Wassila Tamzali
'' Une éducation algérienne ''
De la révolution à la décennie noire
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Le prix Essai France Télévision 2008 a été décerné à l’écrivaine algérienne Wassyla Tamzali pour son ouvrage Une éducation algérienne, paru aux éditions Gallimard.
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Dans son essai Une éducation algérienne, l'avocate algérienne et ex-directrice du droit des femmes à l'Unesco retrace son parcours biographique, avec comme point de départ à sa réflexion, la mort de son père, assassiné par une jeune recrue du Front de libération nationale (FLN) en 1957. Elle évoque son combat de féministe, son exil, et ses enthousiasmes et désillusions pour son pays.
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Présentation de l'éditeur
Issue d'une célèbre famille de notables algériens, qui tiendra une place importante dans la guerre de libération, Wassyla Tamzali est née dans une grande ferme coloniale au bord de la mer. Sa jeunesse ne lui a laissé que des souvenirs de bonheur et d'odeurs d'orangers. Un drame va tout changer : en 1957, son père est assassiné par une jeune recrue du FLN. Malgré cette forfaiture puis la nationalisation des propriétés familiales, la jeune femme s'enthousiasme pour la construction de l'Algérie nouvelle, dont elle épouse toutes les utopies, avant que ne tombent les illusions, dans les années du terrorisme islamique. Ce récit passionné nous introduit dans l'intimité d'un milieu méconnu, qui avait fait le double pari de l'indépendance et du maintien de l'héritage chèrement acquis de la colonisation. Wassyla Tamzali conclut le livre par un constat plein de tristesse, mais dénué d'amertume : en Algérie, le retour des tribus et la haine du cosmopolitisme qui l'accompagne ont sonné le glas de ces espérances. Le dernier acte de la décolonisation sera tragique et douloureux, et d'abord pour les gens de son espèce.
Biographie de l'auteur
Wassyla Tamzali, a été avocate à Alger pendant dix ans. À partir de 1980, et pendant vingt ans, elle a dirigé le programme sur la condition des femmes de l'Unesco. Retournée vivre à Alger, elle continue de mener de nombreux combats pour l'égalité des femmes, la laïcité, la démocratie et le dialogue méditerranéen.
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Une éducation algérienne. De la révolution à la décennie noire (Récit)
Éditions Gallimard, Paris ISBN : 2-0707-8213-1, 2007
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Wassyla Tamzali a vingt ans en 1962, au moment de l'indépendance de l'Algérie. Elle est issue d'une famille de notables, riches propriétaires de pressoirs commerçant l'huile avec l'étranger. Ses ancêtres paternels viennent de l'empire Ottoman. Sa mère est espagnole. Sa jeunesse ne lui a laissé que des souvenirs de bonheur et de soleil. La guerre, l'indépendance, puis la réforme agraire et la nationalisation des propriétés familiales vont tout changer. Tout bascule en 1957, le jour où son père est assassiné par une toute jeune recrue du FLN.
Le livre s'ouvre sur ce drame et se ferme à l'issue de l'enquête de toute une vie sur le 'pourquoi' de ce meurtre. Pour l'auteur, l'assassinat du fils aîné d'une famille qui, bien qu'algérienne, dominait la ville, habitait une ferme coloniale et vivait 'à la française' ne pouvait avoir qu'une signification : la revanche des tribus. La mère de Wassyla décide malgré tout de rester à Alger plutôt que de choisir l'exil.
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Extraits :
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Tout le monde était embarqué. La campagne pour la 'deuxième phase de la révolution agraire' mobilisa les jeunes et les étudiants dans les 'chantiers du Volontariat', que le pouvoir, dans un de ses tours de passe-passe, avait confié de la main gauche aux partis groupusculaires marxistes et trotskistes qu'il interdisait de la main droite. Qu'importait, pourvu qu'il y eût l'ivresse. Les chantiers du Volontariat furent le creuset de beaucoup d'espoir. Pour plus d'une étudiante, c'était l'occasion de découcher et d'échapper au contrôle des hommes de la famille sur leur vie sexuelle, un droit que la révolution socialiste n'avait pas remis en question.
