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Ethnologue et résistante
La pourfendeuse du colonialisme tire sa révérence
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L’ethnologue et résistante Germaine Tillion, qui a pris fait et cause pour la justice durant la guerre de Libération nationale en dénonçant notamment la torture, est décédée hier à l’âge de 101 ans.
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Née le 30 mai 1907 à Allègre (Haute-Loire) dans une famille d’intellectuels, Germain Tillion a été l’élève de Marcel Mauss, sociologue et ethnologue qui transmettait à ses étudiants une éthique de l’enquête et une méthode de travail non dogmatique. Cette femme, qui a su mener dans un même mouvement action et réflexion, s’est distinguée, dès 1934, par son engagement contre le nazisme et contre l’injustice et les pratiques coloniales qu’elle avait constatées en Algérie. La vie de celle qui avait pris fait et cause pour la justice en condamnant les exactions du colonisateur français lors de la guerre de Libération nationale et, notamment la torture, est, rappelle l’APS qui a rapporté l’information, émaillée de parcours algériens qu’elle décrit à travers ses nombreux ouvrages. Sa première mission dans les Aurès lui a permis d’aller à la rencontre d’un peuple chaleureux et hospitalier malgré ses conditions de vie difficiles et sa paupérisation dues à la colonisation. Entre novembre 1954 et février 1955, Germaine Tillion est chargée d’enquêter sur « les réalités algériennes ». Ces réalités découlaient d’un système juridique corollaire du code de l’indigénat mis en place par la loi du 26 juin 1881. Il marginalisait les Algériens sur leur propre sol. « Quand j’ai retrouvé les Auressiens, entre novembre 1954 et février 1955, j’ai été atterrée par le changement survenu chez eux en 15 ans et que je ne puis exprimer que par ce mot ‘‘clochardisation’’ », révèle-t-elle. Germaine Tillion dénoncera la déportation des populations algériennes et l’utilisation du napalm par l’armée coloniale. L’autre action qu’elle a réalisée est sa décision de créer des centres sociaux (120 construits sur l’ensemble du territoire accueillant chacun 2000 personnes). Entre mars 1957 et juin 1959, des membres de ces centres sont arrêtés et torturés par l’armée coloniale avant d’être libérés faute de qualifications fondées. En mars 1962, l’organisation criminelle OAS assassine les responsables de ces centres sociaux : « Mouloud Feraoun, dans les jours les plus noirs, il continuait à espérer que le bon sens serait finalement plus fort que la bêtise. Et la bêtise, la féroce bêtise l’a tué. Non pas tué : assassiné, froidement, délibérément », cria alors l’ethnologue. En juin 1957, Germain Tillion revient en Algérie avec une commission internationale pour visiter les camps et les prisons coloniaux en Algérie. Ce qu’elle découvre dépasse son entendement et elle le condamne fermement. « Ce qui se passe sous mes yeux est une évidence : il y a, à ce moment-là, en 1957, des pratiques qui furent celles du nazisme. Le nazisme que j’ai exécré et que j’ai combattu de tout mon cœur... », écrivait-elle. Dans Ennemis complémentaires, livre publié pour la première fois en 1960 et réédité en 2005, Germaine Fillon rapporte les récits de ses rencontres avec Yacef Saâdi et Zohra Drif. Le harem et les cousins (1966), L’Algérie en 1957 (1957), L’Afrique bascule dans l’avenir (1999), des écrits sur l’Algérie, ou A la recherche du vrai et du juste (2001), entre autres ouvrages de Germaine Tillion qui reflètent ses engagements poursuivis autrement après l’indépendance du pays. Jusqu’à 1980, l’Algérie et le Maghreb resteront dans la recherche scientifique à travers ses productions et l’aide apportée aux étudiants venant de cette partie du monde. En 2000, elle a signé « l’Appel » lancé pour que soit reconnue et condamnée officiellement la pratique de la torture pendant la guerre de Libération nationale.
