Comment résister à l'air du temps
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Avec Camus critiqué par Jules, le 30 octobre 2007
Pour les passionnés de Camus . Ce livre est vraiment des plus intéressants pour tous les passionnés
d’Albert Camus, dont je fais indiscutablement partie ! |
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ALBERT CAMUS
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L'ACTUALITE DE L'OEUVRE
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par Denis SALAS
Magistrat
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Il y a quelques années, un an après les attentats du 11 septembre, il m’a paru intéressant de réunir dans un recueil, avec Nicolas Philippe, les principaux textes que Camus avait consacrés au terrorisme. Je voudrais en profiter pour rendre hommage à Jacqueline de Valensi, qui nous a quitté il y a deux ans, puisque elle a guidé mes premiers pas dans la connaissance de l’œuvre d’Albert Camus, elle qui a dirigé avec toute une équipe la réédition des œuvres de Camus dans les éditions de La Pléiade en prenant la suite de la formidable entreprise initiée par Roger Quillot, le premier éditeur de Camus.
Aujourd’hui, il y a une actualité éditoriale intéressante et j’ai apporté le livre de Jean Daniel que je suis en train de lire : « Avec Camus. Comment résister à l’air du temps ? ». Je trouve aussi intéressant le recueil sorti par Alain Finkielkraut, avec une pléiade d’auteurs : « Que peut la littérature ? », ouvrage où il est question de Camus et notamment du « Premier Homme ». Enfin mon propre ouvrage sur Albert Camus, « La juste révolte », aux éditions Michalon.
Il y a mille manières d’aborder l’œuvre d’Albert Camus et Jean Daniel, qui a accompagné les premiers pas de Camus dans le journalisme, puis a rompu avec lui au moment de la guerre d’Algérie, comme il le raconte dans son livre, illustre l’une des façons de traiter de l’actualité de l’œuvre de Camus. Jean Daniel insiste beaucoup sur le succès éditorial important des œuvres de Camus. Succès qui ne s’est jamais démenti et en particulier celui de « L’Etranger ».
Pour ma part, j’aborderai deux points qui m’ont paru essentiels quand j’ai repris la lecture de l’œuvre intégrale de Camus, il y a quelques années, pour rédiger cet ouvrage.
Deux points très intéressants de son œuvre qui nous touchent aujourd’hui particulièrement sont liés à son histoire personnelle, à sa biographie.
Le premier : l’expérience de la violence. C'est un thème qui traverse à la fois son œuvre théorique, son œuvre de fiction et son œuvre théâtrale. J’entends par « violence » non seulement la violence politique, mais aussi ce double infernal que constitue le terrorisme d’un coté, et, de l’autre, la torture. Camus nous a appris à penser ensemble ces deux violences mimétiques.
Le second : l’expérience de l’injustice. Comme vous le savez, je suis juge de profession et l’œuvre de Camus me confronte à l’inverse de la justice qui est l’injustice. Une entrée exceptionnelle de l’œuvre d’Albert Camus est l’expérience de l’injustice.
Puis, comme aujourd’hui il s’agit d’un exercice un peu libre, il se trouve que j’ai été frappé par un film sorti récemment, un film vraiment camusien. Il s’agit de “ Babel ” d’Alejandro Gonzalez Inarritu, avec un bon scénario de Guillermo Ariana. Je terminerai sur ce point pour vous montrer que Camus accompagne mes propres lectures, mes émotions esthétiques ou intellectuelles.
1) L’expérience de la violence
Ce qui m’a énormément frappé lorsque j’ai repris la lecture de l’œuvre de Camus, c’est que la violence est présente et constante de bout en bout dans ses écrits ; elle constitue le point central de l’œuvre et de l’homme. Camus fait l’expérience de la violence au moment de la Résistance, de son engagement dans Combat et son amitié avec le poète René Char, résistant de la première heure.
René Char
L’un des points qui m’a le plus marqué dans les écrits de Camus comme dans ceux de René Char, c’est la nécessité, au sortir de la guerre, d’abandonner, d’une certaine façon, le combat ; de cesser de penser le monde au travers du prisme de la guerre et de réapprendre à vivre dans un monde habité par la paix.
Sortir du cadre de la violence guerrière, violence donnée et reçue, et en même temps, réapprendre à civiliser des mœurs vouées jusque-là à la brutalité. Une partie de l’œuvre de René Char, ce qu’il a écrit, par exemple dans " Fureur et Mystère " (1948) est largement consacré à cette question.
Je cite un petit texte :
« Je veux oublier que l’on m’a contraint à devenir, pour combien de temps, un monstre d’injustice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage qui se désintéresse du sort de quiconque, qui ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer. »
On voit dans ce texte très fort que Char, comme Camus, partage la nécessité de renoncer à l’univers de la violence qui ne produit que des guerriers et des écorchés, de se désintoxiquer de ce climat de guerre et de retrouver un rapport à soi-même apaisé, non conflictuel, en bref, humain.
Ce retour à la paix est pour Camus à la fois une épreuve collective qui engage le pays tout entier, mais aussi une épreuve individuelle qui suppose l’abandon de l’identité forgée en nous par la guerre, - une identité de « simplificateur claquemuré », pour reprendre le mot de Char -, et de retrouver un rapport à l’autre non haineux, ainsi que le dira Camus à plusieurs reprises.
Quand on relit tous les textes publiés par Camus dans Combat à l’époque, on constate que ce thème est toujours présent : il faut guérir nos cœurs empoisonnés. Les mots « cœurs empoisonnés » reviennent souvent sous sa plume. Il faut souligner aussi ce titre d’un article célèbre paru en novembre 1946, et qui s’intitulait : « Le siècle de la peur ». Souligner aussi le mot « contagion » qui, en 1947, revient souvent et appelle à toujours se battre contre le regain de violence, climat empoisonné qui nous a conduit à ressembler à nos adversaires.