Quand nous rentrions à la maison après les meetings pour la libération des peuples opprimés, nous, le peuple des femmes, retrouvions nos oppresseurs familiers et bien-aimés, nos pères, nos frères et, le matin, à l'université et au bureau, nos oppresseurs patentés, les petits fonctionnaires socialistes tristes et moralistes qui tenaient les affaires courantes du pays. Les chambres des filles à la Cité universitaire étaient strictement interdites aux garçons.
Le printemps de la Cinémathèque - p. 41
Nous n'avions pas mesuré combien la partie était inégale, et les jeux de pouvoir facilités par les faiblesses du pays maintenu dans l'obscurantisme et la misère par cent trente ans de colonialisme. Nous n'avions pas prévu que le pays tout entier, ou presque, se ruerait avidement sur tout ce qui pouvait le rassurer sur ce qu'il était ou rêvait d'être. Nous n'avions pas compris, car nous nous bercions de l'illusion que la libération du pays ouvrait la voie à la liberté des coeurs et des têtes.
Comme la pirogue, nous étions quelques-uns à nous être détachés de l'arbre des origines, sans oublier pour autant, et nous attendions pour voguer que tout le peuple s'embarque avec nous. Nous étions si fiers de nos fragiles pirogues, si confiants. Mais le peuple se tournait vers d'autres que nous, vers 'les autres' (ils n'étaient pas encore identifiés, ils n'avaient pas encore de nom), et prenait avec eux un train d'enfer vers le passé, la défunte civilisation islamique, et la religion.
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Tamzali, un nom connu, détesté, envié. L’une des familles les plus riches d’Algérie, la seule famille «indigène » qui pouvait jouer dans la cour des colons, n’a son histoire nulle part écrite. Ni dans le grand livre de la colonisation, à laquelle les Tamzali se sont opposés clairement, ni dans celui de la résistance. Alors, pour n’être ni dans l’un ni dans l’autre, cette histoire est un peu dans les deux. Elle est surtout dans ce livre que vient d’écrire Wassila Tamzali. A l’origine, elle ambitionnait de raconter ses années de jeunesse révolutionnaire autour de la Cinémathèque d’Alger, ce rêve éveillé de libérer les damnés de la terre, puis, en ouvrant sa mémoire, elle s’aperçoit qu’elle s’est lancée dans cette aventure comme dans une fuite en avant pour échapper à la prégnance de la famille.
Qui est cette famille à laquelle elle veut échapper ? Un corsaire décide d’arrêter la course parce que son père est mort dans un naufrage. Alors la mère sort une cassette pleine d’argent. Son fils va faire du commerce. C’est le début de la saga des Tamzali. Les enfants de ce dernier se dispersent, chacun son activité. L’un est à Annaba, l’autre à Alger, le père de Wassila Tamzali à Béjaïa. C’est là qu’il sera assassiné en 1957. Tout va changer pour Wassila Tamzali et sa famille. Sa mère, d’origine espagnole, décide non seulement de rester mais donner à ses enfants «une éducation algérienne».
L’acte meurtrier est attribué à une jeune recrue du FLN qui aurait agi seul. Le colonel Amirouche présente ses condoléances, ce qui signifie que l’assassinat n’est pas commandité par la résistance. Deuxième exil : la nationalisation des biens de Tamzali par le pouvoir de Ben Bella. L’acte politique exacerbe la marginalisation d’une famille suspectée du seul fait de sa fortune. Cette exclusion du destin national va pousser Wassila Tamzali à s’engager à fond dans le partage des utopies de la jeunesse de l’Algérie indépendante. Plus que l’histoire d’une famille, plus que le déroulement d’un parcours individuel, ce livre, passionnant, est la réparation d’un oubli tragique : celui de ces hommes et ces femmes qui, par le travail, ont fini par égaler les grosses fortunes coloniales sans pour autant essayer de leur ressembler.
