...pour la France
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Révélations du tortionnaire Aussaresses
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Je
suis entré chez Thomson quelques mois après mon départ officiel du
service actif de l'armée française. Je m'explique : avant de rejoindre
mon poste d'attaché militaire au Brésil, j'avais reçu l'ordre d'aller
suivre un stage. Les officiers, pour être nommés attachés militaires,
devaient se familiariser avec le matériel de guerre français, car sa
vente à l'export est une part très importante de l'activité des
attachés militaires. J'ai donc fait le tour de quelques grosses
sociétés françaises d'armement, dont le groupe Thomson, avec, à
l'époque, ses cent trente mille collaborateurs. Là, deux cadres du
groupe m'ont pris à part en fin de stage. Ils étaient en service
commandé, bien sûr. L'un d'eux, Jean-Claude Scotto, qui était mon
camarade à l'état-major de l'armée de terre, au 3e bureau, m'a
carrément fait une proposition :
«Votre carrière militaire ne va pas durer. Savez-vous ce que vous ferez
après ? - Je ne sais pas trop, mais je m'en doute», lui ai-je répondu.
«Et si Thomson-Houston-Hotchkiss-Brandt vous offrait un poste, est-ce que vous seriez intéressé ?»
Je ne voulais rien leur dire, mais il avait compris que je continuerais
à travailler pour la Maison, comme réserviste. Si on m'offrait un poste
chez Thomson, je l'accepterais.
- Et c'était en quelle année ?
- Ce stage a eu lieu en 1973, juste avant mon départ pour Brasilia.
J'ai donné mon accord à ces deux représentants du groupe. Je savais
quel serait mon futur job : il n'était pas besoin d'en parler. Ce ne
serait pas du pantouflage ni un emploi de complaisance, comme il était
de mode à l'époque, mais la suite logique de ma carrière.
- En 1975, vous êtes donc entré chez Thomson tout naturellement ?
- Cela n'a pas été si simple. Il y a eu des ratés dans la procédure.
Quelques mois avant de plier bagages à Brasilia, je me suis souvenu de
la proposition des deux gars de chez Thomson. Je leur ai écrit et
Scotto m'a répondu qu'il n'y avait pas de problème a priori et que je
vienne le voir lorsque j'aurais quitté le service actif. J'ajoute que
la Maison savait tout de ma démarche. De retour à Paris, pas de
nouvelles. Je laisse passer un bout de temps et je téléphone à mon
correspondant de chez Thomson :
«Je voudrais savoir si la proposition que tu m'as faite, lorsque j'ai
suivi le stage des futurs attachés militaires, tient toujours. Dans
quels délais est-ce que je pourrais te revoir et parler avec toi de la
situation qui peut m'être offerte chez vous ?»
La réponse de Scotto est confuse, elle se termine par ces mots, je m'en souviens très bien :
«C'est certain, on te prend, mais quand, je ne saurais te le dire : dans un mois, dans un an.»
J'ai compris ce que cela voulait dire. Dans un mois, dans un an, c'est
le titre d'un livre de Françoise Sagan, et cela veut dire à la
saint-glinglin. J'ai raccroché.
Je me suis renseigné à la Maison, on ne savait rien. On me faisait
lanterner, pourtant je n'étais pas tricard, je vous l'assure. Alors,
j'ai pris ma plume et j'ai écrit au Monde et au Figaro pour passer une
annonce : «Ancien officier parlant les langues étrangères cherche un
emploi de cadre. Répondre à Aussaresses, 276, cours de la Somme,
Bordeaux.»
J'avais donné l'adresse de ma mère pour filtrer les réponses. En peu de
temps, j'ai reçu quatre propositions. Dans l'une, on m'offrait tout de
suite un poste au service commercial de la CONIASEC (Compagnie de
matériel de sécurité), une boîte qui fabriquait des gants, des lunettes
et des tabliers.
Elle se trouvait à Paris, près du Faubourg Montmartre. Il fallait
parier anglais et allemand. Je suis donc entré à la COMASEC et j'ai été
chargé de suivre la fabrication des gants. puis celles des lunettes de
sécurité, pour les travailleurs dans les situations difficiles.
- Vous êtes resté combien de temps dans cette société ?
- Trois mois. Je l'ai quittée parce que je ne me suis pas entendu avec
le directeur. Il voulait que je travaille aussi avec l'Union
soviétique, car, curieusement, il savait que je parlais aussi le russe.
