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de Mohamed Benchicou est sorti le 31 octobre à Alger pour le Salon du livre. Extrait.
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Nota de Ben : voir en rouge dans le texte : Salam de Cherchell.... hi hi hi, si seulement on pouvait en rire... ;)
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– J’ai dit à mon fils : ne suis pas l’exemple de ton père ; si tu veux devenir un homme riche, sois juge ou général. Il a compris.
Samar ne rit pas de son amère boutade, sans doute parce que, pour lui, elle n’en était pas tout à fait une. Voilà longtemps qu’il s’est résigné à l’idée que la fortune vient du bakchich et que le bakchich va à ceux qui ont un pouvoir : les magistrats et les dignitaires du régime.
Cadre dans une banque publique, accusé de dilapidation de deniers publics qu’il nie avoir commis, Samar fait partie des parias, ces détenus trop pauvres pour échapper aux verdicts de l’injustice. Le juge et le procureur, gourmands, ont exigé un montant trop élevé en contrepartie d’un procès indulgent qui lui aurait permis de rejoindre ses enfants. Samar ne put réunir la somme. L’épouse et la mère avaient pourtant vendu leurs bijoux, les frères s’étaient cotisés, le père avait cédé le lopin de terre hérité des aïeux et les amis avaient mis la main à la poche. En vain. Le bakchich est un luxe interdit aux couches modestes. Devant la défaillance de la famille, le juge a alors prononcé, au nom du peuple, la sentence réservée à la plèbe : 12 ans de prison ! Au-delà du crime qu’on lui prêtait, Samar venait d’être condamné pour délit de pauvreté.
Amrane, lui, n’a jamais plaidé l’innocence. Pour financer ses noubas, cet immense gaillard aux yeux bleus, amateur de bonne chère et qui avoue n’avoir jamais su résister aux femmes et aux soirées bien arrosées, puisait comme un forcené dans la caisse de l’agence postale qu’il dirigeait. Les vies dissolues, très coûteuses, sont souvent à l’origine des détournements de fonds et donc d’incarcération des cadres financiers. Amrane, qui assume fièrement son épicurisme, avait encore moins de raisons de déroger à la règle. Et c’est donc tout naturellement qu’il s’est retrouvé derrière les barreaux pour un délit sévèrement puni et qui pouvait coûter jusqu’à 20 ans de prison. La perspective de passer son existence en prison ne l’enchantant guère, il a immédiatement entrepris d’y faire face au moyen de l’arme absolue du bakchich. L'indulgence des magistrats, pour ce genre de méfait, coûte une vraie fortune mais Amrane, qui eut l’heureuse précaution d’économiser une partie de son butin, n’était pas dépourvu d’arguments. Il s’acquitta donc de l’équivalent de dix années de son salaire, au profit du juge et du procureur et arracha leur clémence : 5 ans de prison au lieu des 15 encourus !
Moussa, un promoteur immobilier tunisien incarcéré pour une complexe affaire de « tromperie sur la marchandise », s’était, lui, inspiré de cette manière bien algérienne de lever son écrou : pour échapper aux quatre ans de prison requis contre lui par le procureur, il a versé 100 000 dollars au rabatteur et a pu immédiatement rejoindre Tunis où il tient un superbe restaurant. « N’oublie pas de venir manger chez moi. Je suis le seul à rappeler aux Algériens leur propre cuisine. » Promis.
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Acheter la compréhension des magistrats algériens est courant mais n’a, cela dit, rien d’une transaction routinière. D’abord, et heureusement pour la morale, parce que tous les juges ne sont pas corrompus. Ensuite, et je l’ai appris avec Amrane, la chose requiert du doigté, de la discrétion et le respect des règles propres à toute activité clandestine. Il faut, en premier, s’adresser au bon réseau. Entre le détenu et le magistrat s’active une chaîne d’intermédiaires patentés qu’il faut savoir solliciter. Le contact préliminaire est noué avec des avocats bien introduits, qui se chargent de négocier la peine et le prix de la clémence et qui, au passage, n’oublient pas de prélever une forte commission en rémunération de leurs précieux services. Le paiement se fait toujours en liquide et, systématiquement, auprès de greffiers proches des magistrats. Ce sont eux qui leur assurent la discrétion et qui leur servent, au besoin, de fusible. J’ai connu en prison plusieurs greffiers arrêtés après avoir été pris la main dans le sac, mais qui n’ont jamais dévoilé leurs réseaux.
Avec le temps, le commerce du verdict trafiqué a fini par se démocratiser. Bien des détenus de condition modeste, des pickpockets pressés de reprendre leur lucrative activité ou de simples pères de famille arrêtés pour conduite en état d’ivresse, n’hésitent pas à s’y adonner pour écourter leur séjour en prison. Du coup, le secret fut moins bien gardé et les tarifs subirent une baisse notable. Ils sont même tombés dans la notoriété publique et il n’était pas rare d’entendre de jeunes délinquants s’échanger, sous la douche, à la manière des bookmakers, les cours boursiers de la corruption judiciaire :
– Elle demande combien la juge d’El-Harrach ?
– Entre 20 et 25 millions.
