Alexandria ad Europam, dirigé par Sophie Basch et Jean-Yves Empereur, vient apporter une nouvelle vision de cette ville qui a toujours caressé l’imaginaire.
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Les Alexandries rêvées
Passionnant livre qui regroupe une variété de contributions qui s’étagent de l’Antiquité au XXe siècle. A l’origine de cet ouvrage, très soigné et abondamment illustré, un colloque original, à plus d’un titre, dont le thème sert de fil conducteur aux articles et les unifie. Les auteurs, tous universitaires et chercheurs éminents, empruntent les voies croisées de l’archéologie, de la littérature, des arts, de la musique même pour étudier les « lieux de mémoire », immatériels ou monumentaux, qui ont marqué l’histoire d’Alexandrie et qui ont façonné son image dans la culture européenne.
Les textes parcourent d’Apollonios de Rhodes à Christian Ayoub Sinano et à Henri Thuile, en passant par l’évocation des multiples visions de Thaïs, l’éventail des facettes du cosmopolitisme particulier de la ville ; ils découvrent, du Musée gréco-romain à la Nécrocosmopolis, sur le double registre où elles se déploient, les représentations complexes que tissent ces deux suprêmes fabriques, à la fois symboliques et matérielles. Une double perspective, « jointe au souci de ne pas dissocier l’Antiquité et le passé proche », anime les contributions, comme s’en expliquent les éditeurs et organisateurs des journées qui rassemblèrent, en 2005, les spécialistes de champs divers. D’une part, donc, la volonté jusqu’ici inédite, soulignons-le, de rendre compte de ces récits, mythes, images, qui, au fil des siècles, se sont inséparablement intégrés à l’histoire de la ville, ce qui, longtemps négligé, est aujourd’hui théoriquement réhabilité. Cette ambition s’est alliée, d’autre part, au souci scientifique d’appliquer à Alexandrie, dans le sillage de l’historien Pierre Nora, son approche qui associe les lieux institutionnels, témoins consacrés des vestiges historiques, à l’inventaire de réalités plus modestes, faisant partie davantage de la vie quotidienne, mais tout aussi éclairantes de la culture et du passé d’une ville.
Pour faire écho à notre tour à ces diverses vues d’Alexandrie, sélectionnons subjectivement quelques-uns parmi la quinzaine de textes illustrant diversement le même mécanisme à l’œuvre dans cette Alexandrie par défaut que commémore magnifiquement ce recueil. Basch et Empereur ne s’y sont pas trompés : « boîte de résonance », écrivent-ils, Alexandrie « fonctionne à la fois comme prisme et comme creuset ». L’identité de la cité se bâtit par décalage, altération, déformation, surcharge ou ironie, jeu toujours recommencé de la mémoire, en dépit, paradoxalement, de véritable monument physique, ou si peu. Comme le disait déjà Forster, Alexandrie, plus irréelle que jamais, aussi improbable que toujours, se présente « légèrement de biais par rapport à l’univers ».
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Dédiée à Homère
« Alexandrie qui est partout sauf en Alexandrie », selon la juste remarque des éditeurs, entretient, dès les débuts de la littérature, un rapport ambigu avec celle-là. Le professeur Alexandre Farnoux, ouvrant le recueil, rappelle avec finesse que le fondateur de la ville, l’absent mémorable dont s’est perdu le tombeau, a voué Alexandrie à Homère, le poète fondateur, qu’il admirait par dessus tout, et en qui les Grecs ont toujours vu la figure par excellence du « citoyen du monde ». Alexandrie, parmi les villes réclamant le « kosmopolitès » pour leur concitoyen, aura réussi, nous dit l’érudit archéologue et historien, « mieux que toute autre ville, le pari de la littérature et le destin du cosmopolitisme ». L’étude passionnante de l’historien Philippe Jockey sur le Musée gréco-romain nous introduit aux « musées imaginaires d’Evaristo Breccia », son directeur entre 1904 et 1932. La matérialisation de ce musée doit beaucoup à la municipalité d’Alexandrie. Elle a su appuyer sa construction, son plan très moderne, et surtout, consciente de l’importance des enjeux impliqués, encourager le dessein ayant présidé à l’organisation des collections qui le peuplent. En effet, le musée devait constituer le reflet, dans l’esprit de Botti, son fondateur, et de son successeur Brescia, de la « capitale de l’éclectisme humain », et jouer le premier rôle pour conférer précisément à la ville son identité alexandrine et célébrer sa mémoire, en pendant au Musée égyptien du Caire qui, pour sa part, confortait l’identité égyptienne. Identités spécifiques qui perdurent, d’une certaine façon, jusqu’à nos jours, dans les arches du péage signalant les entrées respectives des deux villes par la route du désert.
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L’autre Bibliothèque d’Alexandrie
Avec la contribution de la philosophe et spécialiste, entre autres, de la littérature de la décadence, Hélène Védrine, nous feuilletons avec fascination, tel un gigantesque album d’images multimédia, les illustrations lyriques, théâtrales, comiques ou encore cinématographiques du petit conte philosophique d’Anatole France, Thaïs. Il s’agit, bien sûr, de l’histoire de la courtisane alexandrine du IVe siècle, convertie par le cénobite Paphnuce et qui, vertueusement, se refuse à lui, se consumant de désir. C’est avec Thaïs, « avec toute l’ambiguïté d’une chair à la fois sainte et souillée », nous donne à voir la professeur Védrine, l’immortelle métonymie, esthétique et culturelle, d’Alexandrie elle-même et, en même temps, un universel « enjeu éthique et esthétique fondé sur le recours à l’amalgame et à l’antinomie ».