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Bachir Agour
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«La haine parfois s’attache à notre nom»
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Comment l’idée de raconter ce que vous appelez «les années Cinémathèque d’Alger» a évolué vers celle de faire partager l’histoire des Tamzali ?
J’avais commencé par vouloir raconter les années 70, celles de la Cinémathèque, des utopies de ma génération, et c’est malgré moi que l’histoire de ma famille a surgi. Je dis surgir car je l’avais refoulée comme tout ce qui était personnel. Un peu comme tout le monde autour de moi, les familles d’une certaine manière nous faisaient regarder en arrière, et nous rêvions de faire du neuf. Moi, plus que beaucoup sans doute, avais-je inconsciemment refoulé cette famille encombrante en pleine révolution socialiste ? Une famille qui était vilipendée par Ben Bella, «Tamzali, suppôt du capitalisme international !» Au fur et à mesure du récit, l’histoire de ma famille s’est imposée pour éclairer les évènements du passé et du présent, et surtout mon rapport au présent. Et je me suis laissée aller, car j’ai découvert alors une Algérie féconde, plus porteuse de sens que l’Algérie de la politique officielle nous décrivait et dans laquelle je me retrouvais de moins en moins.
J’apprécie d’ailleurs que ce soit votre première question, c’est la preuve que mon histoire personnelle intéresse tout le monde, et que beaucoup d’Algériens se retrouvent dans mon récit…
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Qui sont, en fait, les Tamzali et d’où est partie leur fortune ?
Du travail. Le travail forcené de mon arrière-grand-père, de mon grand-père, de mon père, d’une armada de grands oncles, d’oncles et de cousins. Des marchands d’abord, puis des industriels et des propriétaires terriens et immobiliers. Intelligents, solidaires, audacieux, ils réussirent à bâtir une grande fortune, s’intégrant parfaitement au système économique en place, le système colonial, et cela malgré tous les obstacles qu’ils rencontraient. Car malgré leur fortune, ils restaient «des indigènes».
De toute notre grande famille, seule une branche avait opté pour la nationalité française, et encore parce que celui qui prit cette décision, mon grand oncle Allaoua, pensait que c’était la seule manière de se faire entendre des Français. Il se trompait, les «bons Algériens» qui devenaient français étaient encore plus muselés que les autres. Nous sommes restés des «indigènes». J’ai été «indigène » jusqu’à l’âge de 15 ans. Je raconte dans le livre que mon père allait voter ostensiblement au deuxième bureau. Ensuite, tous les Algériens ont été faits unilatéralement français, en 1957. Pour peu de temps.
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Quels sont les ancêtres les plus marquants dans votre famille ?
Plusieurs, mais d’abord il y eut Ismaël Ben Raïs Ali, mon arrière-grand-père, qui ne s’appela Tamzali qu’au moment de l’imposition par les Français d’un nom patronymique. Il était, sans doute, le fils d’un raïs, c’est-à-dire d’un capitaine de bateau, il s’appelait Ben Raïs Ali. A la mort de son père, en mer, au large de Cap Matifou, il décide (on dit que c’est sa mère, les femmes ont un rôle important dans ma famille ; des femmes de tête) de devenir marchand, et il s’installe à Bougie où il fera le commerce de tous les produits, les olives, les carroubes, les figues, les câpres.
C’était un homme étonnant pour son époque, il sera le premier à mettre son argent dans une banque, il enverra deux de ses fils faire des études à Paris en 1916. En 1896, à Sidi Aïch, il construit sa première usine, c’était un simple pressoir mécanique, mais il l’appela avec beaucoup d’ambition, «usine moderne», et des entrepôts, des magasins. Petite, je jouais dans le premier entrepôt à l’enseigne magique, un cavalier «Le Goumier». Ce cavalier, on le retrouvait sur les paquets de figues sèches, que ma famille exportait à Marseille à la fin du XIXe siècle.