.A. Z.
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Germaine Tillion, une ethnographe dans les Aurès
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Qui mieux que Germaine Tillion pouvait raconter l’ethnographie ? Pas une ethnographie enlisée dans des théories sorties de quelques laboratoires et resser-vies au consommateur par les médias, mais cette profession proche de l’activité militante dans laquelle on entrait « comme on entrait en religion, avec de grands principes, du recueillement et le goût des macérations ». D’abord, parce que le parcours de cette femme illustre parfaitement les deux premières règles : un de-mi-siècle de vie imbriquée à un demi-siècle d’histoire traversée par des moments tragiques, des combats enthousiastes, des engagements sans reniements, des dé-faites et des victoires (En France : organisation d’un groupe de résistance, arres-tation en 1942, déportation à Ravensbrück au cours de laquelle documents et manuscrits de ses deux thèses de doctorat seront « perdus », enquête sur les cri-mes de Hitler et Staline. En Algérie : lutte contre l’exclusion, la pauvreté, pour la scolarisation, contre la guerre et la torture durant la guerre de libération natio-nale.) ; Ensuite, s’agissant de la dernière recommandation, il faut admettre que Germaine Tillion a largement laissé le temps à ses enquêtes de macérer, puisque son dernier livre, Il était une fois l’ethnographie*, revisite avec humour ses premières missions menées quelque soixante-cinq ans plus tôt (entre 1934 et 1940) dans un immense massif montagneux, encore quasi inconnu : les Aurès.
C’est ce territoire presque vierge d’études (à peine une dizaine d’articles, une ou deux thèses, une carte des parlers berbère, un vocabulaire français-chaouïa, une bibliographie sommaire regorgeant de jugements ethnocentriques) que la jeune chercheuse du musée de l’Homme va sillonner pendant près de six années, à une époque — la précision a son importance — où l’ethnographie n’était pas cette spécialité encombrée qu’elle est devenue aujourd’hui, où femmes et hom-mes qui faisaient profession d’aller à la rencontre de régions et de peuples in-connus avaient la modestie d’éviter ce qui pouvaient embarrasser leurs hôtes, où on allait en mission ethnologique comme on rentre dans un foyer, en respectant les us et croyances de la maison visitée. Ainsi, nantie de ce maigre viatique et d’un lourd équipement (l’équivalent d’une charge pour douze mulets), elle en-tame son aventure aurésienne.
En 1934, Batna, hideuse sous-préfecture de l’immense département de Cons-tantine, dotée d’un bazar et de deux épiceries tenues par des Français, a sous son égide trois communes de « plein exercice » et cinq « communes mixtes ». Ce que l’administration coloniale devait initialement appeler commune avait pris le nom de douar — à la tête duquel on trouve le caïd —, lui-même divisé en farqa. Arris est le centre administratif de la « commune mixte » des Aurès laquelle compte 57 623 habitants soit 14 000 familles indigènes et 30 françaises. Entre la sous-préfecture et le siège de la commune mixte, l’autocar de Bébert fait un aller et retour quotidien. Six gendarmes quadrillent la province, que Germaine Tillion ne rencontrera qu’une fois, des gendarmes qui, souligne-t-elle, n’avaient pas grand chose à faire, puisque les « Grands-Vieux » (du berbère amouqqran, terme désignant les chefs et les hommes âgés) se chargeaient de faire régner l’ordre se-lon leur propre code. Sur ce vaste espace sans routes, occupé par une population tout à ses affaires d’honneur, il lui fallait délimiter une zone d'étude : ce sera le versant sud du massif de l’Ahmar Khaddou, la face pré-saharienne des Aurès, qui aura ses faveurs.
