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...et le travail
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On devra à Nicolas Sarkozy d’avoir élevé le contresens littéraire à un niveau présidentiel. Avec pour victime Albert Camus, son écrivain préféré, comme la France l’apprend lors de la campagne présidentielle. A Marseille, Sarkozy lance : «Camus, le grand Camus, a écrit cette phrase éternelle, parlant de l’Algérie : "J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis…" » Bateleur, il tonne : «Qui osera dire que Camus n’aimait pas l’Algérie et les Algériens ? C’est une falsification de l’histoire.» Sitôt intronisé, il invite à sa table un spécialiste du «grand Camus». Mais tandis qu’il déclare encore «Je veux que ceux qui veulent travailler plus pour gagner davantage puissent le faire» et qu’il fait du travail l’axe de sa politique intérieure, on se rappelle que Camus, lui, en fit un des levains de sa révolte. A 23 ans - en 1938 -, déjà, il écrit : «On parle beaucoup en ce moment de la dignité du travail, de sa nécessité […]. Mais c’est une duperie. Il n’y a de dignité du travail que dans le travail librement accepté […].» Il attrape cette phrase, au hasard d’une rue : «Qu’est-ce qu’on est sur terre ? Et on se remue, et on se remue.» A la tête du journal Combat, il signe un article intitulé Sauver les corps pour dire que notre modernité les menace. «On travaille non plus sur la matière mais sur la machine, on y tue par procuration et on y est tué aujourd’hui par procuration.» Meurtriers sans visage.
Aux éditions Gallimard, dans sa collection «Espoir», il publie l’ouvrage de la philosophe chrétienne Simone Weil la Condition ouvrière, le récit de son immersion comme OS en 1935 chez Renault, à Billancourt. Elle-même note combien «la chair et l’esprit se rétractent» dans le travail à la chaîne. Le dernier Camus - c’est une lettre ouverte publiée après sa mort dans la revue syndicaliste Révolution prolétarienne - relance : «Les tyrannies comme les démocraties d’argent savent que pour régner il faut séparer le travail et la culture. Pour le travail, l’oppression économique y suffit à peu près. Pour la seconde, la corruption et la dérision font leur œuvre…» Mais, dira-t-on, on n’est plus en 1936, la classe ouvrière a disparu, le taylorisme aussi. La France au travail se porte si bien !
Ce n’est pas l’avis de Jean-François Naton, conseiller confédéral à la CGT sur les questions de santé professionnelle. Les chiffres qu’il lance effraient : en 2005, la Sécurité sociale a homologué 2 059 cancers d’origine professionnelle quand l’Institut national de veille sanitaire, «pas des gauchistes, précise-t-il, mais des épidémiologistes», quintuple ce chiffre et dénombre au moins 11 000 «nouveaux cancers par an d’origine professionnelle». Pour 300 à 400 cas d’asthme professionnel, le Haut Comité de santé publique avance quant à lui le chiffre de 37 000 cas réels. Mais la France est un des pays où les déclarations de maladies professionnelles sont très inférieures à celles constatées dans des pays de niveau comparable. Par exemple, il y a huit fois plus de déclarations en Suède qu’en France. Pour Jean-François Naton, «il y a une sous-estimation massive des accidents du travail et des maladies professionnelles, seuls 10 % sont reconnus». «La parole des travailleurs est niée, faute de démocratie dans l’entreprise.» Il parle de «drame national». De nos jours, le travailleur choisit une autre sortie : le suicide. «Rarissimes» autrefois, ces suicides au travail «se multiplient à un rythme inquiétant», dit Christophe Dejours, psychiatre et enseignant au Conservatoire des arts et métiers, auteur d’un remarquable Souffrance en France (1). «Il faut en chercher l’origine dans la division du travail poussé à l’extrême.» Les cadres ne sont plus épargnés. «L’informatique, commente Dejours, a été un moyen sans lequel on n’aurait jamais pu déployer le système d’organisation dont Taylor rêvait. Dès lors, le poste de travail permet d’enregistrer, voire d’espionner tout ce qu’on fait et tout ce qu’on ne fait pas.»
Aujourd’hui, le monde du travail ne songe pas qu’à son pouvoir d’achat. Son combat pour une retraite décente en est un aussi pour sa dignité, sa survie. Actuel, Camus ne l’a jamais été autant. C’est une citation de lui que porte le monument aux victimes de l’amiante, inauguré le 1er octobre 2005, à Condé-sur-Noireau (Calvados), dans une région particulièrement sinistrée. «L’angoisse de la mort est un luxe qui touche beaucoup plus l’oisif que le travailleur asphyxié par sa propre tâche.» Une phrase à mille lieues de ce qu’on oserait croire ou dire s’il n’y avait ce malheur de mourir au travail. L’oisif, c’est le contraire de l’agité. Ce n’est pas le paresseux. «Seule l’oisiveté est une valeur morale, poursuit l’écrivain en 1938, parce qu’elle peut servir à juger les hommes. Elle n’est fatale qu’aux médiocres. C’est sa leçon et sa grandeur. Le travail, au contraire, écrase également les hommes. Il ne fonde pas un jugement. Il met en action une métaphysique de l’humiliation.» Ce Méditerranéen a éprouvé très tôt une attirance pour l’Inde. Jean Grenier, son professeur de philosophie à Alger et qui lisait le sanskrit comme d’ailleurs Simone Weil, lui donna son exemplaire de la Bhagavad-Gîtâ - ce grand texte qui porte en essence toute la pensée hindoue. Sharad Chandra, sa traductrice en hindi, rappelle que Camus non seulement lut ce texte, mais l’annota. Camus aimait Gandhi et sa non-violence. Il écrivait aussi, dans ses Carnets, à propos du Bouddha historique : «Câkya-Mouni, de longues années, resta au désert, immobile, et les yeux au ciel.» Oisif… Il y confiait : «Ce qui me plaît : porter sa lucidité dans l’extase.»
Alors nie-t-il définitivement le travail ? Non. «Je propose qu’on renverse la formule classique, dit Camus, et qu’on fasse du travail un fruit de l’oisiveté […]. Ici le travail rejoint le jeu, et le jeu plié à la technique atteint l’œuvre d’art et la création tout entière.» Productivité et créativité, c’est possible. A ceux qui disent : «Gagner davantage…», il répond : «Toute vie dirigée vers l’argent est une mort.»
Le malentendu est total.
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(1) Ed. le Seuil, 1998.
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Jean-Pierre Barou journaliste, écrivain
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