– Non, ça c’est l’ancien tarif. Aujourd’hui cela doit être beaucoup moins.
Et c’est ainsi que les détenus algériens se trouvèrent répartis en trois catégories : ceux qui peuvent payer, ceux qui ne peuvent pas payer et ceux dont le sort n’est pas susceptible de transaction car incarcérés pour leurs idées ou leur appartenance politique. Les premiers, vivier inépuisable pour le bakchich, négocient avantageusement la durée de leur peine. Les seconds, démunis, subissent la loi dans toute sa sévérité. Les derniers, eux, échappent au pouvoir des juges qui se limitent à leur appliquer le verdict dicté par le pouvoir politique.
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La sentence tomba dru : « Benchicou va me le payer bientôt ! » Tout venait de se précipiter. Mon emprisonnement venait d'être annoncé en conférence de presse une année avant que je ne franchisse la porte du pénitencier d'El-Harrach. Le régime algérien, surtout quand il est en colère, est capable de ces sombres exploits d'oracle. Il m'a condamné, ce juillet 2003, avant les juges. Mais à quoi bon attendre les juges ?
Ayant pris ombrage de tout, de nos écrits comme de notre désinvolture, le pouvoir n'avait plus le temps de laisser mûrir les stratagèmes de mise en faillite du journal ou les dossiers compromettants. Plus le temps de me surprendre avec mes supposées maîtresses, de compter mes cuites ou de filmer le caniche. Il fallait faire vite. Vite et fort : arrêter la parution du Matin et incarcérer son directeur.
Les dirigeants avaient trois bonnes raisons de précipiter les choses : l’urgence, le danger, l'affront. L’urgence, à neuf mois des élections présidentielles, dictait de faire taire les voix qui pouvaient contrarier la reconduction de Bouteflika à la tête du pays. Le danger c'était ce livre sur le président, dont les services savaient que j’en avais entamé la rédaction et dont il fallait absolument m’empêcher la sortie. L'affront, enfin, qu'il fallait laver, c'était celui que disait avoir subi le ministre de l'Intérieur, Nourredine Yazid Zerhouni : ces accusations de torture portées contre lui, lui le dignitaire du régime, le chef de la police et des renseignements généraux, le mandarin proche du président de la République, par Mahfoud Saâdaoui, ce citoyen que le Matin fit parler dans ses colonnes trois jours plus tôt. Il avait donc décidé de me châtier sans plus attendre. C’est donc lui, on l’a deviné, qui se chargea d'annoncer aux bonnes gens ma damnation proche et inéluctable. Très remonté contre l'insolence du petit journaliste que je suis et soucieux, avant tout, de rappeler qui était le maître sur ce territoire de l’injustice qu’était l’Algérie, le ministre prononça, ce mardi 23 juillet 2003 devant la presse à Djelfa, une petite ville des hauts plateaux algériens cette sentence restée mémorable : « Benchicou va me le payer bientôt. » Le verdict venait d'être grossièrement prononcé au beau milieu de la steppe.
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Mohamed Aloui avait la tête du bouc émissaire. C’était un homme malingre, qui promenait son corps malade dans les travées d'El-Harrach où je le croisais parfois, en revenant de l'infirmerie. Une grave infection pulmonaire l'avait définitivement affligé d'un teint blafard et le faisait rageusement tousser à longueur de journée. De toute évidence, il courait un danger de mort dans la prison surpeuplée, poussiéreuse et où il manquait de soins appropriés et de médicaments. Mais qui se soucie de la santé d’un détenu ordinaire dans les geôles d’Alger ? Après plusieurs crises d’étouffement qui avaient failli l’emporter, la direction du pénitencier consentit à lui faire quitter sa cellule pour le placer à l’infirmerie, mais sans qu’il ne fût mis entre les mains d’un spécialiste. Comme si on voulait l’achever.
C'est que Mohamed Aloui fait partie de ces coupables de substitution que le pouvoir a le don de savoir débusquer et dont il se sert comme pare-feu pour les notables et les copains compromis dans les affaires. Un paria algérien. A ce rôle de lampiste, sa fonction le destinait tout naturellement : Aloui était directeur général de Khalifa Bank, la banque privée qui fut au cœur du plus grand scandale politico-financier qu’ait connu l’Algérie depuis l’indépendance. Des centaines de millions de dollars y ont été puisés par les dignitaires du régime sous forme de prêts non remboursables et de dons déguisés en subventions ou en cadeaux. Pour s’assurer des soutiens politiques, le propriétaire de Khalifa Bank, Moumène Khalifa, un jeune businessman subtil et avisé comme il en naît parfois dans le monde de la finance, exploitait la cupidité des hommes du sérail politique et n’hésitait pas à les corrompre au moyen des fonds de la banque. L’homme d’affaires, patron d’un grand groupe qui comptait, outre la banque, une importante compagnie aérienne et des entreprises de bâtiment, cultivait d’énormes ambitions qu’il comptait réaliser en arrosant les cercles du pouvoir afin de s’acheter leur silence ou leur complicité. Le bakchich Khalifa était gigantesque et couvert par les plus hautes autorités du pays : l’avocat du groupe qui supervisait les transactions douteuses n’était autre que le frère du président Bouteflika. Ministres, officiers supérieurs de l’Armée, chefs de partis, dirigeants de grandes sociétés publiques, proches collaborateurs du chef de l’Etat, artistes renommés et recommandés à Moumène par la présidence de la République… La liste des hauts bénéficiaires du bakchich était impressionnante. Khalifa finançait même des opérations de lobbying en vue d’améliorer l’image du président Bouteflika à l’étranger, notamment aux Etats-Unis. Il invitait les plus grandes stars du cinéma, tels Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, à venir s’afficher aux côtés du chef de l’Etat, et n’hésitait pas à s’attacher, au moyen d’arguments sonnants et trébuchants, l’amitié des deux personnalités les plus proches du président, son directeur de cabinet et son chef du protocole. C’est dire à quel point la subornation des plus hauts décideurs était, si l’on ose dire, monnaie courante.
