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« ...notre fureur »
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La franchise, la brutalité avec laquelle nos maîtres affirmaient leur volonté d’extermination nous paraîtraient invraisemblables si on ne savait avoir affaire à des hommes dont beaucoup étaient endurcis par dix ou quinze ans de guerre et d’occupation impériale, aigris par la défaite finale, et affligés pour la plupart par un racisme primitif.
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Bourmont n’avait jamais caché son intention de « refouler » le natif au-delà de l’Atlas. Alger n’était pas encore pris que journaux, proclamations, mandements d’archevêques appelaient à la destruction de l’infidèle. On lit dans le très catholique Observateur de Neustrie en juin 1830 : «N’a-t-on pas le droit d’exterminer les Algériens comme on détruit par tous les moyens possibles les bêtes féroces». « Ce sont des bêtes fauves dont on ne saurait trop se défaire », s’écrie le Drapeau blanc en rapportant les combats de Sidi Ferruch.
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Clauzel, en novembre 1830, annonce le premier massacre collectif, celui de Blida : « J’ai ordonné aux bataillons de détruire et brûler tous se qui se trouve sur leur passage ». Le crime accompli, il s’en lave les mains dans cette jolie phrase : « Quand on fait la guerre, ce n’est pas pour accroître l’espèce humaine ». C’était Clauzel, il est vrai, c’est-à-dire l’expression brutale et grossière des secrètes intentions de Thiers et Louis Philippe. Son successeur de 1831, Berthezène, sera plus lucide : « Ce système de violence et de cruauté qui nous a fait perdre Saint-Domingue, on veut l’importer en Algérie. Je ne comprends pas l’aveuglement des colons qui applaudissent sans penser à ce qui va en résulter ».
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Quel était donc ce système que Rochambeau et Clauzel avaient mis en œuvre à Saint-Domingue : « l’affreuse conception d’exterminer l’espèce de l’île toute entière », nous dit dans ses mémoires le Duc de Rovigo, qui la fait sienne en succédant à Berthezène : « Les rejeter comme des bêtes féroces au loin et pour toujours, dans les sables du Sahara ». L’extermination des tribus de la tribu des Ouffias, à Maison-carrée, est restée célèbre. Après le massacre, remettant un étendard au régiment qui, de concert avec la légion étrangère, s’en était chargé, celui du colonel Schauenburg, de sanglante mémoire, Rovigo proclame : « Il sera toujours sur le chemin de l’honneur... Maintenant que vous avez jeté la terreur chez les Arabes et que votre armement est complet, je dois espérer plus encore que la dernière fois. Et ce sera avec le même orgueil que je vous présenterai comme le plus redoutable des régiments de cavalerie ».
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Son successeur reprendra ces appels au meurtre : n’ayant pu exterminer la tribu de la Mitidja qui avait exécuté un de nos caïds pour trahison, il proclame dans son ordre du jour - la présence de la commission d’enquête l’incitant à quelque réserve - : « J’aurais pu commencer les représailles... Mais, soldats, le châtiment s’accomplira. Malheur à la tribu coupable qui tombera sous vos coups et que je livrerai à votre juste vengeance ». Ce qui d’ailleurs n’aurait probablement guère ému la commission. Quand elle siégea, en septembre 1833, quatre génocides avaient été déjà commis : Blida en 1830, les Ouffias et les Kharezas en 1832 et, en 1833, Bougie dont les habitants qui n’avaient pu fuir furent égorgés dans leurs demeures jusqu’au dernier. Qu’en disent les procès-verbaux ?
« Sans doute de malheureuses tribus d’Alger et de Bône peuvent être exterminées, mais ça crée des difficultés nouvelles ». Admirable détachement !
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La mission que le roi et le ministère de la Guerre lui avaient confiée était « de décider s’il fallait les soumettre ou les chasser ». Voici sa réponse : « Les indigènes restent indomptés et indomptables. Les Arabes verront toujours en nous des imposteurs. Ils ne sont pas destinés à vivre avec nous ». Comment disposer de ces «incivilisables », écarter ces intrus ? « Ne pas dire, poursuit-elle, qu’on les extermine ou qu’on les refoule », mais dire « qu’il recule devant notre civilisation. Le seul rapport est l’usage de la force...Quand aux maures des villes, advienne que pourra ». Nous savons ce qu’il en est « advenu ».
