Un tango pour Roberto Muniz
Moudjahid, ancier artificier du MALG.
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« Qui sait tout souffrir peut tout oser »
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Il nous accueille chaleureusement debout sur le pas de la porte.
Essoufflés. Mais il nous avait prévenus. « L’ascenseur est en panne »,
avait-il averti au téléphone. Geste vif et parole abondante, il nous
raconte sa vie, une incroyable succession de chemins de traverse et de
hasards heureux. Profondément humain et amical, drôle, parfois
provocateur, il a fait de la militance un sacerdoce.
Dans son appartement haut
perché au cœur d’Alger, il coule des jours paisibles après une retraite
bien méritée. Le soir il aime, lorsque la météo n’est pas ingrate, se
glisser dans sa terrasse et méditer avec, en toile de fond, une vue
imprenable sur la ville et ses lumières. Puis, avant de dormir, il peut
s’offrir un petit tango qu’une vieille cassette émet des entrailles
d’un poste radio tout aussi vieux. « C’est une musique dont je
raffole », confesse-t-il, non sans préciser qu’elle le transporte dans
le pays de son enfance. Et l’enfance, comme le chantait Brel, c’est
encore le droit de rêver. Mahmoud l’Argentin pourrait aussi être appelé
Ricardo l’Algérien. Rôle qu’il assume avec fierté. Un Argentin dans la
Révolution ? On a parlé des réseaux de soutien au FLN, Jeanson et
Curiel, des porteurs de valise, de l’aide apportée à notre lutte par
certains prêtres ouvriers, des communistes, de Henri Alleg, mais on n’a
jamais évoqué l’action clandestine d’autres étrangers venus de tous
horizons. Roberto est de ceux-là. D’origine argentine, il est né le 17
juillet 1923 à General Villegas dans la banlieue de Buenos Aires, issu
d’une famille de petits agriculteurs. Apprenti, puis ouvrier, militant
au sein des syndicats du mouvement ouvrier, Mahmoud va découvrir à 30
ans la lutte et les revendications du peuple algérien et y adhérer
pleinement.
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Une lutte ininterrompue
Pourquoi Mahmoud a-t-il été amené à participer à la guerre de
libération nationale ? « J’ai dû remonter le cours de ma vie, de mon
enfance, ma vie familiale, mes relations avec les enfants du quartier
où j’ai grandi et surtout l’ambiance que j’ai connue en tant
qu’apprenti aux chemins de fer dès l’âge de 10 ans. Mon contact direct
et quotidien, à cette époque, avec les travailleurs adultes, la plupart
des émigrés espagnols qui vivaient et ressentaient de loin les
cataclysmes de la guerre d’Espagne (1936-1938). Tous ces éléments ont
contribué à coup sûr à l’épanouissement de ma personnalité et ont
suscité mon engagement aux côtés des masses opprimées », note-t-il dans
le petit ouvrage qu’il a écrit. Les lendemains de la seconde guerre
mondiale ont été marqués par des combats révolutionnaires sur tous les
continents. Il était ajusteur, technicien de mécanique de précision.
« C’est ce métier qui m’a emmené en Algérie. » Il trouve dans son
expérience de tous les jours, du racisme ordinaire de classes, de quoi
alimenter sa révolte contre toutes les formes d’aliénation. « A 18 ans,
j’ai trouvé du boulot dans une entreprise pétrolière argentine dans la
Patagonie à 2500 km de chez moi. Mes parents ne voulaient pas que je
parte. J’ai réussi à convaincre mon père Téodoro, alors que ma mère
Emilia était beaucoup plus réticente. Je suis finalement parti. Tous
les mois j’envoyais un mandat à mon père. Une manière de le remercier
pour la bonne éducation qu’il m’a donnée », témoigne-t-il. A 20 ans, il
est incorporé au service militaire. « J’y ai appris un autre métier.
L’élevage de chevaux. J’ai eu le grade de caporal et on a voulu me
retenir, en me menaçant de prison. J’ai fait une année supplémentaire.