Ce concubinage entre la politique et l'argent n’aurait indigné personne si l’ambitieux businessman n’avait brusquement décidé un jour de fâcher le président Bouteflika par une initiative précoce et irréfléchie : le lancement, en septembre 2002, de deux chaînes de télévision, l’une à partir de Paris l’autre à partir de Londres. Un acte d’hostilité impardonnable envers un chef d'Etat paranoïaque et aux yeux duquel le généreux mécène apparut alors comme un dangereux et incontrôlable aventurier, voire un rival. Comment s'en débarrasser ? En bloquant, tout simplement, le coffre dans lequel Moumène Khalifa s’alimentait pour financer ses lubies, c'est-à-dire Khalifa Bank, la banque dirigée par Mohamed Aloui.
Dès le mois d’octobre 2002, les services de l'inspection générale des finances furent instruits d’une directive précise : monter un dossier compromettant pour la banque Khalifa dans le but de la dissoudre. Le reste se devine aisément. Le gouvernement annonce avoir découvert des malversations au préjudice de l’Etat et Khalifa Bank, comme le reste du groupe, est mis en liquidation judiciaire au printemps 2003. La justice est saisie.
Comment, cependant, conduire une affaire qui met en cause tant de hautes personnalités sans prendre le risque d’éclabousser le régime ? La question n’a pas taraudé bien longtemps les hommes de loi algériens : aucune des personnalités impliquées ne fut inquiétée, bien que le juge, pour les besoins de la propagande, ordonna 104 inculpations. Moumène Khalifa, réfugié en Angleterre, échappa aux mailles du filet. Alors, plutôt que de mettre en examen les puissants et moins puissants dignitaires du pouvoir qui s'étaient laissés soudoyer par Khalifa, le juge se contenta de placer Mohamed Aloui et sept autres cadres de Khalifa Bank en détention préventive, dans l’attente du procès. De petits poissons bien pratiques pour cacher les vrais requins. Et de modestes pères de famille accablés mais jamais résignés, dont je me rappelle encore les noms et les moments d’amitié franche qui nous unissaient dans le froid d’El-Harrach où ils végétèrent deux longues années avant d’être jugés en janvier 2007.
Hakim, le gouailleur, directeur de l’agence Khalifa Bank d’Oran, m’était le plus proche en sa qualité de membre de notre gourbi. Il formait avec Zaouèche et Mosta un trio décapant qui n’avait pas son pareil pour noyer le chagrin sous des océans de franche rigolade. Aziz, le dandy qui dirigeait l’agence d’El-Harrach, le plus fragile sous ses dehors flegmatiques, avait, lui, une passion culinaire qu’il adorait nous faire partager : le civet de lapin préparé avec du gibier fraîchement chassé dans son village natal. Nous y avions droit chaque semaine et Aziz, en retour, écopait régulièrement de la remarque taquine de Mosta :
– S’ils l’ont mariné au vin rouge, je le mange, si c’est un civet arabo-musulman, tu te le gardes.
Hocine, chef de l’agence de Paris, un brave homme psychologiquement torturé, était le plus angoissé de la bande et évacuait son anxiété par des flots ininterrompus de geignements qui indisposaient tout le monde, mais dont chacun a fini par rire, avec le temps. Ce n’était pas le cas d’Akli, le sexagénaire taciturne, qui affichait fièrement sa citadinité mais qui se murait dans un lourd silence comme s’il ne se faisait plus d’illusions sur son sort : responsable de la caisse centrale de Khalifa Bank où venaient s’alimenter les petits et grands coquins, il risquait en effet très gros. Il n’avait pas tort : en mars 2007, chacun des membres de la bande a été condamné à 10 ans de prison. La peine idéale pour de petits poissons. Les vrais receleurs, eux, notables haut placés, dévoilés pourtant lors des auditions, n'ont pas été jugés.
D’autres cadres de banques publiques, comme Samar, ont payé pour des barons de l’import-export qui, souvent, ne sont que des prête-noms pour les puissants du régime et qui, à ce titre, échappent au verdict du juge. L’import-export est, en effet entre les mains des dirigeants civils ou militaires qui utilisent l’argent des banques d’Etat pour financer leurs transactions. Les responsables de la banque, sommés par ces hauts responsables de délivrer à leurs prête-noms des crédits auxquels ils n’ont pas droit, se retrouvent coincés entre le marteau et l’enclume et sautent, comme un fusible grillé, à la première anicroche. Ils sont alors envoyés en prison pour une opération qu’ils ont été forcés d’accomplir.