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Ainsi l’extermination devient doctrine officielle, Clauzel revient et en usera. En débarquant, il annonce : « Dans deux mois les Hadjoutes (tribu de la Mitidja) auront cessé d’exister ». Parole fut tenue sauf qu’il fallut non pas deux mois, mais cinq ans. Et de cette plaine où il y avait, en 1832, suivant un rapport de Rovigo au ministre, vingt-trois tribus et douze mille cavaliers, Tocqueville dira en 1840 : « Une plaine comme l’Alsace, et pas une maison, pas un homme, pas un arbre ». Il dira de la plaine d’Oran, où avait sévi pendant deux ans le général Boyer (Celui que l’armée avait surnommé Pierre le Cruel pour ses massacre de la guerre d’Espagne) : « Plus un Arabe à quinze lieues d’Oran ».
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L’honorable maréchal Clauzel dit ce qu’il pense et fait ce qu’il dit. Ses arguments sont d’une rare logique. « Il nous faut Tlemcen et Constantine, comme il fallait Calais à la France. Et tant que les Anglais l’on occupé, ce fut notre guerre d’extermination ». Il fait alors écrire dans son journal, l’Afrique française : « Les avantages de l’Algérie seraient immenses si, comme en Amérique, les races indigènes avaient disparu, et si nous pouvions jouir de notre conquête en sécurité, condition première de toute colonisation. Ce but atteint, il serait bon de voir ce que font les Anglais de leurs colonies...Colonisons, colonisons ! A nous la Mitidja ! A nous la plaine ! toutes ces terres sont de première qualité. A nous seuls ! Car pas de fusion possible avec les Arabes ».
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Armand Carrel, ce partisan de la conquête, écrira de Clauzel : « Une entreprise dont l’objet avoué est sauvage devient mission civilisatrice ! Nous nous engageons sans retour sur des voies périlleuses ». Sans retour, en effet; en 1838, le général Bernard, alors ministre de la guerre, justifiait devant la Chambre la courte trêve que marqua le traité de la Tafna en décrivant l’autre terme de l’alternative, auquel on mettait enfin un point final : « Refouler, exterminer les populations, ravager, incendier les moissons, étaient les seules moyens d’atteindre un ennemi qu’on s’efforce en vain de réduire par un choc régulier et décisif ».
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En 1839, le traité était rompu. Comme disait la commission, « Nous flottons sans cesse entre l’espoir de la soumission et la nécessité de l’extermination ». Les « seuls moyens » reprenaient le dessus. Et, satisfait, le général de Bellonnet déclarait à la Chambre en 1844 : « Le prise d’armes de 1839, en mettant fin au déplorable traité de la Tafna, a fait de la domination absolue la base de notre établissement ». Domination absolue ? Bugeaud nous la définit : « C’est la guerre continue jusqu'à extermination », et l’illustrera dans un rapport de la même année : « J’avais résolu de faire beaucoup de mal à la tribu des Flissas. Refoulés, les Kabyles ont subi des pertes énormes.. On voyait de longues files de montagnards emportés leurs cadavres ». Tous nos généraux n’avaient pas l’extermination aussi allègre : « Depuis onze ans, constate tristement le général Duvivier, on a détruit, incendié, massacré hommes, femmes et enfants avec une fureur toujours croissante ».
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Dans le temps (le temps d’une velléité) Napoléon III se rêvait Empereur des Arabes, l’arabophilie fut de mode à la Cour. L’extermination devenait une fausse note. On voit alors ces deux avocats de l’Algérie française, Emile de Girardin, défenseur des militaires, et Clément Duvernois, défenseur des colons, se rejeter l’un sur l’autre les responsables de cette incongruité. C’est la faute aux colons, dit Girardin : « Chaque fois que le sentiment comprimé de la religion et de la nationalité a fait explosion en eux (les Algériens), leur avons-nous épargné l’extermination ? Pouvions-nous faire autrement ? Non, il est des conséquences inflexibles. La colonisation a pour conséquences l’extermination ou l’assimilation...Et il est impossible de se les assimiler ».