Camus avec l’équipe de “Combat” en 1944.
Fonds Albert Camus - Bibliothèque Méjanes. Aix-en-Provence.
Je n’ai pas le temps de parler des " Lettres à un ami Allemand ", publiées après la guerre, mais dont la rédaction a débutée en 1943 et dans lesquelles le thème de la violence est central. Camus veut repenser notre rapport avec le peuple Allemand et non avec ceux qui, en son nom, nous ont déclaré la guerre. Donc c’est cette volonté de lutter contre ce dépôt de violence en l’homme que laissent le combat et la guerre.
Par la suite, Camus va écrire " La Peste ", roman dans lequel il crée le personnage de Tarou. Le père de Tarou est avocat général ; à ce titre il requiert la peine de mort. Tarou se découvre, comme Camus et Char après la guerre, « pestiféré », c'est-à-dire contaminé, par filiation, par la violence qui se dégage de cette proximité avec la peine de mort. Le désir de Tarrou, son souci, est de guérir de cette infection, de cette contamination. On retrouvera ce thème dans l’essai " Réflexions sur la guillotine ", écrit avec Koestler. Je ne peux pas relire ce texte sans penser à la barbarie. La peine de mort en France est abolie et on nous annonce l’inscription de sa suppression dans la constitution. Néanmoins, elle reste partout présente ainsi qu’à la télévision avec l’exécution de Saddam Hussein.
Un texte majeur de Camus sur la peine de mort m’est revenu en mémoire à la vue de cette exécution. Dans " Réflexions sur la guillotine ", Camus critique fortement la peine de mort, mais, en même temps, il n’hésite pas à renverser les rôles. Pour lui, ce qui menace à première vue n’est pas la criminalité, c’est la violence légale, la violence d’état, celle de la barbarie étatique. Les crimes de l’état, au pouvoir démesuré, sont pour lui plus nombreux et plus graves que les crimes commis par les individus. Le spectacle obscène de la mort légale de Saddam Hussein montre bien l’inadmissible représentation de cette violence légale qui occupe aujourd’hui nos écrans de télévision.
Camus est l’un des premiers à dénoncer la peine de mort, bien qu’il ne parle pas de crime contre l’humanité.
La critique de Camus sur la peine de mort reste d’actualité alors que nous pourrions penser que ce débat est clos et que les écrits de Camus passent aux oubliettes. Mais, comme nous avons vu l’exécution de Saddam Hussein, la présence de la peine de mort est effective dans de nombreux pays, aux U.S.A. ou en Chine par exemple. La mondialisation de la diffusion des images me semble conserver à la pensée de Camus toute son actualité sur ce sujet.
Venons en au point essentiel : la critique du terrorisme et de la torture.
Camus critique la violence sous son double aspect, celui du terrorisme d’un côté, et celui de la torture, de la violence de l’Armée Française, de l’autre. A la réflexion, l’analyse critique que fait Camus de la torture nous permet de constater que l’une des précautions intellectuelles et morales que prend Camus dans cette critique est de ne jamais opter pour une critique morale de la torture. Il abandonne en 1958-59, le point de vue moral sur ces questions-là :
« J’ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à l’abstraction et à l’injustice. Elle émerge du fanatisme et de l’aveuglement. Qui est vertueux doit couper des têtes. La morale coupe en deux, décharne. Il faut la fuir, accepter d’être jugé et de ne pas juger », dit-il.
Camus est souvent décrit comme un moraliste hautain et dédaigneux, lui qui s’est auto-analysé dans le personnage de Clamence de " La Chute ", sous les traits d’un juge-pénitent. Je trouve intéressante son attitude quand il aborde l’analyse de la violence et l’attaque sur un plan politique et surtout dans une approche individuelle, et qu’il parvient à éviter de basculer dans une critique à la Sartre, ou à la façon de tous ceux qui ont dénoncé la torture de l’armée dans cette période-là. Camus, lui, arrive à trouver un équilibre subtil entre la violence des uns et la violence des autres. Pour lui, l’essentiel est de combattre ce mimétisme de la violence dans lequel la torture engendre le terrorisme et le terrorisme engendre également la torture, formant un engrenage. Ce processus constitue une surenchère particulièrement condamnable.
Jean Daniel montre que Camus, à cette époque, est un des seuls à prendre cette position qu’il partage avec un autre personnage très important, Germaine Tillon. Cette anthropologue a, comme lui, travaillé en Algérie et partage cette proximité avec les Algériens, et peut-être même avec des Français d’Algérie, qui expriment cette volonté de penser que l’on doit vivre ensemble sur une même terre.
«Vivre ensemble sur une même terre » sera le leitmotiv de Camus et de Germaine Tillon.
Germaine Tillion
Jean Daniel montre bien la rupture qui l’a opposé à Camus à cette époque car, pour lui, l’indépendance était inévitable. Elle est devenue un fait historique alors que Camus ne voulait pas en entendre parler. Il pensait au contraire à une Fédération de Peuples, peuples qui coexisteraient sur la même terre, Algériens et Français.
Avec une précaution constante, Camus aborde ce problème de la violence dans un contexte de guerre. Précaution inspirée par le souci de ménager les deux communautés, de ne pas les dresser l’une contre l’autre par des dénonciations sélectives qui mettraient d’un côté la critique du Nationalisme Algérien , comme l’a fait Jean-Paul Sartre, et de l’autre côté l’horreur des exactions de l’Armée Française et de la torture.
Albert Camus au marbre de “L’Express” - 1955
Fonds Albert Camus – Biblitohèque Méjanes. Aix-en-Provence
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Collection Catherine et Jean Camus.
