allongée au sol. "Tu la connais ?" me demande Joao Figueiredo en se tournant brusquement vers moi. Je réponds que non. En fait, je ne la reconnais pas, tant elle est abîmée. Je passe les détails. Je m'approche de la femme à terre : c'est Eva. Je suis bouleversé : "Ecoute Joao, laisse-la partir, ce n'est pas ce que tu crois. - Elle avait dans ses papiers une carte de visite à ton nom. Tu la lui as donnée ou elle te l'a volée ? - Je lui ai donné ma carte à Paris, mais je t'en supplie, lâche-la, laisse-la partir. - Apparemment, tu n'as rien compris. Tu ne sais pas que cette femme est un agent de l'Est. Tu as été repéré ici ou à Paris, je ne sais pas encore, et les Russes ont monté une opération pour te faire tomber. Ils t'ont ciblé, ils ont mis les moyens et pris le temps qu'il fallait. Tu comprends enfin ? Tout ça vient de Moscou, directement. Il faut que nous en sachions plus. Elle va parler, elle doit parler." Je quitte Joao Figueiredo très mal à l'aise et préoccupé.
Le lendemain, je l'appelle au téléphone. Je lui répète, que je n'ai
rien dit, qu'il ne s'est rien passé, qu'elle n'a rien fait, que nous
avons juste bu quelques verres au bar de l'hôtel Lutétia à Paris. Il me
répond, toujours aussi distant et froid : "Oublie cette femme et ne
t'occupe pas d'elle. Je te dis ça dans ton intérêt." Quelques jours
après, de plus en plus mal, je reprends contact avec Joao Figueiredo.
Je ne désespère pas de le convaincre de relâcher cette femme. Sa
secrétaire me le passe immédiatement. Malgré ses injonctions de ne plus
me mêler de cette affaire, j'ai l'impression qu'il attendait mon coup
de fil. Je comprends immédiatement que c'est un mauvais signe.
Figueiredo n'y va pas par quatre chemins : "Paul, cette femme n'était
pas bien solide physiquement. On l'a conduite à l'hôpital et elle est
morte."
Cette histoire m'a longtemps tourmenté. Plusieurs semaines s'écoulent
avant que je n'aie l'occasion de revoir le patron du SNI. C'est lors
d'une réception au cercle des paras. Il se montre de nouveau amical,
mais cette fois, c'est moi qui suis distant et réservé. Il me donne le
fin mot de l'histoire. Au passage de la douane, à Orly, la police de
l'air et des frontières française a repéré cette femme, car son
passeport grec était curieux. Ils ont dupliqué le document, puis ils
ont laissé partir la jeune femme pour le Brésil. La Maison (le SDECE)
n'a pas mis longtemps pour découvrir que le passeport était un faux,
que cette femme avait déjà été repérée dans une manœuvre d'approche de
plusieurs diplomates, qu'elle était un agent de l'Est. La Maison a
prévenu le SNI qu'elle était arrivée à Brasilia et, à peine installée à
son hôtel, elle s'est fait cueillir par les services secrets
brésiliens. J'ai appris plus tard qu'Eva était un agent tchèque. Mes
relations avec Figueiredo ne se remirent pas de cet épisode et, six
mois plus tard, je quittais le Brésil. Je l'ai revu cependant,
plusieurs années après, alors que je travaillais chez Thorason. Il
était devenu président de la République.
- Que vous inspire cette histoire ?
- C'est douloureux, mais que pouvais-je faire ?
- Cette affaire se déroule quelques mois après le coup d'Etat de
Pinochet au Chili. La tension est forte et la chasse aux Rouges bat son
plein ?
- Oui.
- Est-ce que, dans cette période, vous avez fait des incursions au
Chili pour former des officiers de renseignement ou recueillir des
informations ?
- Non. Ce n'était pas mon boulot. J'étais attaché militaire au Brésil, un point c'est tout.
- Alors, est-ce que dans votre période Amérique latine, vous avez formé des officiers de renseignement chiliens ?
- Bien sûr, j'avais eu des élèves à Fort Bragg dans les années 60 et je les ai retrouvés plus tard.
- Et au Brésil ?
- Oui, à Manaus j'ai eu aussi des stagiaires chiliens.