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Pas du tout, répond Duvernois, c’est la faute aux colonels : « Si les Arabes sont sacrifiés en Algérie, ce n’est pas du fait de la colonisation, mais du fait de la conquête. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où l’armée française abandonnera le sol algérien ».
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Tous deux avaient raison : conquête et colonisation ne sont que la double expression d’un seul et même fait : l’exclusive domination d’une nation par une autre cause « inflexible » d’extermination pour un peuple dont l’esprit national indestructible ne nous a jamais laissé que l’alternative : extermination ou indépendance. Mais, à la Cour, les mots « Indépendance de l’Algérie» formaient une expression encore plus inconvenante...
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Comment cette volonté d’extermination s’est-elle organisée ? Les procès-verbaux de 1833 nous en donnent le schéma. « La guerre politiquement conduite est indispensable. Une guerre «franche et généreuse » ne serait pas beaucoup plus belle. Car avant que notre civilisation ait été mortelle pour les Arabes ou qu’elle les ait fait reculer assez loin devant elle, il se passera bien du temps ». Donc, extermination progressive « par tranche ». Comment l’amorcer ?
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Le tribut qui, pour les musulmans représente, nous l’avons vu, un acte d’allégeance nationale et religieuse, constitue la provocation idéale, car il se doit de le refuser. Donc « exiger le tribut par la force, partout où la force peut s’étendre ». Ainsi, « se défendre et avancer, jamais reculer ». Que le refoulement soit le but ou non, « il sera certainement le résultat...Progressivement, abandon des uns, remplacement par les autres. Comme les Américains profiter de toutes les occasions pour obtenir la cession progressive de leur territoire... Sinon, ce serait la guerre prompte et terrible, la soumission ou la destruction ». Comme écrivait en 1833 Le Moniteur algérien, « pourvu qu’on y arrive, plus tôt ou plus tard est indifférent pour le résultat ».
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Les Algériens, après l'invasion française de 1830
Louis de Baudicour dira plus crûment : «On voulait vaincre les Arabes, mais ce gibier royal est bon à conserver».
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Pendant quatre ans, la monstrueuse entreprise se déroula comme prévu. Par l’extermination directe des combats et des massacres. Par l’extermination indirecte, beaucoup plus efficace : on livre les tribus à la famine, aux maladies, au froid et aux rigueurs du climat, en les coupant de leurs sources de vie, qu’on détruit sur place, ou dont on les arrache soit par le refoulement, la déportation ou l’exode, soit confisquant leurs terrains de culture et de parcours grâce à l’agenda d’expropriation que nous savons et qui fut, de ce forfait, l’arme la plus silencieuse, la moins salissante et la plus meurtrière.
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La confiscation de 1872 (400.000 hectares) avait été précédée de beaucoup d’autres amendes et tribus écrasant obligeaient souvent les victimes à liquider, à « brader » leurs biens pour se libérer. Ce système de spoliation fiscale, inauguré en 1830 par Clauzel et Rovigo; faisait dire en 1872 au chef des Bureaux arabes que « l’indigène vit et meurt pour l’usurier et le percepteur ». Les amendes des délits de forêts et de chasse étaient considérés comme les moyens les plus efficaces.
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Dans sa fameuse charte de 1863 sur l’Algérie, Napoléon III lui-même s’en indignera et citera cet exemple : en 1852, un jour de fête musulmane, dans les broussailles d’un douar, une battue fut organisée. Trois lièvres furent assommés à coups de gourdin. Dénoncés, les meurtriers furent poursuivis. Cinquante-trois d’entre eux furent condamnés à 50 francs d’amende. « Le douar fut ruiné ».
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Et la ruine voulait dire liquidation à bas prix. L’extermination directe - qui tournait dans le cercle infernal des tributs exigés et refusés d’où l’expédition punitive, d’où le soulèvement, d’où les représailles - se nourrissait aussi de ce jeu machiavélique pudiquement appelé « politique indigène » qui consistait à lancer les tribus les unes contre les autres, ou encore à déchaîner contre les fellahs des douars ces milices de colons qui firent tant de mal en 1871 et qu’Armand Hain préconisait déjà en 1831. « L’eau-de-vie, écrivait le docteur Bodichon, a détruit les Peaux-Rouges, mais ces peaux tannées ne veulent pas boire. L’épée doit donc suivre la charrue ».