Camus va, au contraire, montrer et souligner dans les grands papiers de L’Express, dans les années 1955-56, au moment où il soutient la candidature de Mendès-France, que le F.L.N. pratique également la torture et le terrorisme, et que la violence est largement partagée de part et d’autre.
Il affirme que c’est la conjonction de cette violence qu’il faut combattre au moyen de cette fameuse « trêve civile » qu’il va annoncer en prenant des risques personnels énormes quand il prononce un grand discours à Alger, au milieu des années cinquante, pour revendiquer un régime d’association entre les deux peuples et en s’appuyant sur les franges modérées des deux bords. Cette volonté de trouver un compromis au moment où la violence prend une proportion inouïe presque désespérée me semble extrêmement courageuse d’un point de vue personnel, mais aussi d’un point de vue intellectuel. Elle recèle une très grande leçon.
Dans un récent colloque tenu à Amiens en hommage à Jacqueline de Valensi, cette position de Camus a été commentée. Jean Daniel a insisté, et nous étions nombreux à nous déclarer pleinement d’accord avec lui, sur les leçons que l’on peut tirer de cette posture intellectuelle et morale de Camus à l’égard de la violence politique dans le conflit Israélo-arabe contemporain. Il est évident que cette violence et ces terreurs concurrentes, cette violence mimétique, ne fait que provoquer un enchaînement infernal de la torture et du terrorisme qui ne peut que faire le deuil d’une possible paix.
L’un des intervenants citait à la tribune ce discours d’Hector dans " L’Iliade " :
« Si seul le mal répond au mal, quand le mal finira-t-il ? »
Dans ce débat sur la guerre d’Algérie, ce qui est tout à fait frappant dans l’argumentaire utilisé, c’est que l’on use exactement des mêmes arguments au moment où l’armée américaine pratique la torture dans la guerre contre l’Irak. L’armée américaine et l’administration Bush ont justifié la torture avec les mêmes arguments que ceux que le général Massu avait, en son temps, développés pour se justifier. L’efficacité du renseignement était avancée comme une utilité majeure, justifiant la pratique de la torture pendant la bataille d’Alger. La torture fut utilisée aussi par l’armée américaine dans les guerres contre l’Irak et l’Afghanistan. L’idée selon laquelle il était légitime de torturer le poseur de bombe à fin d’épargner des vies humaines était admise. Les penseurs de l’administration Bush se sont référés à l’argumentation de l’armée française. Ils ont repris la menace de la bombe qui clignote et qui va exploser si l’on obtient pas le renseignement qui permettra d’éviter l’inévitable.
L’armée américaine continue à dire : « La torture est légitime si les enjeux, en terme de protection de la vie humaine, sont eux-mêmes légitimes ».
Le débat que Camus avait ouvert sur la torture est loin d’être clos. Il est présent aujourd’hui avec le même argumentaire. Il reste étonnant, si l’on pousse le raisonnement jusque au bout, de voir qu’il n’y eut aucune condamnation de l’armée française pour des faits de torture après la guerre d’Algérie. Presque tous les faits ont été amnistiés. C’était un moyen de priver les tribunaux et les victimes d’une réparation ou d’une condamnation qui auraient été parfaitement légitimes. Alors que, aujourd’hui, des soldats américains ont été jugés et condamnés pour des faits de torture. Il y a donc des différences, des points de comparaison troublants et en même temps des raisons substantielles de relire Camus.
Voila pourquoi je pense que si Camus n’a pas eu la même lecture que Jean Daniel sur l’issue de la guerre d’Algérie, on ne peut pas lui en faire le reproche parce qu’il nous laisse une analyse extrêmement féconde de la violence contagieuse qui menace la démocratie. Il nous indique aussi des moyens pour la combattre et éviter sa propagation. Je pense que de ce point de vue, Camus, bien plus que Sartre, a exprimé une pensée féconde.
2) L’expérience de l’injustice
Il faut évoquer aussi un autre enseignement de l’œuvre de Camus : l’expérience de l’injustice.
Camus aborde la question du droit et de la justice de façon surprenante. Ainsi que beaucoup d’intellectuels de son époque, il adopte une posture de dénonciation des institutions, de la justice, des juges, de tout ce qui appartient à ce paysage-là, et il garde une attitude de grande réserve, pour ne pas dire d’animosité, à l’égard de la loi. Pour lui, la loi est un rapport de force, de domination, à la limite insupportable puisque elle réduit notre liberté. Tout ce qui ressemble et touche à la loi, au droit et à la justice, ne suscite chez lui que le mépris ou l’indifférence.
J’évoquai tout à l’heure la peine de mort. Il est évident que la proximité de la peine de mort et du monde de la justice à l’époque où Camus écrit n’est pas pour rien dans son attitude. Je rappelle que le seul souvenir que Camus conserve de son père, rapporté par sa grand-mère dans les années 1927, est le retour de son père après avoir assisté à une exécution capitale à Alger.
Il faut dire qu’il n’a pas connu son père, mort en 1914 au début de la Grande Guerre. Et la grand-mère évoque le père revenant de cette exécution capitale, et qui se met à vomir sur son lit.
Dans " Le Premier Homme ", Camus évoque la pauvreté. Pour lui, l’une des caractéristiques de la pauvreté, qui est thème central de ce dernier roman, est qu’elle n’a pas de souvenirs. Les gens pauvres n’ambitionnent pas de laisser une trace après leur passage sur terre. La pauvreté pour lui, au-delà de la pauvreté matérielle, c’est la pauvreté de la mémoire et du souvenir. Dans un monde familial si pauvre en souvenirs, il n’en reste que très peu. Celui qui reste, indirect, rapporté par la grand-mère, c’est la figure du père plein de dégoût à l’égard de la peine de mort. On comprend aisément que ce souvenir d’enfance, presque unique d’une certaine manière, l’ait marqué durablement.