Les parias se recrutent aussi parmi les cadres du pétrole. C'est-à-dire dans l’empire feutré de la magouille, des sponsorings maquillés, des immeubles surévalués, des fausses factures de Brown and Root Condor et des commissions occultes (voir chapitre Ami Moh). Comme Salem et Azzi, ils sont les détenus de substitution aux vrais commanditaires de la rapine qui, eux, couverts par les plus hauts sommets de l’Etat, jouissent de l’impunité et de la myopie d’une justice aux ordres. Ingénieurs en pétrochimie, Salem et Azzi font partie de la première escouade de spécialistes algériens du pétrole formés après l’indépendance et à qui l’Algérie doit d’avoir développé son réseau d’hydrocarbures et édifié l’entreprise Sonatrach. Ils dérangent bien souvent, par leur compétence et leur probité, des machinations mafieuses et des projets inavouables, comme la nouvelle loi sur les hydrocarbures qui prévoyait, en 2004, d’ouvrir la propriété du sous-sol algérien aux compagnies étrangères liées aux pègres algériennes. Ils sont alors vite écartés. Salem et Azzi se sont retrouvés à El-Harrach à la suite d’une ténébreuse et anonyme plainte pour « malversation » que le juge a aussitôt enregistrée. Au milieu des cadres parfaitement innocents qui promènent leurs corps fatigués dans le pénitencier d’El-Harrach, ils dénotent par un remarquable esprit d’autodérision.
– Tu imagines l’esclandre que ça ferait si les gens de Cherchell me voyaient en taule ? Chez nous, c’est quelque chose qui ne se fait pas. Il va falloir improviser, s’amuse Salem, avec toutefois un soupçon d’inquiétude.
– T’en fais pas, Cherchell est une ville de vestiges romaines, ils sauront cohabiter avec des ruines comme toi, rétorque Azzi, qui ne se prive pas non plus, de rire de lui-même. Quel con je fais ! J’ai passé ma jeunesse à construire le complexe pétrochimique d’Arzew pensant jouir de la reconnaissance pour ma vieillesse. Voilà où je suis à 65 ans !
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Dans leur aveugle acharnement à vouloir coûte que coûte m’emprisonner dans les vingt-quatre heures, le président Bouteflika et le ministre Zerhouni n’avaient pas pensé à un os juridique : sur quelle base légale m’incarcérer ? Il y avait absence de délit, absence de plaignant, absence du corps du délit et absence de procès-verbal consignant la pseudo-infraction. Les douanes, seul organisme légalement compétent pour constater les violations à la réglementation, n’ont en effet enregistré aucune transgression à la législation de ma part pour deux simples raisons : il n’y en avait pas et, même s’il y en avait, je n’avais pas eu le temps d’arriver jusqu’aux comptoirs douaniers afin que les douaniers puissent constatent un éventuel délit.
Emportés par le sentiment de revanche et déterminés à m’incarcérer avant la rédaction du livre sur le président Bouteflika, les dirigeants algériens n’ont pas suffisamment évalué l’inconsistance de leur accusation : voyager avec des bons d’épargne personnels n’a jamais constitué une transgression douanière, en Algérie comme ailleurs. Il n’existe aucun précédent dans l’histoire algérienne d’un citoyen qui ait été inquiété pour avoir été en possession de ses reçus de dépôt ! Selon la loi algérienne de 1996, l’unique texte législatif dans le domaine, les seuls cas d’infraction à la réglementation monétaire et douanière concernent exclusivement les mouvements de capitaux de et vers l’étranger, c'est-à-dire les espèces ou les traveller's chèques. Or les bons de caisse n’étant que de simples reçus de dépôt délivrés par une banque algérienne, ils sont des documents absolument sans aucune valeur à l’étranger car non convertibles et non transférables vers des banques étrangères. Où était donc la faute pour laquelle le pouvoir de Bouteflika me promettait la potence ?
A cet handicap législatif qui compromettait à lui seul les poursuites judiciaires, est venu s’ajouter, dès l’après-midi du samedi 23 août, un obstacle imprévu : le refus des services douaniers de se constituer partie civile et donc de déposer plainte contre moi. Sollicités par les plus hautes autorités du pays, les responsables des douanes, devant l’énormité du subterfuge, ont catégoriquement refusé de se prêter à une mascarade politicienne montée de toutes pièces en dehors du cadre légal et réglementaire. Les douaniers de l’aéroport, invités par leur ministre de tutelle Abdelatif Benachenhou à établir un rapport d’infraction sur la base de la fouille opérée par la police de Zerhouni, se révoltèrent et opposèrent un non catégorique. Et pour cause : je n’avais pas eu le temps d’avoir affaire à eux ! Les flics m’ont cueilli avant que je ne franchisse le seuil de l’espace douanier. Le gouvernement les conviait tout simplement à mentir et à fouler aux pieds les lois de la République !