- Quand ?
- Très vite après l'arrivée de Pinochet au pouvoir. puisque j'ai quitté le Brésil en 1975.
- On peut donc dire que des agents de la DINA, les terribles services secrets de Pinochet, ont été formés, au Brésil...
- Voilà.
- Ils vous étaient envoyés par qui et étaient-ils nombreux ?
- C'est le général Contreras qui les sélectionnait dans son pays, et
ils arrivaient à Manaus par groupes variables, de trois à dix, tous les
deux mois environ. Je dois dire que je n'ai jamais vu Contreras. Je ne
le connais pas.
Leur programme était le même que pour les autres stagiaires ?
- Evidemment, exactement le même, crapahut dans la jungle et apprentissage de la lutte antisubversive.
- Vous en avez revu, après votre séjour brésilien ?
- Oui, quelques-uns, comme j'ai revu des gars que j'avais eus comme stagiaires à Fort Bragg.
- Cela vous faisait un sacré carnet d'adresses !
- Comme vous dites.
- Donc, après, s'ils avaient un poste décisionnel dans leur pays, c'était facile de travailler avec eux ?
- Très facile. Ça aussi, je vous le raconterai plus tard.
- Et le général Figueiredo, qu'est-ce qu'il est devenu ?
- Il est mort.
- Mais entre-temps, il était devenu chef de la junte…
- Il est devenu président de la République du Brésil.
- Vous l'avez rencontré quand il était Président après 1979 ?
- Oui. J'étais alors chez Thomson.
- C'était après ou avant l'arrivée de François Mitterrand ?
- Je crois que c'était après, en 1982. Nous avions des problèmes à
régler avec l'industrie brésilienne d'armement qui s'était taillé dans
ces années-là une place de choix, notamment dans le secteur de
l'aéronautique et des engins de transport.
- Le Brésil était un concurrent de la France ?
- Non, un associé de la France.
- Il y avait des fabrications communes franco-brésiliennes ?
- Oui, bien sûr! Notamment des véhicules de transport de troupes.
- Des véhicules fabriqués par les Français et par les Brésiliens ?
- Voilà. Une coopération très amicale entre Ia France et le Brésil, et tout ce qu'il y a de plus officiel.
- Et Figueiredo vous a passé des commandes ?
- Pas lui. Je suis seulement allé le voir par politesse. Il était ravi
de me revoir. Nous avons à peine parlé du but de mon voyage. J'ai
traité directement avec la société qui fabriquait les blindés
brésiliens.
- Vous vous souvenez du nom de cette société ?
- ENGESA, à Sao Paulo.
- Et vous vendiez quoi ?
- Des véhicules de transport de troupes.
- C'étaient de gros contrats ?
- Pas énormes, mais assez juteux.
- Qu'est-ce que vous vendiez d'autre ?
- C'était déjà pas mal...
- Sur ces contrats dont vous me parlez, des commissions ont-elles été versées ?
- Oui, bien sûr.
- A qui, aux militaires ?
- Oui, elles étaient versées aux signataires du contrat. Mais
attention, les commissions étaient couvertes par la COFACE. C'était
officiel. Il y avait un organisme de la Direction du matériel, la DAI,
qui se trouvait boulevard Saint-Germain. Quand nous avions un contrat
en préparation, ils l'examinaient à la loupe, notamment les
commissions. Il ne fallait pas dépasser un certain pourcentage.
- Et des commissions étaient données à des intermédiaires ou aux acheteurs ?
- Oui.
- Cela veut dire aux deux ?
- Voilà.
- Ce que vous racontez là, c'est votre vie après 1975, car cette année-là, vous avez quitté le Brésil.
- Oui. Si j'ai été obligé d'abandonner mes fonctions, ce n'est pas
qu'on m'ait foutu à la porte, mais parce que, dans l'armée française,
il y a des limites d'âge. Mon 57e anniversaire marquait la limite d'âge
de mon grade de colonel.
Le 7 novembre 1975, j'ai donc fait mes adieux au Brésil et à l'armée française. J'ai été nommé dans la 2e section du cadre des officiers généraux de l'armée de terre, juste après être devenu général de brigade. Je restais réserviste.
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M.B.
07-05-2008
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