J’évoquai le personnage de Tarou dans " La Peste ". Tarou est un double de Camus, aussi marque-t-il durablement la perception que Camus aura de la justice et de la peine de mort. Mais en même temps, et c’est ce que je montre dans mon livre, au cours de son expérience de journaliste, d’écrivain, d’auteur dramatique, Camus va rencontrer en permanence ces figures particulièrement odieuses de la justice ou de l’injustice.
Dans Alger Républicain, il va tenir la chronique de la justice coloniale pendant deux ans environ avec Pascal Piat. Il prend parti pour ceux qui sont injustement accusés, Arabes, Français, peu importe. Il défend ainsi plusieurs grandes causes dans les colonnes d’Alger Républicain, et d’une manière extrêmement forte. Par la suite, vous savez qu’il est le seul avec quelques autres, très rares, à avoir dénoncé très tôt les camps et les goulags, l’univers concentrationnaire et l’U.R.S.S. en particulier. Il va effectivement dénoncer la théocratie totalitaire dans le monde communiste ainsi que l’univers des procès politiques, les procès staliniens.
Dans cette action, il rencontre la justice sous une forme inverse, c'est-à-dire, l’injustice et la violence procédurales, et ce à différents niveaux : dans ses fonctions, dans l’état de siège en particulier, dans " L’Etranger " évidemment, la même justice/ injustice et violence à laquelle il identifiera finalement son approche de la justice.
Il faut noter le point de départ dans les fictions de son attitude de refus à l’égard de la loi.
Il écrit avant " L’Etranger " (1942) " La Mort Heureuse ", roman qui n’a pas été publié de son vivant (1971). C’est un livre très nitzchéen dans lequel Camus décrit un personnage qui s’appelle Patrice Mersault. C’est déjà un peu le Meursault de " L’Etranger ", ou quelqu’un qui s’en rapproche, mais qui va saisir sa chance à travers un crime. Cet jeune homme va tuer et voler l’argent de sa victime afin d’affirmer sa révolte contre la condition injuste qui lui est faite sur cette terre. Pour Camus, le crime est légitime dès lors qu’il permet de sortir de sa condition injuste et d’affirmer une négation envers la mauvaise foi qui caractérise le monde bourgeois.
" Le Malentendu " est une pièce qui reste significative de ce point de vue. Le personnage de Martha me semble intéressant. Martha et sa mère sont aubergistes et elles prennent l’habitude d’assassiner et de voler les hôtes qu’elles hébergent. Un jour arrive Yan qu’elles ne reconnaissent pas. Le jeune homme refuse de donner son identité. Il veut que sa mère et sa sœur le reconnaissent après tant d’années passées à l’extérieur du nid familial. Elles ne le reconnaissent pas et vont le tuer.
Deux attitudes apparaissent. La mère de Yan à qui Camus fait dire : « Quand une mère n’est plus capable de reconnaître son fils son rôle sur cette terre est fini » et, en même temps, la réaction de Martha qui, à l’inverse, considère que cet acte est légitime : « Ce n’est pas un crime, tout juste une intervention, un léger coup de pouce donné à des inconnus. C’est pour cela que j’ai du mal à me sentir coupable », dit-elle.
Martha et sa mère vont se dissocier sur la réponse à donner à cet acte. Martha va le revendiquer très fortement. Héroïne camusienne, elle veut par tous les moyens justifier ce crime, affirmer sa révolte contre la condition injuste qui lui est faite sur cette terre. Dans cet univers camusien, on ne peut pas lui reprocher de vouloir échapper, y compris par le crime, à l’atroce misère du monde.
3) L’attitude camusienne
Il y a chez Camus une tentation nihiliste qui passe par la transgression et par le crime afin d’échapper à la condition arbitraire et injuste qui est faite à ses personnages. On voit bien dans ses premières œuvres sa posture nihiliste, transgressive mais aussi anti-juridique, anti-légale. Camus dresse des personnages comme des défis à un destin tracé. Le personnage qui va être l’aboutissement de cette attitude est, bien évidemment, Meursault dans « L’Etranger ».
Meursault va tuer l’Arabe, et il sera jugé pour ce fait, mais son véritable crime n’est pas là. C’est le crime d’indifférence, celui d’être un monstre d’indifférence. Il n’a pas pleuré lors de l’enterrement de sa mère. L’avocat général lui reprochera cette attitude, de plus il est allé au cinéma, il a vu un film de Fernandel, il a fait l’amour, etc…
Tout cela est inadmissible dans une société bien pensante. Camus, à la fin du roman, donne à son personnage une attitude revendicative, critique, presque métaphysique. Meursault va revendiquer sa liberté, sa révolte, de telle manière qu’il parvient à atteindre la liberté absolue malgré la faute qui lui est reprochée, et cela parce qu’il en assume pleinement la condition de coupable, condition absurde qui est celle de « L’Etranger ».
On pourrait longuement parler de Clamence de « La Chute » et d’une nouvelle qui m’est très chère, « L’hôte », dans « L’Exil et le Royaume ».
Au bout de cette trajectoire, il y a « Le premier homme »(1944), roman sur lequel on revient toujours, publié longtemps après la mort de Camus survenue en janvier 1960. Ce roman nous rappelle que la clef de cette œuvre est la rencontre avec le père et la réconciliation avec la communauté dont il est issu. Rencontre progressive, douloureuse, détachement aussi d’une figure imaginaire du père qui a nourri ses fictions antérieures.
Ce père mort durant la Grande Guerre, en 1914, à 29 ans, ce père dont il découvre la tombe alors qu’il est lui-même âgé de 45 ans, « ce père cadet », dit-il.