Je jouais sur les montagnes de figues, avec un petit singe, un ouistiti qui appartenait au gardien. Je me souviens des trieuses de figues qui montaient sur le tas, pieds nus. Ou peut-être que c’est une image réinventée… Allez savoir avec la mémoire des enfants... L’ancêtre s’installa à Bougie, et puis à Alger, le premier magasin Tamzali sera sous les voûtes d’Alger. Il y aura ensuite l’usine sur la «Route moutonnière». De longues années de labeur et d’austérité. Je ne me souviens pas avoir vécu dans «l’argent», mais plutôt dans le travail.
Mais ce qui fait surtout l’originalité d’Ismaël, c’est le reste, pourrais- je dire, sa modernité, il poussera à l’éducation de ses petites-filles. Les cousines aînées de mon père iront jusqu’au brevet élémentaire, ce qui était rare, en Algérie, non seulement parmi les Algériens, mais aussi parmi les Français d’Algérie, et aussi en France et ailleurs… Oui, un homme exceptionnel, qui saura saisir la chance d’un système pas tendre avec les siens, mais qu’il sut utiliser. Comme une poignée d’Algériens. Cette poignée que l’on traitera «de bourgeoisie nationale», et dont sera issue une jeunesse en colère (la génération de mon père) qui jouera un rôle important dans le mouvement indépendantiste qui va conduire l’Algérie à la guerre de Libération.
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Dans votre témoignage, et on peut le comprendre, votre père, assassiné durant la guerre, tient un grand rôle. Qui était-il ?
Mon père était justement un de ces jeunes hommes en colère, mais plus porté par une conviction et un engagement pour la liberté que par la colère et le ressentiment, ou une revendication sociale, car il était un notable, un bourgeois installé dans un grand confort, avec de grandes satisfactions, dans sa vie professionnelle, personnelle. C’était aussi un homme qui avait un art de vivre, il aimait les tableaux, les belles maisons, il aimait aller à la pêche.
Il avait de grands bateaux et il partait souvent en mer avec des camarades le long des côtes autour de Bougie. Des merveilles, l’île des Pisans, Boulimate, cap Sigli… Plus encore, il était un citoyen actif de sa ville, il fonda un club de football. Il adorait Bougie. Il ne pouvait concevoir la vie loin de cette ville. Pendant la guerre de Libération, il n’avait pas choisi de s’exiler, alors que de très nombreux amis, cousins étaient partis en Tunisie, en France. Plus même, malgré sa fortune, il ne s’est jamais acheté en France le moindre appartement, alors que c’était courant dans son milieu.
Moins que maintenant il faut le dire… Il était nationaliste par conviction politique ! Il était inscrit au PPA. Je suis agacée quand j’entends dire que si la France avait fait les réformes économiques nécessaires et que si elle avait intégré les Algériens, il n’y aurait jamais eu de mouvement de libération. Ma famille est la preuve du contraire. Rien ne peut remplacer la liberté, ni la reconnaissance sociale, ni le confort, ni la fortune. Mon père s’engagea, comme tous les Algériens, il donna comme tout le monde, peut-être davantage que beaucoup car il eut plus de moyens.
Transport d’armes, de médicaments, d’argent, de résistants en fuite... Notre famille passait entre les mailles de la police. Il travailla pour la libération comme ses frères et cousins, Hamid, Seddik, Salah, Sid Ahmed, Smaïl, pour ne parler que des plus actifs. Mon oncle Seddik, le jeune frère de mon père (je veux lui rendre hommage, et cela malgré sa modestie), joua un rôle primordial dans l’organisation de la résistance à Alger, de sa villa du Balcon Saint-Raphaël . Yacef Saâdi en sait quelque chose, Jeannine Belkhodja, Néfissa Laliam, Alim Medjaoui, pour ne parler que de ceux qui se sont exprimés.
C’est un peu triste d’avoir à dire cela, et de donner l’impression de me défendre d’une accusation... Et pourtant je dois le faire. Pour la petite histoire, c’est lui (Seddik) qui apporta au Caire la plate-forme de la Soummam, dans une petite valise marron clair qu’il garda longtemps chez lui. Ces hommes m’ont laissé en héritage plus que des biens matériels. Ils sont pour moi un exemple, même si sur certains sujets je suis allée plus loin qu’eux, ailleurs. Mais, sans cette base, je me demande qu’elle aurait été ma vie.