Là, de son nid d’épervier, dans la plus haute des vallées du sud aurésien, elle observe, interroge, note. Les écrits s’entassent, pleins recueil de contes, légen-des, histoires, fables, proverbes, récits historiques et généalogiques — à quel-ques variantes près, la tradition locale fait remonter l’origine de ce peuple à un ancêtre commun, géniteur de tous les Chaouïas : Bourek, dit Bourch. La pre-mière phase de ce travail d’écoute et de collecte met à nu la parenté entre les his-toires méditerranéennes, entre les jeux, les superstitions mais aussi la similitude dans les gestes et la gestion de la vie courante, autrement dit les petites et gran-des affaires de ces montagnards organisés, « à peu de choses près », comme les « laboureurs de Grèce, d’Italie ou de Provence », et derrière lesquels émergent des restes de paganisme agraire. Pas de doute, l’islam dont tous se réclament est venu se greffer (se superposer) sur un terreau riche en croyances qui remontent à des temps immémoriaux ; sans gommer ces rites coutumiers.
Autre constat : les mythologies chaouïas semblent puiser, elles aussi, dans un réservoir commun, propre à un espace géographique : le bassin méditerranéen. Et les djinns maghrébins (ajenni et tajennit en berbère chaouïa) ressemblent à s’y méprendre aux incubes et succubes de la démonologie de l’Europe du sud.
Dans ce coin reculé de l’Algérie des années trente, une vallée à la forme étranglée d’un sablier, les bouleversements qui se préparent au loin arrivent en échos à peine perceptibles, sans incidences particulières sur la vie de ces semi-nomades à la fois éleveurs et cultivateurs, obligés deux fois par an de se dépla-cer, en avril vers l’amont, en novembre vers le désert. Alors que la vie de ces paysans continue de dépendre de l’humeur du ciel et du prix de l’orge, plus haut, dans les gros villages de la périphérie aurésienne débute l’émigration vers la France. Et à Sétif, un nommé Ferhat Abbas, fils de bachagha, ouvre une pharma-cie, tandis qu’à Biskra, un médecin indigène, le docteur Saadane, installe son cabinet.
C’est ce dernier qui va éclairer la jeune Parisienne sur l’autre face de la colo-nisation, sa nature raciste et discriminatoire. Car, de là où elle se trouve, dans ces `archs moyenâgeux, les rares contacts avec la ville sont rares — occasionnelle-ment, une transaction commerciale ou uns visite au tbib nécessite un déplace-ment vers Biskra — et les discussions d’ordre politiques, tout autant. De plus, ce qui l’intéresse prioritairement, à cette époque précise, dans ces tribus déchirées par des affrontements meurtriers, c’est, dit-elle, « leur passé et leur présent, pas encore leur avenir… »
Si le temps n’a pas entamé les mythes des Berbères des Aurès depuis l’époque de Massinissa, il semble aussi s’être arrêté pour ce qui concerne leurs structures de parenté et leur système de succession. Ainsi, pour préserver la pro-priété des terres, ne pas disperser l’héritage, les Chaouïas se marient exclusive-ment dans la farqa ou, à défaut, dans le `arch, et leurs filles sont, entorse ma-jeure à la loi coranique, privées d’héritage et de leur droit au douaire (la dot, çdaq). Mais, comme pour se racheter de cette transgression, cette société endo-game, où l’aîné des enfants mâles hérite de tous les pouvoirs du père, lui aussi aîné des frères, fait obligation au père ou, en son absence, à ce fils aîné, d’accueillir, en cas de « divorce », la fille, la sœur ou la tante sans toit et sans ar-gent, sans héritage et sans droits. Pourtant, cette mise sous tutelle et cette prati-que de succession excluant les femmes, tantôt amputée, au Maghreb, à la « race arabe », tantôt au « caractère africain », tantôt « à la religion musulmane », cons-tate Germaine Tillion, n’est pas particulière aux Aurès puisqu’elle se retrouve dans la plupart des sociétés patriarcales de la périphérie méditerranéenne, et est antérieur à l’arrivée de l’Islam et des Arabes dans cette partie du continent.