Cette rencontre avec le père et sa communauté, cette rencontre avec aussi l’enfance, le lycée, les premiers maîtres, Monsieur Germain, tout cela est contenu dans « Le premier homme ». Après toute une vie consacrée à l’engagement politique militant, à la dénonciation de la violence, à l’arrachement à la violence politique, ce livre est un moment d’apaisement, de réconciliation particulièrement intéressant.
Mais, pour atteindre ce moment, il a fallu que Camus se rapproche de son propre centre et qu’il se fasse le mémorialiste de ses propres travaux, un peu comme le docteur Rieux dans « La Peste » se faisait le mémorialiste de la peste pour que les hommes se souviennent de l’injustice du mal et des moyens de la vaincre. Il fallut donc faire le récit du mal, mais il fallut aussi pour atteindre cet aboutissement final, triompher de cette tentation nihiliste, cette hostilité à l’égard du droit, de la loi, du monde de la justice, traverser cette tentation et retrouver, d’une certaine manière, un apaisement à travers la figure du père et de la loi qu’il incarne et qui s’est humanisée à la fin de sa vie à travers cette fiction qu’est « Le premier homme ».
Un film m’a remis sur les traces de Camus, « Babel », d’Alejandro González Inárritu. C’est une fable de l’absurde, et Camus est le penseur de l’absurde.
Que dit ce film ? C’est un film polyphonique où il y a plusieurs récits qui s’entrecroisent.
Première scène : une famille misérable vit au fond d’un village marocain. Deuxième scène : des touristes visitent cette région et on apprend, par la suite, que ces touristes viennent oublier la mort d’un enfant en bas âge. Troisième scène : une jeune fille, sourde et muette, japonaise qui vit à Tokyo, et que l’on suivra, un parcours de son adolescence. Quatrième scène : les enfants de ce couple qui sont en Californie où ils sont gardés par une nourrice Mexicaine.
Babel d’Alejandro González Inárritu
Le drame se noue autour d’un accident. Deux gamins Marocains, deux bergers, ont une carabine Winchester.
On apprend que cette carabine a été offerte à un berger Marocain par le père de la jeune Japonaise. Les deux jeunes bergers essaient la carabine, tirent sur un car de touristes et blessent gravement la jeune femme qui accompagnait son mari en villégiature au Maroc. Drame totalement absurde.
Le coup de génie de ce film est de montrer, à partir de cet évènement, toute une cascade de conséquences non maîtrisables qui vont se produire aux quatre coins du monde, à Tokyo, aux Etats-Unis et au Maroc où ce couple va chercher désespérément une aide, un soin, un hélicoptère pour les sauver du chaos.
On peut prendre ce film comme un film de sensations, d’images agencées les unes par rapport aux autres. Mais on peut aussi en faire une autre lecture. Une lecture de la condition humaine telle qu’elle se présente aujourd’hui, et telle que l’a décrite assez bien Albert Camus.
Nous sommes vraiment là dans l’absurde tel que Camus le décrit dans « Le Mythe de Sisyphe », « Le Malentendu », ou « L'Etranger ». C’est le thème du défi lucide qui est au cœur du « Mythe de Sisyphe » et qui consiste à assumer notre condition absurde hors de toute aide, de toute transcendance, de tout espoir idéologique susceptibles de nous libérer.
Le monde dans lequel sont plongés les personnages de « Babel » est absurde. Pour reprendre un mot de Camus, le cinéaste place son film sur une arête vertigineuse, dans un monde où les effets ne correspondent plus aux causes, où les actes n’ont plus d’auteur, où toute causalité est totalement déréglée. A partir de l’accident, du coup de feu, se produit une série de conséquences non maîtrisables.
Le couple Américain cherche en vain un secours dans ce désert. A l’autre bout de la planète, au Mexique, la nourrice qui gardait les enfants se trouve abandonnée dans un désert à la suite d’un autre enchaînement de circonstances ; elle se retrouve absolument seule, hors de tout secours, on la voit errer dans le désert avec des vêtements qu’elle a mis pour la fête et appeler désespérément de l’aide sans que rien ne vienne. C’est une position absurde.
Plus poignant encore, la jeune Japonaise, sourde et muette, dans un Tokyo high-tech, bruissant de sensations et de rumeurs dont elle est coupée par sa surdité alors qu’elle a une quête de désirs extrêmement forte dont elle devra faire son deuil et qui sera aussi une manière de se réconcilier avec son père
Ce film décrit le monde de la mondialisation avec une expression d’absurde à la hauteur de notre époque. L’analyse du monde que fait Camus nous permet de le mieux comprendre. Dans ce monde, dans ce mal qui tombe sur les personnages, il n’y a aucun dieu à maudire, aucun coupable, personne à combattre. Il faut simplement s’efforcer d’être solidaire.
On retrouve Camus, on retrouve « La Peste ». En regardant ce film on se pose la question : où est la solidarité face au mal qui tombe sur les personnages ? La solidarité, on ne la distingue pas bien. Autant, quand la peste s’abat sur Oran, le docteur Rieux, Tarou, et tous les autres, décident peu à peu de prendre le parti des victimes, de construire les instruments d’une solidarité, de lutter contre tous ceux qui disent que la peste est un fléau envoyé pour les pêché des hommes. Le docteur Rieux montre à l’aumônier l’enfant qui meurt sur son lit d’hôpital et dit : « Eh bien voila ! Votre dieu pouvait-il vouloir cela ? »
Face au mal, Camus a une réponse, c’est la solidarité.