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Vous croyez savoir qui a assassiné votre père. Vous croyez savoir aussi qu’il s’agit de la superposition d’un réflexe tribal avec une «exécution » incontrôlée du FLN puisque le colonel Amirouhe avait présenté ses condoléances à votre famille. Dans cette histoire, celle des Tamzali, de quelles tribus s’agit-il ?
Avant de répondre à votre question, et sur cette question en particulier, et pour y répondre d’une certaine manière, je veux revendiquer pour mon livre le statut d’oeuvre littéraire. Je n’ai pas écrit une sociologie de la guerre de Libération et encore moins l’histoire de l’Algérie. J’aurais pu mettre de mon travail d’écriture la phrase de Louise Bourgeois, le plus grand sculpteur femme sans doute : «On ne peut pas arrêter le présent. Il faut simplement abandonner chaque jour son passé.
Et l’accepter. Si on ne peut pas l’accepter, alors il faut faire de la sculpture ! Vous voyez, il faut faire quelque chose. Si ce dont on a besoin, c’est un refus d’abandonner le passé, alors il faut le recréer. C’est ce que j’ai fait.» Louise Bourgeois (New York 1994). Voilà, j’ai recréé mon passé pour m’en libérer. Par la force des mots, j’ai eu la révélation foudroyante de la tragédie de la mort de mon père, qui plus qu’un bourgeois était un moderne. La tragédie résidait au creux de cette dualité : il a été emporté par ce qu’il a aimé, désiré la libération du pays de l’invasion, le rejet de l’intrusion occidentale.
Il a été emporté, lui et d’autres avec lui. Et cela n’est pas fini. Car, quand je parle de tribu, je pense à un modèle emblématique tribal, celui que nous portons en nous (moi aussi), un modèle qui nous hante et qui ressurgit devant les intrusions de toutes sortes. Un modèle fermé sur lui et qui s’alimente du rêve d’une pureté originelle. C’est un phénomène contemporain international qui dépasse l’Algérie, que l’on assimile trop vite à un mouvement religieux ; c’est cet archétype archaïque qui revient aujourd’hui sur le devant de la scène, comme la dernière étape de la décolonisation.
Et qui emportera tout ce qui est, à tort, identifié avec cette période. Les femmes en savent quelque chose, puisqu’on identifie le féminisme, comme la démocratie et la liberté à cette époque, et qu’ainsi on les diabolise.
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Vous racontez aussi vos engagements après l’indépendance en faveur des «pauvres». Mais vous avez toujours été reçue par une réserve qui s’exprime par cette prévention : «Tu ne peux pas comprendre.» Que fallait-il comprendre ?
Je ne pense pas avoir dit «pauvres», mais j’ai dit souvent, «tu ne peux pas comprendre parce que tu n’es pas comme les autres». Je l’ai dit souvent, car j’ai trouvé là une des clés qui explique ma vie, et qui explique aussi la politique qui nous gouverne depuis le début de notre histoire moderne. Le livre est une démystification de cette «accusation » qui voulait dire que les idées que je professais pour l’égalité des femmes et des hommes, pour la liberté, la libération des moeurs, pour la modernité en un mot, je les faisais à partir d’une expérience qui n’était pas valable pour le reste des femmes algériennes, l’expérience d’une bourgeoise aisée et «occidentalisée ».