Durant toute la journée du dimanche, les ministres de Bouteflika ainsi que la police de Zerhouni exercèrent une terrible pression sur le directeur général des douanes Sid Ali Lebib pour le contraindre à déposer plainte contre le directeur du Matin. Le chef de l’Etat chargea même le ministre Hamid Temmar de le faire changer d’avis « par tous les moyens », c'est-à-dire par la carotte ou par le bâton. Ce dernier, devant le chantage, prit alors l’initiative qui allait déstabiliser le clan Bouteflika. Après avoir réuni, dans la soirée du dimanche, l’état-major des douanes pour solliciter son avis sur « l’affaire Benchicou » et recueilli une réponse unanime – il n’y avait aucune raison pour les douanes de déposer plainte – Sid Ali Lebib va trancher définitivement dès le lundi 25 août, dans un message adressé au chef du gouvernement mais aussi au patron des services de renseignements, le général Toufik. Un message sans équivoques : « Benchicou Mohamed a été intercepté par les éléments de la police des frontières avant l’accomplissement des formalités légales auprès du service des douanes. Cette conduite ne permet pas d’asseoir une quelconque infraction dans la mesure où l’intéressé peut faire valoir ses droits seulement auprès des services des douanes à tout moment pour les objets et effets personnels,y compris les capitaux. Le législateur autorise un voyageur, une fois la marchandise déclarée, de la constituer en dépôt auprès du receveur et de la réexporter dans un délai de quatre mois ou de la dédouaner dans un cadre réglementaire. Présentement, les éléments de la PAF, même s’ils peuvent avoir un renseignement ou avoir découvert des devises dans les bagages du passager, ne pouvaient à aucun moment le poursuivre puisque l’infraction de changes ne peut être constatée qu’après l’accomplissement des formalités douanières. » C'est clair : la police des frontières qui m’a fouillé à l’aéroport n’ayant pas la qualité judiciaire pour constater un délit d’infraction, la procédure était nulle et non avenue et je ne pouvais être poursuivi aux yeux de la loi algérienne ! L’action était d’autant plus irrecevable que Zerhouni ne disposait d’aucune pièce à conviction : les bons de caisse, si tant est que leur transport relèverait d’un délit, n’ayant pas été saisis et m’ayant été restitués à l’aéroport, la police n’avait en sa possession aucun corps du « délit » à présenter au juge. Il n’y avait aucune preuve matérielle sur laquelle pouvait s’appuyer l’accusation en dehors des photocopies faites par précaution et qui ne pouvaient en aucun cas remplacer le corps du « délit ». Il n’existait pas, non plus, de procès-verbal établi à l’issue de la fouille. « Je ne savais pas qu’on était en face d’une infraction », avait avoué le commissaire durant le procès.
Yazid Zerhouni et les architectes du complot se trouvaient, du coup, sans plaignant et donc sans base légale pour m’inculper. Allaient-ils renoncer, devant tant d’impréparation, à leur funeste projet de m’incarcérer ? Ce serait mal connaître le régime algérien.
En moins de vingt-quatre heures, le duo Bouteflika-Zerhouni allait, au mépris total des lois de la République, commettre l’un des plus scandaleux abus de pouvoir jamais perpétré depuis l’indépendance.
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La solidarité des cols blancs, Mohamed Bouricha, wali de Blida, proche de la famille Bouteflika, en connaît le sens caché : la prison n'est pas faite pour les amis. Confondu au début de l’année 2005 de corruption, de dilapidation de deniers publics, d’usage de fonds étatiques à des fins personnelles, de trafic de terres agricoles et d’abus de pouvoir, ce préfet bien spécial a joui d’une incroyable impunité pour des délits impardonnables et avérés. Le préfet Bouricha « revendait » pour son compte des terres agricoles appartenant à l’Etat et traitait de manière frauduleuse avec quatre hommes d’affaires qu’il faisait bénéficier de terrains et de marchés douteux en contrepartie de commissions en espèces et en nature. Il a notamment fait acheter par l’hôpital psychiatrique de Blida, et par cinq communes relevant de son territoire, des marchandises surfacturées par son complice Boukrid, un trafiquant de voitures qui, en retour, l’a gratifié de généreuses ristournes. La gendarmerie a établi que Boukrid s’adonnait à la contrebande de voitures avec le propre fils du wali qui, bien entendu, agissait sous la couverture de papa. Avec son autre acolyte El-Hadj, un promoteur immobilier, Mohamed Bouricha a passé un marché encore plus juteux : l’octroi d’un terrain de l'Etat, incessible, en échange de deux somptueuses villas à Alger et d’une limousine au volant de laquelle le très fantasque préfet avait même l’impudence de s’afficher publiquement ! Bouricha avait aussi, selon les journaux, bénéficié d’une maison à Paris offerte par un riche industriel à qui il aurait facilité l’acquisition d’une usine textile. Bref, ce fut un préfet très débrouillard et très riche qui fut démis de ses fonctions en mai 2005, placé sous contrôle judiciaire un an plus tard mais jamais incarcéré. Son fils, après un court séjour en prison, fut libéré en catimini, sans jamais avoir été jugé. Pour des délits dix fois moins graves, les Algériens anonymes ont passé cinq années d’enfermement !