Pour conclure, l’auteur, âgée aujourd’hui de plus de quatre-vingt-dix ans, nous avertit : partout, ce modèle rencontre ses limites. Et la question qui se pose dès à présent pour les sociétés reposant sur ce type de relations sera précisément de savoir comment sortir de ce rapport aux femmes et briser le culte du lignage masculin — inventer « autre chose ». Au seuil d’un nouveau millénaire, son re-gard, lucide et vierge de tout ethnocentrisme, jeté sur nos ancêtres, nous replace dans un ensemble de parentés intercontinentales, une vaste toile humaine. Ainsi, s’effondre l’idée incongrue d’une « pureté » ethnique ; un mythe auquel s’accrochent intégrismes identitaires et nationalistes…
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Ghania Hammadou
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Germaine Tillion : Il était une fois l’ethnographie, 293 p., éditions du Seuil, Paris, janvier 2000.
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Le respect de l’autre
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Un siècle de vie, c’est une baraka, diraient les femmes et les hommes de l’Algérie profonde, qu’elle a connus, étudiés et aimés. La plus grande ethnologue du XXe siècle, qui a fêté ses cent ans le 30 mai dernier, est morte ce 19 avril.
L’engagement de Germaine Tillion a contribué à la décolonisation des esprits. Cela peut se résumer en sa croyance inébranlable en l’autre. Nous, les Algériens, ne dirons jamais assez notre reconnaissance à notre grande et fidèle amie Germaine Tillion.
En 2003, nous lui avons rendu hommage, au nom de l’Algérie, à l’Institut du monde arabe, qui fut si émouvant en sa présence. Bien avant les propagandes qui servent de diversion aujourd’hui, elle a été, toujours défenseur des droits de l’homme et des peuples, de la condition de la femme, résistante, pacifiste, dénonçant la torture et la violence d’où qu’elles viennent.
Légende du respect de l’autre, nous témoignons qu’elle le mérite. Elle est, pour nous, une des figures savantes et humaines les plus marquantes de notre temps, qui a oeuvré, au prix de sa vie, pour le vivre-ensemble: «Si l’ethnologie, nous dit-elle, qui est affaire de patience, d’écoute, de courtoisie et de temps, peut encore servir à quelque chose, c’est à apprendre à vivre ensemble.» Elle martèle que sans l’égalité, il ne peut y avoir de fraternité ni de liberté.
Elle a partagé, par deux fois, durant les heures sombres de la nuit coloniale, la vie du peuple algérien, sans jamais prétendre penser et décider à sa place. Elle a fait son premier travail d’ethnographe de manière exemplaire, dans les années trente. Sa méthode, elle nous la décrit, en témoignage: «Tenir le moins de place possible, ne pas déranger mes voisins» (Il était une fois l’ethnographie). Elle a observé l’autre, l’ailleurs, le différent, ses pratiques, ses croyances et coutumes, ses richesses et ses pauvretés, sans juger ni prétendre tout décoder, en recueillant les témoignages, en analysant le concret de la vie. Elle voulait honorer la vie en refusant l’ignorance, puis, à l’heure du conflit, en réfutant la violence. Elle s’est révoltée contre la violence qui avilit; elle écrira: «L’asservissement ne dégrade pas seulement l’être qui en est victime, mais celui qui en bénéficie» (Le Harem et les cousins).Elle gagna notre confiance, autant celle des humbles gens que celle des responsables. Tout comme elle fut conquise par l’humanité des Algériens, leur sens de la solidarité et leur détermination à vivre dignement. Ce souffle l’inspira dans sa résistance à l’innommable durant la Seconde Guerre mondiale, faisant de sa détermination et de sa colère les ressources de la survie de ses compagnons. Germaine Tillion renoue avec l’Algérie à la fin de l’année1954.