C’était en 1945. Après, je me suis installé à Buenos Aires où j’ai
exercé mon métier de ‘’matriceur’’. J’ai commencé à militer dans le
syndicat. Après 7 mois de travail, ils m’ont licencié à cause de mon
activité syndicale. Il m’a été difficile après de trouver un autre
emploi. J’ai aussi milité chez les metallos. C’est là que j’ai pris
contact avec des militants du FLN en vue de faire connaître leur cause
en Amérique latine. J’ai connu M. Oulhaci, un homme formidable. Je l’ai
perdu de vue depuis. On organisait des rassemblements dans des places
publiques à Buenos Aires pour vulgariser la lutte du peuple algérien.
Les Algériens avaient décidé d’installer une usine de fabrication
d’armement au Maroc. Ils m’ont proposé de venir. On était un groupe de
militants révolutionnaires. J’en étais le responsable. Au mois de
novembre 1959, j’atterris au Maroc, pas loin de Rabat à Souk El Arba.
C’est là que je fis la connaissance de responsables comme Mohamed
Boudaoud, dit Boubekeur, dit Mansour, Azzouz et bien d’autres. »
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Révolte révolutionnaire
Pour montrer la grandeur de la Révolution et sans être plus royaliste
que le roi, je mets en exergue l’organisation méticuleuse mise en place
par le FLN. « J’ai dû faire mon visa pour le Maroc en Belgique. Les
Hollandais ayant refusé. Les Algériens m’avaient informé de certaines
subtilités en arrivant à l’aéroport. Je devais demander après des gens
dès mon arrivée à Casa. Je ne parlais pas le français. J’ai demandé à
la police. L’un des policiers m’ordonna de le suivre. J’ai appris par
la suite que c’était le commissaire qui m’a accompagné dans une voiture
de service officielle. C’était la meilleure manière de passer inaperçu.
Vous en convenez... » Roberto restera-t-il Roberto ? Non, car ce prénom
attirait l’attention et puis, dans la clandestinité, on utilisait des
pseudonymes. « La direction m’a donné le prénom de Mahmoud, un collègue
mort accidentellement. Un autre Argentin, grand et mince, s’était vu
appelé Aïssa, en référence à… Jésus ! Dans la ferme, on a copié une
mitraillette, on l’a démontée et fabriqué toutes les pièces. On a
fabriqué 10 000 mitraillettes et 10 chargeurs pour chacune d’elles.
Puis on a mis au point deux séries de mortiers. Une soixantaine de 50
mm, très légers, faciles à emporter par les djounoud, d’autres aussi de
60 mm. Nous avons eu des déboires avec la police marocaine parce qu’on
n’avait pas de papiers. On a été arrêtés pendant une semaine, mais ceux
qui nous avaient interpellés sont venus s’excuser après avoir su notre
véritable mission. » Avec ses collègues, Mahmoud met en évidence les
excellentes relations fraternelles. « Quand je suis arrivé de nuit à
Rabat, j’ai été amené directement au réfectoire. Là, tous ceux qui y
étaient s’étaient levés pour me recevoir avec des applaudissements.
J’en étais ému aux larmes. Ce sont des souvenirs qui restent gravés à
jamais dans la mémoire. » Après le recouvrement de l’indépendance de
l’Algérie, Mahmoud a été prié de rentrer d’abord en Argentine, pour
voir son épouse et sa famille. Il refusera en arguant qu’il doit
rentrer en Algérie pour y fêter l’indépendance. « Ce sont des moments
exceptionnels qu’il ne fallait rater sous aucun prétexte… » Après
l’indépendance, Mahmoud fait le choix de s’installer définitivement en
Algérie où il obtient la nationalité algérienne. Il exerce à Sonelgaz
jusqu’en 1980 où il obtient sa retraite. « J’ai eu des réductions,
surtout en ma qualité de moudjahid. Pourtant, je ne suis pas invalide.