C’est que Bouricha, originaire de Tlemcen, c'est-à-dire de la région chérie par la famille Bouteflika, fait partie du clan des intouchables. A ce titre, il a d’ailleurs mené une hystérique campagne pour le président-candidat aux élections de 2004 et n’a jamais manqué de lui manifester son allégeance. On comprend, alors, que la taule ne soit pas faite pour les amis.
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Mohamed Aloui mourut à la fin de l’hiver.
Son banc était vide, ce matin brumeux du 8 janvier 2007, au « procès du siècle », son procès, le procès de l'affaire Khalifa. « Absent excusé ! », a conclu le greffier. « Excusé » de ne plus faire partie du monde des vivants, « excusé » d'être parti sans dire au revoir. « Excusé » de n'avoir pas survécu à l'enfer d'El-Harrach. Le juge a pris note. Puis l’audience s’est ouverte, sans l’accusé principal, absent excusé, qui ne saura jamais rien de ce qu'on lui reproche et dont personne n’entendra jamais les vérités.
Aloui est mort à la fin de l’hiver, un jeudi de mars 2006, comme on meurt en prison : de lassitude, d’abandon et de mépris. L’infection avait fini par lui complètement ronger les poumons. Depuis deux ans qu’il baladait sa carcasse décharnée au milieu de l’arrogante indifférence des juges et des geôliers, depuis deux ans qu’il se regardait dépérir entre les murs glacés de la prison d’El-Harrach, il n’espérait plus rien des hommes et s’en était remis, je crois, à quelque providence divine. Car la justice algérienne, jalouse de son inhumanité, n’accorde jamais de liberté provisoire pour raison de maladie grave. Même à l’article de la mort, un détenu se doit d’aller au bout de sa peine. Il n’est pas rare, à El-Harrach, de croiser des vieillards perclus de toutes sortes de maladies comme il est fréquent de rencontrer à l’infirmerie des handicapés, manchots ou amputés d’une jambe.
Aloui est mort comme on meurt en prison, comme une feuille jaunie par le froid, ignorée puis écrasée par les passants. Lui a été écrasé par l’impitoyable crédo du pénitencier : ici, on entre pour expier, pour souffrir, par pour s’y soigner. Alors, aux pieds de cette loi inhumaine, les plus vulnérables finissent par abdiquer ce qui leur reste à vivre. « La prise en charge de leur maladie chronique est complexe, parce que nous dépendons toujours des places disponibles dans les hôpitaux », a expliqué, sans émotion, le procureur au lendemain du décès de Aloui. Le sort d’un détenu grand malade dépend en effet de la baraka : un seul hôpital d’Alger accueille les prisonniers, dans une aile spéciale et exiguë, placée sous étroite surveillance policière, un espace qui affiche toujours complet et où les souffrants, menottés, sont admis avec parcimonie. Comme si la vie d’un détenu dans les geôles d’Alger ne valait pas qu’on investisse, outre mesure, en frais hospitaliers. Aloui, sous le coup d’une crise soudaine, a été transféré trop tard. Selon la version du parquet, il aurait trépassé à l’hôpital, mais certains disent qu’il était déjà mort avant qu'on ne mette son corps malmené dans l’ambulance. Au suivant ! Après une autopsie aussi sommaire qu’inutile, ses enfants sont venus pleurer sur la dépouille solitaire d’un homme dont personne n’a remarqué les ultimes douleurs d’une vie confisquée.
A El-Harrach, on meurt banalement.
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Les Guignols de Canal +, ce soir du 8 avril 2004, nous avaient prévenus. « Oui, le vote est libre. Nous, on ne s’occupe que des suffrages. » Sur un ton narquois, la marionnette d’un général algérien avait tout dit. Et le lendemain matin, devant les journalistes, Yazid Zerhouni n’avait plus qu’à suivre la poupée : Abdelaziz Bouteflika était triomphalement « réélu » à la tête du pays avec près de 85 % des voix. Ses adversaires, ou supposés tels, étaient, eux, laminés : Ali Benflis venait en deuxième position avec 7 % des suffrages et les cinq autres postulants obtenaient d’humiliants scores oscillant entre 1 et 3 % !
La farce venait de se terminer dans le désarroi : rien n’allait changer, tout restait en place et le pire était à prévoir.
C’était certes la victoire, attendue, de l’argent sur les idées, de la force sur l’espoir, de l’hégémonie sur les bourgeons pluralistes. Mais c’était surtout le triomphe des vieilles coteries sur de jeunes rêves démocratiques. L’Armée, sans doute de concert avec les puissances occidentales, venait de reconduire le personnage qui partageait non seulement le mieux ses angoisses, celles d’un régime traqué et à bout de souffle, mais aussi ses ultimes ambitions, celles de survivre aux outrages de l’âge et d’une réputation ternie par un demi-siècle de dictature. Le système grabataire intronisait une fois de plus, l’enfant adultérin obtenu d’une démocratie violée.
On n’avait rien vu venir.