La guerre de Libération, dont l’occupant tait le nom, qui marque la capacité des peuples opprimés à faire l’histoire, a commencé le 1er Novembre.
L’ethnologue prend la mesure de
l’évolution de la société considérablement transformée en vingt ans. La
rapacité du système colonial a empêché toute solution pacifique. Le
peuple algérien était contraint de renouer avec l’ancestrale résistance
de l’émir Abd El-Kader, et cette fois de manière décisive.
Germaine
Tillion était choquée par la pauvreté de l’immense majorité du peuple
algérien, tout comme d’une partie des non-musulmans, car
l’hétérogénéité était une réalité. Pour lutter contre l’appauvrissement
de la population, elle crée des «Centres sociaux», notamment
pour instruire les femmes, qu’elle n’a cessé de défendre. Cet
engagement puissant et profondément humain, elle va aussi le manifester
dans son combat pour tenter d’humaniser les rapports entre les
belligérants et essayer de préparer un autre avenir. Elle interviendra
tant de fois pour empêcher des exécutions de condamnés à mort, pour
contribuer à la libération de prisonniers, aux négociations, aux trêves
et autres contacts, au nom de sa foi en l’autre. Elle le fera, parfois,
en coordination avec d’autres figures engagées pour la justice et la
paix, comme nos autres grands amis les chrétiens André Mandouze, le
cardinal Étienne Léon Duval ou le Pr Louis Massignon, et des figures
majeures de la Résistance nationale. Les Ennemis complémentaires, ce
beau titre d’un de ses ouvrages illustre bien son souci, son angoisse
et son idéal: allier le principe de la fidélité à ses racines à celui
de l’attachement vital à la justice. Jacques Berque me disait aussi
qu’elle militait pour la paix et la cause des femmes méditerranéennes
au nom de son savoir sur l’égalité des peuples et des êtres, sujet qui
reste toujours d’actualité.
Germaine Tillion révèle que l’analyse sociologique, ethnographique, peut aussi servir à penser l’avenir, puisque, notant que «la relation de l’homme avec son espace est en train de basculer», elle appelle à «inventer autre chose», un nouveau modèle social, une autre façon de vivre ensemble, une nouvelle civilisation universelle. Un impératif auquel nul ne peut répondre seul. C’est la leçon que nous lèguent la vie et l’oeuvre de Germaine Tillion, notre inoubliable amie. Que ce nouveau millénaire, marqué pour le moment par une injuste mondialisation, le recul du droit et des traditions fermées, retienne la leçon de ses combats, de sa vision, de sa patience.
À l’heure de la rupture des liens sociaux, du relâchement des liens de parenté et des rapports déséquilibrés ou archaïques entre les groupes et les peuples, bouleversements marqués par le retour insidieux ou brutal de la haine raciale et religieuse, relire Germaine Tillion sera toujours vivifiant. À partir d’un savoir qui n’annexe pas l’autre, ne le réduit ni ne l’enferme, mais croit en lui, sans en être l’otage, il est possible de renouer.
À l’heure où la rive Sud a besoin de se réformer en profondeur et de démontrer sa capacité à l’autocritique, et en ces temps de nécessaire mémoire vivante pour mettre fin aux amnésies de certains sur la rive Nord, relire Germain Tillion sera bien utile pour tous. Rouvrir sans cesse des espaces de rencontre entre les deux rives de la Méditerranée, sans jamais désespérer, est un combat de toujours, comme elle l’a si courageusement expérimenté.
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Mustapha CHERIF
Philosophe algérien
21 Avril 2008
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Germaine Tillion nous a quittés sans faire de bruit
Une vie de combats contre l’oppression et pour la justice humaine
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Profondément humaniste, l’ethnologue et anticolonialiste Germaine Tillion, décédée samedi dernier à l’âge de 101 ans, a milité pour les droits de l’homme aux côtés de David Rousset, sociologue du nazisme et du totalitarisme, et s’est opposée à la torture en Algérie.