Cela m'était difficile d'aller en Russie, où j'étais bien sûr repéré
par le KGB.
- Et dans cette période-là, vous étiez toujours en contact avec les Services spéciaux ?
- Bien entendu, bien entendu. Je devais m'armer de patience, mais il
fallait bouffer et j'avais une famille. Alors, j'ai répondu à une autre
société qui avait mis une annonce dans le Monde et qui s'appelait
Traductor. Je suis donc entré chez Traductor, sur les Champs-Élysées,
qui s'occupait bien sûr de, traductions. J'y ai travaillé six mois.
- Et après ?
- Mon purgatoire était terminé, je suis entré chez Thomson. En
septembre 1976, je suis embauché à la direction commerciale de
Thomson-Brandt Armement. J'étais le second du directeur commercial.
- Donc, à partir de ce moment-là, chez Thomson, vous avez travaillé sur l'Amérique latine, votre secteur de prédilection.
- Au début, pas du tout, sur l'Afrique du Sud 1.
- Pourtant, le régime d'apartheid était mis au ban des nations et il y
avait un embargo de la France et de l'ONU envers l'Afrique du Sud.
- Oui.
- Donc, la France violait l'embargo.
- Ce que vous dites là, c'est une accusation ?
- Non, c'est un fait.
- C'est bien dit. Oui.
- Donc, la France violait l'embargo.
- Comme vous dites.
- Elle aidait le régime d'apartheid ?
- Carrément.
- Qu'est-ce que vous leur vendiez ?
- J'ai oublié, j'ai oublié.
- Vraiment?
- Oh, nous vendions toutes sortes d'armes.
- Vous aviez des contacts avec les services secret sud-africains, le fameux BOSS ?
- Bien sûr que j'avais des contacts. Quelle question ! Ils portaient
plus sur le sport parachutiste que sur le renseignement. J'allais
souvent sauter en parachute dans la région de Pretoria.
- Dans cette période, il y avait la guerre en Angola et l'Afrique du Sud était largement impliquée.
- Je sais. Ils soutenaient l'UNITA de Jonas Savimbi, mais je n'ai pas
travaillé pour eux dans ce secteur. L'Afrique du Sud, ce n'était pas
mon territoire.
- Donc vous vous êtes replié sur l'Amérique latine ?
- Oui.
- Vous avez commencé par quel pays ?
- Le Brésil, je crois, où j'ai réglé un contentieux avant de reprendre assidûment nos ventes.
- Qu'est-ce que vous leur vendiez ?
- Au Brésil, nous vendions principalement des roquettes, des bombes,
des obus de mortiers et toutes sortes d'explosifs dans des quantités
parfois énormes, des quantités qu'on ne peut pas imaginer. Je me
demandais d'ailleurs souvent ce qu'ils pouvaient bien faire avec tout
cet arsenal, qui, de plus, se dégrade assez vite s'il n'est pas
utilisé. Chez Thomson, mon job portait presque uniquement sur ce type
de marché.
On ne m'avait pas attendu pour prospecter le continent sud-américain ;
donc, dans certains pays, je ne faisais qu'entretenir les contacts en
visitant nos correspondants. Nous en avions un par pays et, en règle
générale, ils faisaient bien leur boulot. Et puis, parfois, je rendais
visite à mes anciens élèves. Je faisais fructifier mon carnet
d'adresses.
- Dans quels pays ?
- Brésil, Argentine, Chili, Paraguay.
- C'était Stroessner 1 au Paraguay. Et là aussi, vous vendiez la même chose ?
- Eh oui, je ne pouvais pas leur vendre des bénitiers...
- Et bien sûr, tout cela se faisait en bonne et due forme, c'est-à-dire avec l'aval du gouvernement français ?
- Évidemment. Jamais, au grand jamais je ne me serais livré à un trafic
d'armes relevant du marché noir. Ce que nous vendions relevait du
marché blanc, plus que blanc, même.
Ceux qui, au ministère des Armées, s'occupaient de ces dossiers
savaient presque au jour le jour ce que nous fourguions comme
munitions, à qui, à quel prix, quelles étaient les commissions et qui
en était le ou les bénéficiaires. Je n'ai jamais été un trafiquant
d'armes au sens où nous l'entendons généralement.
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M. B.
08-05-2008
08-05-2008
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