On était assommé et douloureusement déniaisé. Je ne savais pas quoi penser ce soir du 8 avril 2004, en regardant cette marionnette des Guignols nous donner une leçon de lucidité politique. Ou plutôt si, j’avais un amer sentiment de culpabilité qui me pesait et que je finis par lâcher au journaliste du Figaro qui m’interrogeait : « Nous venons, en réalité, de briser une double innocence, tenace, perfide même : celle de croire que l'armée, comme l'Occident, est l'exécutante de nos caprices démocratiques. » Je dois le dire aujourd’hui : je ne me pardonne pas ce moment de défaillance parce que, plus que tous les autres, je n’avais pas le droit d’y succomber. Combien d’esprits amis ai-je entraînés dans mes chimères d’impatient ? J’ai failli à une obligation de vigilance qui m’était exigée par la confiance que des milliers de lecteurs plaçaient en moi. C’est la vie, dira-t-on. Peut-être, mais c'est surtout le prix du renoncement, même momentané, à son terreau politique.
Ensorcelés, nous n’avions tenu compte d’aucune évidence. Il y en avait, pourtant, qui s’offraient à nos yeux. Il aurait suffi d’écouter ces anciens politiciens chevronnés, tel Mouloud Hamrouche, l’enfant du système qui avait renoncé à la course parce que, disait-il, « l’élection ne sera ni régulière, ni transparente, ni ouverte », qu'elle sera au contraire « pilotées par les mêmes mécanismes enracinés de la fraude et les mêmes dispositifs de la tromperie » et surtout, ajoutait-il, parce que « l’Armée ne sera pas neutre et jouera, sous la pression de groupes d’intérêts, au profit de Bouteflika. » Il aurait suffi d’écouter un vieux routier, Hocine Aït-Ahmed, le leader du Front des forces socialistes refuser catégoriquement de « se prêter à une mascarade électorale fomentée entre les généraux et Bouteflika. » Il aurait suffi, oui, pour les moins perspicaces d’entre nous, d’observer que les principaux sergents du régime, ceux qui ne se trompent jamais de marche en escaladant leur carrière, avaient tous été « conseillés » de porter leur choix sur Abdelaziz Bouteflika : Ahmed Ouyahia, le chef du Rassemblement national démocratique, ou Abdelmadjid Sidi Saïd, leader de l'UGTA, la centrale syndicale asservie au pouvoir.
De vénérables parrains venaient de confier la clé du coffre à l'un de leurs protégés. Mais, Dieu, comme tout cela fut bien orchestré ! Une sordide cérémonie de sponsoring mafieux passée aux yeux de l’opinion internationale pour un vrai scrutin démocratique, avec ses niais postulants, ses vrais faux débats, ses meetings préfabriqués et même ses incertitudes ! Plus que celui d’avoir fait réélire Bouteflika, les généraux ont surtout réussi l’exploit de faire croire, jusqu’à la dernière minute, qu’il pouvait ne pas l’être. Dame, l’Armée ne se disait-elle pas excédée par les liaisons dangereuses que Bouteflika entretenait avec les intégristes islamistes ? Et on la croyait. On la croyait parce que des généraux l’ont suggéré en conférence de presse. On la croyait parce que des généraux ont publié un livre pour le dire. Car enfin, il a bien existé ce brûlot contre Abdelaziz Bouteflika, publié, l'été 2003, par le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense, porte-parole officieux de l'Armée, qui y jurait que le président n'obtiendrait pas un second mandat ! Plus tard, on a fini par le comprendre, le livre de Nezzar ne participait pas seulement au leurre, il en a été le déclencheur. Le prélude à une funeste comédie.
On la croyait, enfin, l’Armée, parce que chacun de nous, depuis six mois, s’abreuvait des « confidences » d’un de ces colonels du DRS, les services secrets, qui se répandaient dans Alger en promettant « la défaite de Bouteflika», d’habiles baratineurs dont le portable ne répondait plus après le 8 avril. Ces officiers traitant du DRS qui ont su infiltrer les partis, la presse, la société civile et même les ambassades occidentales pour y semer le mensonge trompeur, auront élevé l’art de l’intox à celui des hautes œuvres machiavéliennes de l’histoire. Ils ont réussi à convaincre les plus vulnérable d’entre nous du syndrome de 1992, c'est-à-dire du danger mortel qu’il y avait à laisser un président « complice des islamistes » décrocher un second mandat, suggérant ouvertement que les « généraux républicains » ne pouvaient laisser se faire en 2004 ce qu’ils avaient empêché en 1992. Au passage, ils ne manquaient pas de présenter Ali Benflis, comme le poulain de l'armée, ce qui, on le saura plus tard, n’a jamais été le cas. Même un quotidien averti comme Le Monde s’y était laissé prendre. « Les généraux lâchent le président-candidat Bouteflika » titrait son envoyé spécial à Alger, affirmant qu’ « à trois mois de l'élection présidentielle, le divorce entre l'armée algérienne et le candidat-président Abdelaziz Bouteflika semble consommé ».