La solidarité apparaît fugitivement dans le film « Babel » parce que l’on constate l’abandon des personnages livrés à eux-mêmes en plein désert. En guise de solidarité, on assiste à la dispersion des touristes du car qui cherchent à s’échapper le plus vite possible du guêpier où ils sont tombés. Ils pensent que des terroristes vont les attaquer. Donc il n’y a aucune solidarité à l’exception d’un geste très fort de l’un des Marocains, le guide des touristes. Il va chercher un médecin, offrir son toit, offrir du thé, de la nourriture à ce couple frappé par le mal. Ce guide va aussi refuser l’argent que lui tend le personnage principal incarné par Brad Pitt. A la fin, il rend cette liasse de billets en signifiant ainsi que ce qu’il a fait est hors de prix. Ce hors de prix est l’image même de la solidarité qui lui est renvoyée alors que sa femme est emportée en hélicoptère pour être soignée. Un acte moral, un acte digne, par souci de solidarité, qui donne sa tonalité finale au film.
Ce que nous raconte ce film n’est rien d’autre que notre condition humaine. Nous sommes dans une condition profondément injuste, où il n’y a pas de coupable. C’est une situation qui doit effectivement être prise comme telle, mais, où, comme le dit Camus, l’homme et le monde sont inséparables.
Il y a un appel à ce que le monde ait un sens très fort dans la demande d’intelligibilité et, comme le dit Camus : « Le silence déraisonnable du monde dans lequel nous vivons ».
Dans cette tension entre l’appel pour que tout cela ait un sens et ce silence qui est la réponse apportée par ce monde, Camus y voit le divorce fondamental entre le désir de sens et ce monde qui ne peut que décevoir ce désir, ce côté inséparable de notre relation au monde et, en même temps, cet irréconciliable qui gouverne ces relations.
Donc, c’est la figure de Sisyphe qui clôture le mythe de Sisyphe lui-même, Sisyphe qui est l’image de la condition humaine. Il sait que sa tâche est dérisoire et d’une certaine manière monstrueuse, néanmoins il l’accomplit chaque jour scrupuleusement et Camus évoque Sisyphe montant et redescendant de son rocher de son pas lourd et égal. Par la répétition de son acte et son acharnement à l’accomplir, il atteste de sa condition humaine, il assume l’injustice de cette condition, il l’accepte, il y consent et ainsi il exorcise son désespoir, ainsi, dit Camus, il atteint à la grandeur.
On voit dans ce parcours quelque chose de profondément métaphysique, un courage moral très grand.
« Cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe revenant vers son rocher, dans ce léger pivotement, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par la mort, ainsi persuadé de l’origine toute humaine de ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche et son rocher roule encore. »
En conclusion je voulais laisser la parole à Camus. Merci.
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QUESTIONS
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Mme Sylvie Petin :
- Votre propos final m’a fait penser à ce que nous a dit Agnès Spiquel lors de sa conférence. Elle nous a montré le rapprochement que l’on pouvait faire entre les deux termes, solitaire et solidaire. Je crois que cela évoque ce que vous venez de dire. Mais nous aurions besoin d’éclairage complémentaire sur ce que vous avez dit sur la légitimation du crime archaïque.
Monsieur Denis Salas :
- C’est un point de son œuvre qui est peu connu et, pourtant, c’est son point de départ. Pour comprendre le parcours d’un écrivain, sa trajectoire intellectuelle et littéraire, il faut bien mesurer son point de départ et son point d’arrivée. « Le Mythe de Sisyphe » est rédigé alors que Camus n’a que trente ans et « Le Malentendu » peu de temps après. Dans ses premiers romans, on constate une influence de Nietzsche et de Dostoïevski avec cette idée centrale que dans un monde sans Dieu tout est permis. Cette liberté vertigineuse sera le thème majeur de la pensée de Camus jusque à « La Chute ».
Il y a donc cette découverte d’une liberté totale où tous les possibles sont offerts à lui et, en même temps, cette révolte contre la fuite. Les personnages de ses premiers romans seront les porte-parole de cette révolte. Ils revendiqueront haut et fort le meurtre comme un moyen d’accomplir un destin injuste.
Dans « Les Justes », on fait une distinction entre le meurtrier délicat et le terroriste radical, entre Kaliayev et Stepan, le héros qui ne va pas hésiter à employer les moyens pour remplir ses fins. L’indication que fait Camus entre les deux terrorismes est que le terrorisme radical va, dans son projet propre, sacrifier la figure de l’innocence et que, par contre, quand Kaliayev s’approche, lui, de la calèche du Grand Duc pour y poser la bombe, il ne la lance pas parce qu’il croise le regard des deux enfants innocents qui sont dans la calèche. Pour lui, la distinction majeure est le choix entre ceux qui auront cette hésitation morale au moment de lancer la bombe et qui ne le feront pas, considérant que leur conviction doit aussi obéir au code de l’honneur et du respect de l’innocence, et ceux pour qui le terrorisme doit obéir à des fins qui justifient tous les moyens.
Cette pièce montre les effets d’une morale acceptable, limitée, ciblée qui, en aucun cas, ne va sacrifier des innocents et, d’autre part, une violence radicale tout à fait condamnable.
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" Les Justes "
Il faut souligner qu’à l’époque de Camus, la violence, le crime, n’étaient pas vus comme nous les considérons aujourd’hui dans le rapport à la loi. La violence est vue dans son rapport à la révolte, la révolte en relation à une idéologie. Par exemple, Sartre et Merleau-Ponty, dans leurs réflexions sur le colonialisme, considèrent que la violence prolétarienne justifie pleinement le meurtre dès lors qu’elle est orientée vers une libération du peuple. Il y a donc une violence politique qui justifie les actes de cette nature.