Occidentalisée ! c’est le gros mot qui tâche, la balle qui fait mouche à tous les coups. Un anathème efficace. On m’ôtait ainsi la légitimité de penser. Ceux qui m’excommuniaient gardaient l’exclusive légitimité de guider le peuple algérien. Et je n’étais pas la seule excommuniée. Cet anathème poursuit tous ceux qui voulaient, qui veulent intervenir dans la politique, et parmi eux nombreux sont ceux qui sont nés du côté des «pauvres» comme vous dites ! Ceux qui organisent cette chasse sont pour certains très riches, et usent et abusent de l’occidentalisation de la société, du consumérisme, du capitalisme sauvage, de la déculturation et de bien d’autres avantages de la mondialisation
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Votre livre raconte votre enchantement pour les idées de progrès qui cachent un désenchantement collectif dont celui de votre famille, exprimé notamment par certains de vos oncles. Comment est-il reçu par vos amis et par votre famille ?
J’étais inquiète de la réaction de ma famille. Les oncles qui expriment leur désenchantement dans le livre sont morts. Ceux qui ont lu le livre ont réagi très positivement. D’abord, ils ont retrouvé des ambiances familiales, des lieux, avec une grande émotion. Mais ceci n’est pas propre aux membres de ma famille, de nombreux lecteurs ont eu, eux aussi, ce genre d’émotion, car je parle de choses banales et communes à tous. Plus particulièrement, la jeune génération de cousins, neveux et nièces, et c’est cela qui m’a fait le plus plaisir, m’a dit que grâce à ce livre, ils ont appris à mieux connaître la famille à laquelle ils appartiennent et à en être fiers.
En creux de leurs réactions, je me rends combien ils avaient intériorisé les insultes dont nous avons fait l’objet, la haine qui parfois s’attache à notre nom. Plus que je ne l’aurais pensé. Je suis contente de leur avoir apporté cette aide, car il est lourd et pesant de vivre avec de telles idées.
Si ce livre avait le même effet sur les lecteurs inconnus, celui de les réconcilier avec cette Algérie riche de culture, d’amour, d’espoir et de courage d’hommes et de femmes qui ont bâti nos maisons, qui ont bercé nos adolescences, qui ont forgé nos âmes d’adultes, qui ont rêvé d’indépendance et de liberté, une Algérie qui nous donnerait contre tout, la force de continuer à espérer en elle, alors j’aurais gagné mon pari. Ce livre n’est pas un règlement de comptes avec le passé, mais un pari sur l’avenir.
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Votre témoignage est celui d’une femme qui a milité pour gagner son indépendance et pouvoir raconter les choses à la première personne du singulier. Quelles sont les étapes de ce combat et pensez-vous être complètement débarrassée du refuge sécurisant et oppressant du nous ?
C’est le combat, le parcours qui doit mener l’Algérie de la libération à la liberté, ai-je envie de dire d’abord. Mais, et c’est, surtout, ce qui fait de toute vie un voyage initiatique, difficile et douloureux : la connaissance soi. Le «je» interrompt le jeu des mots et du discours, il oblige à un harcèlement sans relâche. Pour moi, cela a exigé de prendre du recul avec l’Algérie fraternelle et collective, dans laquelle je m’étais réfugiée, que j’avais rejoint avec enthousiasme aux premiers jours de l’indépendance pour combler le trou de la dépossession creusée par la mort de mon père.
Une mort dont je n’avais pas fait le deuil, pour la bonne raison que je me suis interdit d’en parler. Il y a eu aussi, chez moi, dans un premier temps, sans me rendre bien compte jusqu’où cela me mènerait, un désir d’apporter un peu de chair à cette histoire collective bâtie, il faut le dire, sur la négation d’une part de soi. Cette «collectivisation» des rêves, des mémoires a été rendu facile par notre anthropologie sans aucun doute, mais ce que j’ai découvert c’est qu’elle avait, qu’elle est encouragée par des moeurs politiques qui y voient là une manière plus facile de commander.
Ce que je sais maintenant c’est que le « je» est plus politique que le nous. Ce que nous savons tous c’est que le «je» n’est pas politiquement correct pour nos dirigeants, mais aussi pour nos familles, notre quartier, etc. Il est long le chemin de la libération à la liberté et il commence par soi. Par la littérature.
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Propos recueillis par Bachir Agour
La Tribune - 20 octobre 2007
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Ecoutez pour Voir !
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