La professeure de littérature Sophie Basch fait brillamment revivre une autre Bibliothèque d’Alexandrie, celle de Henri Thuile, dans sa maison du Mex. Ingénieur, pourtant, et non romancier, vivant aux confins d’Alexandrie, homme des décalages, il anime non seulement « un des salons littéraires les plus fertiles d’Egypte mais d’Europe », comme Basch nous le montre, tout en se penchant plus particulièrement sur un livre de Thuile, Littérature et Orient. Il s’agit, en fait, de trente lettres adressées à un ami, Stéphanos Pargos, alors directeur de la revue alexandrine Grammata, et qui témoignent d’une culture, d’un art de la conversation, d’un humanisme tout emblématique de l’Alexandrie de l’époque. Spécialiste de la littérature néo-hellénique, Lucile Arnoux-Farnoux, se penche pourtant sur « deux revues littéraires francophones en Egypte » : La Revue du Caire et Valeurs, qui ont tenu un rôle culturel peut-être parmi les plus décisifs de cette période foisonnante de la presse littéraire francophone. Arnoux-Farnoux, mettant à profit l’entreprise gigantesque de numérisation de deux cents ans de journalisme d’expression française, in progress, sous l’égide de Jean-Yves Empereur et du Centre d’études alexandrines, compare avec une grande précision les programmes, les choix éditoriaux, les collaborateurs et le contenu respectifs des deux revues, l’une davantage tournée vers les échanges entre l’Egypte et la France, l’autre, fondée par Etiemble, plus attentive à représenter la culture française en Egypte, en ces années de guerre. Dominique Gogny, chercheure au Centre d’Etudes Alexandrines (CEA), achève une thèse sur l’écrivain et poète Christian Ayoub Sinano, dans le cadre d’un travail de dépouillement, de classement et d’études d’archives littéraires alexandrines léguées au CEA. Son étude de cet auteur, menée avec sensibilité, finesse et intelligence, ressuscite la figure de l’Alexandrin et du cosmopolite, par excellence, à travers l’évocation de la vie parisienne, et surtout du lyrique Artagal, roman quasi musical qui peignit, le premier, une Alexandrie magnifiée et universelle sous les couleurs de Césarée.
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Histoire de cimetières
Sous le titre heureux de Nécrocosmopolis, Jean-Yves Empereur, directeur-fondateur du Centre d’études alexandrines et directeur de recherches au CNRS, a choisi un objet d’étude qui, pour être insolite, n’en est pas moins un révélateur très fécond du passé : les cimetières d’Alexandrie, et, en particulier, pour cette fois-ci, les cimetières latins. Sa contribution clôture physiquement l’ouvrage mais ouvre symboliquement sur des recherches qui promettent d’être, sous cet angle nouveau, d’une fécondité certaine. Cette présentation ne joue pas seulement le rôle, aux dires du dynamique archéologue, de lever de rideau, mais procède au classement indispensable d’un ensemble disparate avant de pouvoir établir la méthode pour une analyse plus systématique, par exemple, du style, des inscriptions et de répartition des monuments funéraires qui s’élèvent dans les divers cimetières. Le texte fourmille néanmoins de remarques heuristiques, comme cette observation, par exemple, que le cosmopolitisme au cimetière prend d’autres caractéristiques. « A Alexandrie, on se mélange dans la vie mais pas dans la mort », on est enterré au sein de sa communauté respective, dans des parcelles bien délimitées. Une seule exception, notable en terre arabo-musulmane : le cimetière des libres-penseurs.
Les cimetières, davantage encore que les écrits, les traces, les personnages, les journaux, les lieux institutionnels, les mythes évoqués au fil des contributions constituant l’ouvrage, sont des miroirs, des reflets actifs, si l’on peut dire, d’Alexandrie et de sa société, de son passé et de son présent, de ses mécènes, de ses évergètes, de ses notables mais aussi des artisans anonymes de son histoire, les plus humbles, les plus insignifiants. Ils sont tous là. Comme le presse Empereur, traçant le programme des actions nécessaires qui devraient suivre de toute urgence, il faut croiser les archives de toutes sortes existant dans les communautés, les périodiques, les annuaires, les procès-verbaux des municipalités, à l’étude systématique des cimetières ; c’est ainsi qu’on pourra renouveler l’histoire sociale de l’Alexandrie maintenant révolue :
« Toute l’Alexandrie cosmopolite des communautés est là, et les Alexandrins sont sous nos yeux, en face de nous. Evoquer leur nom pour les faire revivre, revivre avec eux leur histoire alexandrine. Garder cette mémoire de quelques générations qui ont fait d’Alexandrie cette cité cosmopolite à la réussite si particulière dans l’Histoire. Il convient de sauver cette mémoire, de dresser l’image la plus fidèle de ces nécropoles sans arrêt menacées par les empiétements de la ville moderne. Il convient d’approfondir notre connaissance de cette ville des morts, de considérer la fouille quasi archéologique de cette mémoire comme un élément majeur dans notre réflexion sur le cosmopolitisme alexandrin ».
Gissèle Boulad
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