« La Chute » est un très grand livre, le moins lu, le plus complexe. Ce monologue de Jean-Baptiste Clamence est, entre autres, un dialogue de Camus avec Sartre, Sartre ayant pris une position opposée à la sienne. L’on se souvient du débat à l’issue de « L'Homme révolté » où Francis Jeanson et Sartre critiquent ce livre avec violence, jugeant trop mièvre cette œuvre anti-soviétique. C’est un crime pour l’époque. Camus répond à Sartre, non pas directement, mais en écrivant directement au directeur des Temps Modernes, une astuce pour essayer de toucher au vif. Mais Sartre est descendu dans l’arène et il y aura ce dialogue puisque Camus avait parlé de la misère qui suscite parmi les intellectuels une sorte de condescendance, de compassion distanciée.
Sartre lui répond :
« Mais qui êtes vous, vous, pour juger de la misère ? »
Camus se prévalait de son origine pauvre pour aborder la question de la misère.
« Vous qui parlez en son nom, êtes vous son avocat, son frère, son frère-avocat ? », dit Sartre. « Non, vous êtes un avocat qui dit ce sont mes frères et c’est le mot qui a le plus de chance de faire pleurer les jurys. »
Sartre considère que Camus n’est qu’un mauvais avocat de la cause prolétarienne.
« La Chute » est le récit d’un avocat qui va renoncer à être le défenseur des nobles causes pour devenir un juge-pénitent qui, nourri par sa mauvaise conscience, va accuser les autres en permanence de tout les péchés du monde, statut qui va lui être fatal et dans lequel il va totalement s’enfermer.
Camus, le frère-avocat, et Sartre sont rassemblés dans cette fiction de « La Chute ». Il y a tout un parcours avec, au début, la violence, le crime au cœur d’une tentation nihiliste, puis ensuite, Camus mesure les impacts de cette position. Il en fait la critique théorique dans « L'Homme révolté » et la critique fictionnelle dans « La Chute ». Il va s’en libérer pour passer à un autre stade de sa réflexion.
Madame Sylvie Petin :
- Pour répondre à Dostoïevski, car j’ai l’impression que Camus répond à la phrase de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas… », il répond à la manière de Nietzsche : « Si Dieu n’existe pas, rien n’existe » puisque, à ce moment-là, repose sur l’homme la dignité qu’il veut lui donner. « Le Premier Homme » de Camus rejoint peut être le surhomme de Nietzsche, à savoir : si Dieu n’existe pas, reste à l’homme de formuler une nouvelle morale.
Monsieur Denis Salas :
- Vous avez raison. Simplement, l’immense œuvre de Dostoïevski esquisse toutes les questions que va aborder Camus. Dostoïevski, dans « Les Frères Karamazov », son dernier roman, décrit des personnages qui ne renoncent jamais à la transcendance. Une figure emblématique, puissante, va tenter de réguler le conflit intra familial énorme qui déchire cette famille. Mais il y a cette figure spirituelle, transcendante, à laquelle les autres personnages se réfèrent et ceux qui ne s’y réfèrent pas sont condamnés. C’est le cas de Ivan qui devient fou au cours du procès de son frère, condamné pour un crime qu’il n’a pas commis. Encore une erreur judiciaire!
Alors que Camus, héritier de Nietzsche, en ce sens là, il y a un renoncement à la transcendance qui est le personnage de Meursault dans « L'Etranger », où effectivement la transcendance ne peut être qu’hostile, puisque notre condition est injuste et absurde. La seule posture légitime est la révolte qui devient un facteur d’identité, de renaissance, de renoncement et de défi à l’égard de cette condition injuste.
Je crois que c’est cette volonté de relever le pari fait à la condition humaine et d’être à la hauteur, dignement, de cette nécessité de vivre sans Dieu.
- Pourriez-vous nous parler de « Caligula »?
Monsieur Denis Salas :
- Ce qui me frappe dans « Caligula », c’est l’ivresse puissante du personnage, le fait que, dans son attitude, il habite un monde sans limite, ce que j’avais appelé, « le royaume de l’impunité ». Une opposition est évidente dans cette pièce entre tous ceux qui tentent , notamment Cherea, de lui rappeler les limites à son pouvoir, et cette volonté unilatérale de cheminer sans objection au nom de sa propre liberté.
Je pense qu’une des clefs de Caligula est son expérience de l’inceste avec sa sœur, Drusilla. Au tout début de la pièce, Caligula devient fou parce que sa sœur le quitte. Cette présence de l’absolu, de la toute-puissance, de la confusion des rôles, cette expérience de l’indicible et de l’ivresse, de la négation de la filiation et de la descendance me semble extrêmement forte chez lui. Il va projeter cette expérience sur le champ politique. Il va régner, dans sa toute-puissance, dans le champ politique comme il a régné dans le champ familial. D’où son ivresse de toute-puissance, d’où cette impossibilité d’exercer le pouvoir d’une manière juridique, cette compulsion à nier la preuve.
Ce qui me frappe aussi dans cette pièce, c’est qu’au moment où Cherea, lui démontre qu’il y a complot contre lui et lui en apporte les preuves, Caligula ne le croit pas. C’est l’attitude typique du tyran. Le tyran ne croit que sa propre parole, comme le père incestueux. Il y a en effet une ivresse de la toute-puissance qui fait que vous n’êtes pas dans le monde de la preuve, de la discussion, de l’échange contradictoire, vous êtes dans un monde autre.
On peut vous dire, en le prouvant : « Il y a un complot contre toi, Caligula, regarde. J’ai la liste des conjurés qui m’a été communiquée ». Caligula voit bien la liste des conspirateurs que lui tend Cherea. Il sait que sa vie est en cause, mais il passe à autre chose et poursuit sa course folle vers le néant. Cette attitude, qui est la marque du pouvoir absolu, signe sa perte.