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Elle était une des signataires d’un appel à la condamnation de la torture durant la guerre d’Algérie (appel signé par douze personnalités, à l’initiative de L’Humanité, le 31 octobre 2000). La vie de Germaine Tillion, née en 1907 dans un petit village breton, a été marquée par trois grandes périodes principales : l’Aurès des années 1930, la résistance et la déportation ; à nouveau l’Algérie au moment de la guerre de Libération nationale. L’ethnologue française, spécialiste des Aurès, auteur du célèbre Le Harem et les cousins (1966 aux éditions Le Seuil, épuisé), publiait aux éditions Le Seuil, en janvier 2000, Il était une fois l’ethnographie. Cet ouvrage qu’elle écrivit en utilisant ses brouillons et ses souvenirs représentait l’histoire d’une rencontre, celle de l’auteure avec l’Aurès et les Chaouias qu’elle découvrit en 1934. Germaine Tillion avait alors 25 ans. Etudiante de Marcel Mauss à l’institut d’ethnologie, elle effectua dans l’Aurès six ans de mission. De ce séjour, elle rapporta des notes et deux thèses de doctorat qui ont disparu pendant sa déportation à Ravensbrück en 1943. Pour Germaine Tillion, l’Aurès, « c’est l’histoire d’une amitié avec le peuple algérien. J’ai été reçue partout comme quelqu’un de la famille. Dans ce livre, je reprends tout ce que j’avais écrit de scientifique sur l’Aurès. J’avais recensé les parentés de tous les groupes de l’Aurès entre eux, les farkas. Cela permettait de restituer les différents occupants de l’Aurès. J’avais noté tout ce qui était considéré par la population comme essentiel. Ces documents représentaient mes thèses de doctorat », nous avait-elle dit dans une interview qu’elle nous avait accordée en janvier 2000 (El Watan du 4 janvier 2000, ndlr) . « Je n’ai pas connu une Algérie, j’ai toujours connu des Algérie. C’était le cas en 1934. Il y avait déjà plusieurs Algérie. Les Français d’Algérie, c’était une Algérie. C’étaient des gens qui étaient aussi des migrants, comme les migrants algériens qui sont actuellement en France. J’ai considéré qu’ils avaient, au fond, construit quelque chose en Algérie et ce quelque chose était valable. C’était leur existence. C’étaient des pieds-noirs comme on dit, comme on ne disait pas encore en 1934. J’ai entendu ce mot pour la première fois après 1954. » (interview op cit). Et d’ajouter : « Je suis persuadée que les migrations massives d’Algériens en France ont été un élément déclencheur de la révolution en Algérie. » (interview op cit). Germaine Tillion entra dans la résistance dès juin 1940. Avec, entre autres, Pierre Brossolette, elle créa et anima le réseau du Musée de l’homme qui travailla à l’évasion de prisonniers et au renseignement. Arrêtée en 1942, elle a été déportée en camp de concentration en 1943. Sa mère est morte au camp de Ravensbrück. Sa grand-mère, elle-même, a été arrêtée en 1942 à quatre-vingt-onze ans. De sa libération du camp de Ravensbrück en 1945 à 1954, elle travailla à recueillir des témoignages sur les crimes nazis. En 2000, Germaine Tillion reçut des mains de Geneviève Antonioz de Gaulle, présidente de l’Association des déportées et internées de la résistance, la grande croix de la Légion d’honneur pour ses positions humanistes et les combats justes qu’elle avait menés. Germaine Tillion revint en Algérie en 1954, créa les centres sociaux et rentra en France en 1956 afin de « permettre à un pays dans son ensemble, et grâce à sa jeunesse, de rattraper les retards techniques qu’on appelle sous-développement ». « Dans un langage plus simple cela veut dire : vivre », écrivait-elle dans Le Monde le 18 mars 1962 dans un texte intitulé « La bêtise qui froidement assassine », trois jours après l’assassinat par