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Rachid Boudjedra
Rachid Boudjedra est né en 1941 à Aïn Beïda, dans le Constantinois. Il fait ses études à Constantine puis à Tunis, avant de s’engager à partir de 1959 dans la lutte armée et de se retrouver représentant le FLN en Espagne pour cause de blessures. Après l’indépendance, il rentre au pays, mais quitte de nouveau après la prise de pouvoir par Boumediène. Ce n’est que près de dix ans plus tard qu’il rentre, pour devenir à partir de 1977 conseiller pour le ministère de l’Information et de la Culture.
Poète, essayiste, romancier et auteur de théâtre, Rachid Boudjedra fait partie des plus grands noms de la littérature algérienne contemporaine. Parmi ses romans, l’on compte, entre autres, La Répudiation (Denoël, 1969), L’escargot entêté (Denoël, 1977), La vie à l’endroit (Grasset, 1997), Les Funérailles, (Grasset, 2003), Peindre l’orient (Zulma 2003). Le FIS de la haine (Denoël, 1992) est l’un de ses essais les plus célèbres. Cinq fragments du désert a été publié pour la première fois aux éditions Barzakh en 2001. Il fait l’objet cette fois-ci d’une co-édition (Actes Sud-Barzakh, 2008) bilingue (la traduction vers l’arabe est faite par Hakim Miloud).
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Cinq fragments du désert
Fragment 1
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Cette grosse clameur sourde par le monde
et qui s’accroît soudain comme une ébriété …
A la poursuite sur le sable de mon âme numide.
Saint John Perse, Exil.
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La nuit, il n’y a pas de désert. Tout est très noir. L’espace vite happé. Vite restitué. Le sable infiltré partout. Les plis des vêtements. Les narines. La gorge. La poitrine.
Maintenant : ce presque néant. Comme une inconsistance. Une atmosphère à la fois délétère et aride. Comme verticale. Faite de traces, de rayures ou de ratures, aussi. Et puis cette photo avec des tons difficiles à définir avec précision : noire bleutée, violacée, plutôt couleur aubergine. Vents contraires. Tels des oiseaux voraces et criards planant d’une façon acrobatique, comme des funambules aveuglés par leur dextérité et fusant à travers les odeurs trop molles et trop sucrées des jardins sahariens. Giclées granuleuses et grenues qui collent à la peau. La gercent en rafales furibondes.
Ici le sable dans la bouche a un goût de désastre. Car le Sahara est un vrai désastre. Qui génère facilement une sorte de métaphysique larmoyante. Ou efficace. Dans ce deuxième cas, l’être subjugué s’enfonce dans une extase presque transparente. Glacée. Pure. Extrême. Tibétaine. Etc. Mais ce désert-là n’est pas une ellipse, non plus. C’est un ensemble d’hiéroglyphes indescriptibles. Illisibles. Changeants jusqu’au vertige, tel un palimpseste qui s’efface et se réécrit. Se rapture et se sature. Sui generis. Comme grâce à un code fabuleux et poignant à la fois. Déploiement, alors, d’une circularité impondérable qu’aucun compas, qu’aucun portulan ne peuvent tracer ou retracer.
Toujours, aussi, cette inextricable boursouflure comme un enchevêtrement de phénomènes abstraits et d’éléments minéraux portant en eux la calcination du monde et sa démesure, qui rend tout dérisoire et falot : caravanes de chameaux évitant les chaleurs diurnes gribouillées pour ainsi dire ; palmier singulier, solitaire et rachitique ; silhouettes passagères et effilées au-dessus/dessous du monde. Désert où il n’y a pas de lieu à force de volumes basaltés, ici, poreux, là. Avec ses brisures, ses failles et ses arêtes grandiloquentes qui portent en elles une odeur d’absence, de nulle part, de douleur. Mais surtout : cette odeur de l’absence !
Ici, les mouvements se font avec très peu de choses, avec très peu de gestes, à la limite de l’improbable. Où les corps se recroquevillent indéfiniment, comme atteints d’une sorte de faiblesse ou de vertiges rattrapés par les rouages d’une clepsydre quelque peu rouillée, mais qui donne dans la démesure quand l’orient bute sur le croissant naissant et dont le vacillement conforte la noirceur de la nuit déserte ou désertée. Désertique ...
Descente du temps qui bute contre une courbe hypothétique mais exponentielle. Dehors. Dedans. Les vents voraces.
Calfeutrement d’instants où les brebis affolées mangent leur laine. Les vents voraces — donc — qui fouaillent l’atmosphère, criblent les visages. Traces sablonneuses et quelque peu glauques s’étirant en ellipses de bas en haut. Striant la surface de la terre qui commence à refroidir et à se brouiller à cause des reflets des dunes presque invisibles, à cette heure-là.