Effectivement, si l’on reste aveugle à tout, si on est habité par la toute-puissance, on se trouve dépourvu des moyens de juger des dangers encourus. « Caligula », c’est le refus d’accepter le monde de la preuve et du droit, le monde de la limite opposé à la volonté d’habiter le monde de la toute-puissance, le monde de l’ivresse passagère, le monde aussi de la fin immédiate annoncée
On est surpris, quand on lit ce que Camus a produit dans l’après-guerre, de voir à quel point il ne mesure pas l’importance de la montée du droit comme régulateur de la volonté de puissance. Hors, pour moi, c’est l’une des caractéristiques de l’après-guerre, à travers la Convention européenne des Droits de l’Homme, à travers le procès de Nuremberg.
Camus n’en parle pas. C’est hors de son champ d’observation alors qu’il a assisté au procès de Pétain et qu’il a été chroniqueur judiciaire. Mon hypothèse est que sa vision de la justice et du droit est radicalement orientée par une posture critique négative, pour des raisons profondes que j’évoquerai tout à l’heure.
Du reste, Camus n’est pas parfait, il ne faut pas voir en lui un prophète des temps modernes. Il récuserait d’ailleurs cette expression. Il ne voit pas cette dimension majeure de la vie politique et des relations internationales.Comme Jean Daniel le rappelle dans son livre, il a condamné Hiroshima, et il était l’un des seuls éditorialistes à le faire. Mais, en même temps, il aspire, dans plusieurs textes que j’ai relevés, à une démocratie internationale opposée à la dictature mondiale des Etats.
Pour lui l’Etat est une forme politique ou juridique en voie de disparition ou en perte de vitesse et une Europe Fédérale , qui serait débarrassée des idéologies de l’Etat. Un des points importants dans l’œuvre d’Albert Camus que l’on voit très bien apparaître dans « Les réflexions sur la guillotine » et dans « L'Homme Révolté », c’est la critique de l’idéologie de l’Etat qu’il a vu se manifester en U.R.S.S. avec les goulags. Pour lui c’est insupportable, un projet d’aliénation de camps de concentration, etc, etc...
Si l’œuvre de Camus est particulièrement appréciée, connue, travaillée dans les pays de l’Est, ce n’est pas par hasard. Nous avons pu le constater dans différents colloques. Camus est une véritable figure de proue de l’intelligentsia française parce qu’il a eu des liens étroits avec différents résistants de cette époque, notamment en Hongrie, et qu’il a toujours défendu, contre l’idolâtrie de l’Etat, les libertés individuelles et les délits d’opinion.
Dans son idée de fédéralisme que l’on retrouve dans« Le contexte algérien », il engage à rompre avec le monolithisme de l’Etat, de réconcilier les peuples, les cultures dans une entité plus vaste, fédérée, qui respecte les différences. Il y a cette idée très camusienne de rompre avec l’antagonisme des identités ou des idéologies afin de réarticuler les peuples avec leurs différences. Cet appel que l’on trouve dans « L'Homme Révolté » est présent dans toute son œuvre et dans son soutien aux dissidents de l’Europe de l’Est, en particulier à ceux qui se réclament de cette dissidence. On a là un héritage très fort de Camus dans ces pays.
Il y a aussi chez lui un attachement, non pas à un droit naturel mais, au contraire, à un droit qui garantisse la dignité humaine et qui soit une limite à la force.
Des études ont été faites par de jeunes chercheurs sur ce sujet. Il s’agit, à mon avis, chez Camus d’un attachement à la recherche du sens de droit à la manière dont nous l’entendons, c'est-à-dire un principe juridique défendu par les juges. Chez lui, c’est un espace initial, le moment de la révolte.
Vous avez le moment de la révolte contre l’oppression par exemple comme celui que Diego incarne dans « L'Etat de Siège », Diego qui se dresse contre la peste. Mais le moment de la révolte qui est cette posture d’opposition, aujourd’hui nous l’avons judiciarisée. C’est la contestation juridique au nom des droits contre la loi. Je trouve que Camus ne fait pas le lien entre les deux.
Pour Camus, le moment de la révolte est essentiel. C’est l’héroïsme de la révolte. La révolte qui est sûre d’elle-même parce qu’elle est juste. Mais nous, héritiers de Paul Ricoeur, nous opposons la justice au légal et nous savons bien, nous qui sommes juristes ou juges, que le, vivre ensemble est le sens de la vie collective. C’est organiser une dialectique entre le légal, le juste et le bon. C’est le travail du droit aujourd’hui.
Camus, lui, n’a pas abordé cette question. Il en est simplement resté à ce moment initial de la construction du droit qui est le moment de la révolte contre la loi oppressive.
L’un des textes les plus intéressants est celui d’une pièce totalement ignorée aujourd’hui, « L'Etat de Siège » où, à plusieurs reprises, il y a une opposition entre le juge, qui incarne la figure de l’oppression, qui est soumis au pouvoir exécutif, au tyran. Le juge va imposer la loi du tyran contre tous ceux qui pourraient s’y dérober, notamment sa fille qui va réagir contre cette violence de la loi au nom d’un droit, comme Antigone face à Créon, dont elle va elle-même se faire le porte-parole.
Camus est dans ce cas héritier de Sophocle, héritier de Voltaire, de tous ceux qui se sont dressés face à l’oppresseur, qui ont exprimé une indignation au nom du juste. Simplement, dans le mouvement que nous avons connu par la suite, cette indignation s’est précisée, elle a pris la forme de recours, de tribunaux, de recours constitutionnels, une forme juridique qui lui a permis de prendre place dans l’équilibre de nos démocraties.
La démocratie c’est intégrer la révolte camusienne contre l’injustice de la loi, dans notre droit, à travers les recours qui sont offerts aux citoyens, par exemple, pour obtenir un logement honorable.
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