Les mandataires du DRS n’innovaient pas. La stratégie de l’intox pilotée par les services algériens était vieille comme la fraude électorale : assurer un vernis démocratique à des élections truquées, les organiser de façon à convaincre l’Occident de leur crédibilité, c'est-à-dire en persuadant des opposants d’y participer et des journalistes d’y croire. Nos missionnaires s'étaient chargés de ces derniers, leurs chefs généraux s’occupant des leaders de l’opposition. Il fallait en effet le prestige du galon pour convaincre d’illustres rivaux du régime de se prêter à une parodie électorale. C’est à cette mission que s’astreignit, dit-on, le patron du DRS, le général Toufik en personne, avec des fortunes diverses. Avec Hocine Aït-Ahmed, la tentative se serait soldée par un échec, si on en croit un des principaux responsables du FFS de l’époque, Djoudi Mammeri. Selon les révélations que ce dernier fit à la presse, le chef du DRS avait secrètement, mais vainement, insisté auprès de Aït-Ahmed pour le convaincre de participer aux présidentielles. Le général Toufik démentira dans un communiqué du ministère de la Défense. Avec d’autres opposants la chose fut cependant plus aisée. Je me rappelle de cette confidence que m’a faite à voix basse mais le cœur plein d’espoir, un des adversaires résolus du régime, Rachid Benyellès, en automne 2003 : « Je vais me présenter aux élections présidentielles. Je viens de voir les généraux. Ils m’ont donné des garanties. J'ai eu des assurances formelles. L'Armée n'a pas de candidat. » Les gages n’ont pas résisté bien longtemps à l’humeur changeante des décideurs : Benyellès n’obtint même pas les signatures de parrainage nécessaires pour pouvoir postuler.
Avec Saïd Sadi, le chef du Rassemblement pour la culture et la démocratie, les généraux surent encore être plus persuasifs. A chacune de nos rencontres, Saïd, pourtant rompu aux petits et grands artifices de la politique, exultait à l’idée de la défaite de Bouteflika : « Les généraux n’en veulent plus. Ils me l’ont clairement dit. Leur plan c’est de le pousser au second tour, donc à la porte. Si d’aventure il obtenait la majorité au premier tour par la fraude, le RCD et le FLN de Benflis sortiraient dans la rue et foutraient le désordre. L’Armée interviendrait alors pour interrompre le scrutin… » Il était tellement persuadé du traquenard qui attendait Bouteflika qu’il commençait chacun de ses meetings électoraux par le même définitif : « Je jure par Dieu qu’il ne passera pas ! » Le chef du RCD obtint finalement 1% des voix seulement et il n’y avait pas de militants de son parti ni encore moins ceux du FLN pour « foutre le désordre » au soir du 8 avril. Avec autant de parjures accumulés en une seule campagne électorale, il faut souhaiter à Saïd Sadi que Dieu soit envers lui aussi miséricordieux que les généraux ont été convaincants !
D’autres témoignages soutiennent que le candidat du FLN Ali Benflis se serait découvert une envergure de présidentiable grâce au talent du général Mohamed Lamari, chef d'état-major, qui l’aurait encouragé à se lancer dans la course. Et l’idée du ticket gagnant FLN-RCD viendrait également du patron de l'Armée qui en aurait persuadé Saïd Sadi. Difficile à vérifier, mais on sait au moins une chose : les services secrets avaient promis une « belle surprise » aux postulants opposés à Bouteflika s’ils avaient la patience d’aller jusqu’au bout de la compétition. Les généraux, soucieux d'apporter un vernis démocratique à des élections truquées, redoutaient, en effet, que ne se rééditât le scénario de 1999 quand les candidats aux présidentielles, convaincus de l’irrégularité du scrutin, s’étaient retirés de la course, laissant Abdelaziz Bouteflika en postulant unique. C’eût été la faillite du plan de maquillage électoral : un scrutin démocratiques sans challengers ! Les candidats de l’opposition furent alors tous « approchés » par les missionnaires du DRS qui les persuadèrent de l’arbitrage « positif » de l’Armée et qui les mirent en garde, fraternellement, contre la tentation de déserter la compétition. L’argument était machiavélique : « Ne tombez pas dans le jeu de Bouteflika, il veut vous pousser à l’abandon. Faites confiance à la détermination de l’Armée. » Les prosélytes du DRS ont dû être à ce point irrésistibles qu’ils convertirent admirablement Ali Benflis et Saïd Sadi à leur religion. Un mois avant les élections, Benflis, totalement envoûté, donnait une interprétation dithyrambique d’un éditorial du chef d’état-major dans la revue de l’Armée, El-Djeich : « Par cette prise de position, l’ANP rassure les Algériens inquiets par les prémices de fraude et de manipulation qui font planer de sérieux doutes sur la régularité du prochain scrutin. Les déclarations du chef d’état-major de l’ANP montrent que l’institution militaire a fait le choix de défendre la démocratie, la République et le choix souverain du peuple algérien. » L’hallucination était réussie. Quant à Saïd Sadi, il était tellement subjugué par les promesses des colonels qu’il convoqua une conférence de presse pour annoncer au monde une magnifique obstination : « Je ne me retirerai pas ! » Et, hélas pour sa carrière politique, il a tenu parole !
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