l’OAS de Mouloud Feraoun et de ses cinq collègues enseignants, responsables de centres sociaux à Alger. « Je voulais augmenter les ressources de chaque famille et, essentiellement, donner aux enfants algériens, filles et garçons, une instruction équivalente à celle que recevaient les enfants français », nous disait-elle (interview, op cit). Germaine Tillion a été la première à utiliser le terme de « clochardisation ». Dans La Traversée du mal (un entretien avec l’historien Jean Lacouture), elle expliquait que « la clochardisation, c’est le passage sans armure de la condition paysanne (c’est-à-dire naturelle) à la condition citadine ». Et d’ajouter : « J’appelle ‘’armure’’ une instruction primaire ouvrant sur un métier. En 1955, en Algérie, j’ai rêvé de donner une armure à tous les enfants, filles et garçons ». Dans les dernières pages de L’Afrique bascule vers l’avenir (éditions Tirésias), Germaine Tillion écrivait : « Je découvris alors (à Alger, ndlr) les rouages d’un colonialisme vivace, obstiné, entreprenant et attaché à des intérêts contraires à ceux de la majorité, c’est-à-dire du bien public. » Elle dénonce la « minorité de colons qui voulait tout accaparer », qui « avait une main-d’œuvre qu’elle exploitait et qu’elle voulait garder », qui « avait des privilèges, de l’argent et des relais qui, à Paris, exerçaient des pressions sur les députés. » « La grande erreur de l’Etat français a été de ne pas abolir les privilèges et donner les mêmes droits à tous. » Anticolonialiste, Germaine Tillion a inlassablement lutté pour la paix entre l’Algérie et la France. Elle revint en Algérie en juin 1957 avec une commission internationale d’enquête sur les lieux de détention français en Algérie. En juillet 1957, en pleine Bataille d’Alger, elle favorisa le premier contact entre les dirigeants du FLN et le gouvernement français (qu’elle raconta dans Les Ennemis complémentaires, et ensuite dans La Traversée du Mal. « En 1957, j’ai essayé que l’on arrête la guerre, qu’on ait une négociation et que l’Algérie décide librement de son sort. C’est Geneviève Antonioz de Gaulle qui me servait d’intermédiaire avec son oncle (le général de Gaulle, ndlr), qui lui portait mes lettres », nous avait dit Germaine Tillion (interview op cit). « Lorsque la torture s’est généralisée, j’ai été alertée par mes amis algériens. J’ai alors pris contact avec mes camarades de déportation. » « J’avais rencontré Yacef Saâdi et ses camarades à leur demande. Quand ils ont été arrêtés, j’ai fait une déposition. Ils ont eu la vie sauve. Je m’étais attachée à sauver la vie des Algériens » (interview op cit). Pour ce faire, elle faisait intervenir des gens connus, des intellectuels. « C’est comme cela que j’avais tous les numéros de téléphone de Camus pour lui signaler les Algériens en danger de mort », nous disait-elle encore. Elle est intervenue auprès d’Edmond Michelet, ministre de la Justice (qu’elle avait connu dans les camps de déportation nazis), pour qu’il mette fin à la peine de mort contre les militants nationalistes pendant la guerre d’Algérie. Germaine Tillion fonde en 1963, aux côtés d’Edmond Michelet, l’association Amitié France-Algérie, que préside actuellement Pierre Joxe. Dans les dernières années de sa vie, Germaine Tillion reçut de nombreux hommages. Jean Lacouture lui a consacré une biographie (Le Témoignage est un combat). Une école de Saint-Mandé (Val-de-Marne) porte son nom et celui de sa mère, Emilie. Elle était Grand-croix de la Légion d’honneur (elle fait partie des cinq femmes qui en ont été décorées), Grand-croix de l’Ordre du mérite et médaillée de la Rosette de la Résistance.
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21-4-08
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