C’est un cadeau que l’Algérie m’a fait et je lui serai toujours
reconnaissant », avoue-t-il en faisant un clin d’œil à son épouse,
militante elle aussi et qui l’a rejoint en 1962. De leur union est né
en 1964 Mahmoud-Luis, aujourd’hui ingénieur d’Etat en hydraulique. « Il
s’est intégré normalement à la société algérienne. Il a fait l’école
Chazot dans le quartier, puis le lycée El Idrissi avant de terminer ses
études à l’université de Bab Ezzouar. Il a été en Argentine où il a
vécu pendant 3 ans. Mais il a fini par revenir en Algérie où il exerce
depuis dans le commerce. Ma femme, Argentine elle aussi, n’a pas eu de
mal à se mettre au diapason de la société algérienne. Au marché,
lorsqu’elle est appelée à y faire des courses, on la taquine gentiment
en l’appelant … Maradona ! C’est dire qu’elle a été vite adoptée ! Et
puis son choix est fait : elle préfère l’Algérie à l’Argentine. » Son
regard sur son pays d’adoption est sans équivoque.
L’Algérie a changé
« L’Algérie de 2007 a beaucoup changé. Je pense qu’il y a beaucoup de
problèmes avec la jeunesse. C’est un phénomène qui touche tous les pays
du monde, lié directement au développement. Sachez que le pays qui veut
s’émanciper est vite remis à l’ordre, s’il n’est pas carrément ciblé
par le nouvel ordre mondial. Sachez que je ne suis pas d’accord avec la
privatisation. Toute l’expérience de l’histoire a montré qu’une société
basée sur ce système est vouée à la misère. L’intérêt étroit prime sur
l’intérêt général. La lutte est encore plus acharnée que par le passé.
Les richesses sont entre les mains de lobbies minoritaires mais
puissants. Nous sommes face à un monde qui est en train de nous
écraser. Pour moi, la mondialisation ne signifie ni plus ni moins que
la soumission aux puissants. Avant, il y avait les blocs. Cela assurait
un certain équilibre. Ce n’est plus le cas et l’hégémonisme américain
est de plus en plus outrancier », glisse-t-il dans un sourire inquiet.
Les cris de colère semblent condamnés à être inaudibles dans le
brouhaha ambiant. Fidèle en amitié, à 84 ans, Mahmoud n’a rien cédé de
son amour pour ses idéaux. Il n’a pas changé et il tient à le faire
savoir. Il n’a pas perdu de vue ses anciens camarades de lutte comme
Hafid qu’il taquine amicalement lors des rencontres : « Je ne te
connais pas et tu devrais me donner la main droite comme souvenir de la
Révolution. » En précisant que cette main-là ne possède qu’un seul
doigt, Hafid avait perdu les quatre autres dans un accident pendant la
guerre. A ses moments perdus, il rédige des poèmes et il demeure plus
que jamais convaincu que la création artistique permet d’apaiser les
douleurs, de réparer les affronts. Mahmoud est assez digne pour
détester le misérabilisme, car « c’est une logique qui enferme au lieu
d’ouvrir ». Sans voisiner avec l’utopie, Mahmoud croit au bonheur
annoncé de l’homme dans la liberté et l’égalité. Même combat, même
idéal, mêmes idées. L’homme n’a pas changé et en plus, il n’a pas de
regrets : « Si c’était à refaire, je le referai sans hésiter… » On vous
le disait, le révolutionnaire plus que révolté ne transige pas sur les
principes et est resté égal à lui-même…
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PARCOURS
Il est né le 17 juillet 1923 à General Villegas près de Buenos Aires,
dans une famille modeste d’agriculteurs où la lutte pour la dignité
n’était pas un vain mot. Imprégné des valeurs humanistes et
internationalistes, Muniz, après avoir intégré l’école des arts et
métiers où il reçoit une formation d’ajusteur, sera vite injecté dans
le monde du travail. Là, il va côtoyer la dure réalité des travailleurs
et leur lutte pour acquérir leurs droits pleins et entiers. Muniz n’a
d’autre solution que de rejoindre le syndicat où il s’affirme comme une
voix qui porte. Il fera la propagande pour faire connaître les causes
des humiliés et des opprimés. La cause du FLN est l’une de ses
priorités et il luttera pour la faire connaître, notamment à Buenos
Aires. En 1959, il est appelé à participer à la fabrication de
l’armement pour le compte de l’Algérie combattante. Au MALG, il se sent
dans sa peau et il mettra ses connaissances au service de la
Révolution. Après l’indépendance, il obtiendra la nationalité
algérienne. Il exerce à Sonelgaz jusqu’en 1980. Aujourd’hui à la
retraite, il coule des jours paisibles à Alger.
Hamid Tahri
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