Ce désert-là ! Indescriptible. Qui se déroute. Qui se dérobe. Qui se déplace. Qui feinte toute hypothèse, toute stratégie, tout stratagème de l’homme. Resté là. Sidéré. Envoûté. Irrité, quand même ! Déploiement circulaire de l’horizon aveuglé de quelque lueur et rescapé du néant, entre l’orange et le jaune. Malgré la sécheresse de l’air, sablé et crépitant. Fatras de choses et destins émouvants des caravansérails d’antan. Juste quelques traces, quelques ruines, ça et là. Empreintes digitales d’une histoire tumultueuse. Routes du sel. Routes de l’or. Routes des esclaves. Terrible ! Routes hasardeuses, aussi, qui ne mènent nulle part. Ainsi : le Sahara est une impasse ! Et quand le vent tombe. Brusquement. Brutalement même. Le Sahara, alors, est le concept même de l’immobilité. Une foudroyante immobilité …
Au bout de tant de millénaires habités dans la nudité de la terre écarquillée, ouverte, inexorable, s’installe cette absence. Et au plus bruyant de l’histoire (« ce tumulte prétorien ») si longue, si large et dont les parenthèses sont si courtes, il y a, ici, une place adéquate pour la gloire et le désastre où les ossements, la rocaille et les gros mamelons solidifiés font penser à de dérisoires entassements de néants ridés, froissés, ronds et violacés comme les gros galets des plages. Comme des gisements inconnus, des cratères méconnus de la mémoire nomade (numide ?) pourtant intarissable.
« Si le désert est l’espace où l’on se découvre seul, on s’y reconnaît en même temps solidaire du silex et des étendues de lumière, de ce courant secret qui va du minéral à l’homme et de l’homme aux galaxies lointaines. La moindre nervure, la moindre arête nous écrivent, nous dévoilent. La plus infime variation des beiges et des bruns nous fait avouer des gisements inconnus ».
(Lorand Gaspar, Le quatrième état de la matière.)
Désert : départ et retour du même signe vers quelque halte téméraire où l’on effrite sa précarité, où l’on assoit son errance et où l’on efface ses propres traces. Calcination ! Mais qui a dit qu’il était chaud ? Le Maréchal Lyautey, conquérant du Maroc, écrivit que c’était un continent froid où le soleil était chaud. La nuit, il y a cette vacuité : c’est-à-dire l’impression que quelque chose manque tout à coup. Brutalement ! Serait-ce la chaleur qui s’évacue dès que le soleil a disparu ? Sentiment (ou sens ? ou sensation ?) de l’instabilité, comme si on touchait cette clarté qui s’effrite, tel un verglas ...
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Fragment 2
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Plaise au sage d’épier la naissance des schismes.
Le ciel est un Sahel où va l’azalaï, en quête de sel gemme.
Saint John Perse, Exil.
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Le jour, le Sahara est une confusion. Un chamboulement cosmique. Une accumulation. Une surcharge et une désintégration. Tout cela en même temps. Les dunes, les crevasses et ce Hoggar, comme un grabuge intolérable du monde, un bouleversement incroyable de la géographie, de la géologie et de la topographie. Nulle part, le chaos n’est aussi chaotique qu’en ce lieu-là ! Et puis ce Tassili aux gouffres insondables, au basalte craquelé, comme une peau d’éléphant squameuse et fripée. En bas, le jour, un méhari se meut dans cet amoncellement de dunes ocre, safran. Comme invraisemblable. Raideur de dyslexique ? Pourtant, le mouvement balancé et superbement découpé ne laisse aucun doute sur sa mobilité. Image arrêtée ? Lieux où la mort n’est jamais soudaine. Traversée d’un chott comme verglacé !
Les sabots du méhari soulèvent un petit nuage de sel verdâtre. Silhouette découpée au chalumeau du soleil frisant. Moment où toute photographie, toute prise de vue, tout plan sont impossibles. Traçage d’une marque mauve qui boursoufle le fond de l’air. Mobile ? Immobile ? On ne le sait jamais. Et peu à peu, les choses s’amenuisent. Deviennent squelettiques. Les silhouettes : sortes de sculptures à la Giacometti. Effilées. Fractionnées. Triturées. Comme du plomb chauffé à blanc et qu’on trempe dans l’eau glacée : formes ciselées ! Squelettiques, donc. Quelque part. Cela fait néant. Comprenant alors pourquoi on cherche, sur le visage des autres, les traces de l’humain … Ici, plus qu’ailleurs.
Avant la tombée de la nuit, il y a là quelques instants (instantanés ?) violets que les chercheurs de clichés ne voient pas. Soleil levant ou couchant. Quelle différence ? Aucune ! Lambeaux ovales de choses, de traits, de signes et de mirages, à la limite de la lividité et pourtant, tout autour, une topographie flamboyante avec quelque chose de distendu, de brouillé, et — paradoxalement — de terne. Ombres comme des plaques rigides de sodium, avec la succession des ksour comme désaxés, crénelés, déplacés. Hautes statures rouges : les falaises, puis très vite, bleues. Les dunes de l’Erg (Grand Erg ou Petit Erg : aucune différence, là non plus) camouflées et criardes rappelant l’insignifiance. Puis, plus rien ! En plein jour. Il arrive souvent que le Désert s’évanouisse. S’évapore. S’éclipse. Puis revienne. Eternité de mica, de basalte, de quartz et de grès.
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© éditions Actes Sud-Barzakh
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