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A la commission d’enquête de 1872, le préfet de Bouzet expliquera ainsi les excès des milices : « Vous savez bien que la guerre d’Algérie est un guerre où l’on fusille beaucoup. Le premier colon pouvait fusiller l’indigène qu’il voulait. » La ratonnade est une centenaire qui se porte bien.
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On « entretenait les inimitiés », comme disait le ministre de la Guerre : Arabes contre Kabyles, Tell contre Sahara, Marabouts contre Oulémas, Juifs contre Maures, Turcs contre Coulouglis, Abdelkader contre Ahmed Bey. Entre mille exemples, voici comment le colonel Villot nous décrit sa politique de Bureaux arabes : « Les Sguich souffraient d’une agitation très vive. Je m’en tirait en les jetant sur les Haouras. Je leur pris 3.000 têtes de bétail. Cette diversion remit les Sguich dans le devoir ».
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Dès 1833, la commission avait fixé la doctrine : « Livrer ses ennemis à la haine et au pillage de ces amis ». La réplique était inévitable : «Toutes nos actions, écrit le général de Brossardd, ont amené la destruction de ceux qui mettaient en nous leur confiance ». « On est maintenant tenté de croire, écrit Hamdan, qui avait bien deviné ce jeu satanique, que les Français propagent la mésintelligence dans l’intention de sacrifier le peuple algérien ».
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Quand aux représailles, Rovigo avait fixé son tarif : « Pour chaque homme tué, une tribu exterminée ». C’était une boutade, mais elle donnait le ton. « On a trouvé dans la coutume Kabyle le principe de la responsabilité collective; nous l’appliquons avec un rare bonheur », écrit le Moniteur algérien. Oser justifier le système de représailles collectives et politiques par la dia de la mesbah (la rançon due par le foyer du coupable), institution de droit privé berbère, en effet quelle rare trouvaille !
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Ce travail de destruction obstinée, le général Cavaignac l’appellera : « un jeu de détail qui ne produit que massacres ».
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Le Miroir d’Hamdan nous explique pourquoi les guérillas du temps de la régence ne pouvaient la dépeupler seuls les combattants étaient en cause, femmes et enfants étaient épargnés. Ce sont eux, en effet, qui maintiennent le niveau démographique. « On enlève le plus de troupeaux possible, écrit le général Foy, et surtout les femmes et les enfants ». On comprendrait à la rigueur que les femmes qui combattaient (parfois, comme au Zatcha, avec leur enfant sur le dos) fussent massacrées; de la Kahena à Djamila Bouhired, la nation algérienne ne compte plus ses héroïnes. Mais les autres ?
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Piller et détruire les villages, vider les silos (la metmora est une institution vitale dans un Maghreb aux récoltes irrégulières), brûler les récoltes, couper les oliviers, razzier les troupeaux, leur interdire les terrains de parcours (moyen sûr de les décimer), voilà ce qu’on appelait « dominer leur agriculture », ou « détruire leur principale industrie ».
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Le général de Montpezat décrit la méthode de Tocqueville :
Vider les silos des Hachems, certains remplis depuis dix-huit ans.
Forcer la tribu des Hachems qui possède « un pays admirable », à se soumettre.
Mettre la main sur le pays.
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« On s’occupe très activement à vider les silos des tribus d’Abdelkader, écrit le Moniteur. Ruiner les Arabes est le plus sûr moyen de les combattre ». On verra une seule colonne enlever 25.000 moutons et 600 chameaux; le comte Sainte-Marie décrit en 1846 une razzia de 80.000 têtes de bétail aussitôt bradées : on vendait sept âne pour 35 sous.
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Mais le pays est tellement riche que le détruire dépasse nos forces : « On arrive pas à couper tous les arbres, regrette Bugeaud. Vingt mille hommes armés de bonnes haches ne couperaient pas en six mois les oliviers et les figuiers de ce beau pays ». On poursuit cependant sans désemparer la destruction systématique des villages. Le général Camou en détruira vingt-neuf en un seul jour. « Tout les villages des Benni-Immel, déclare-t-il, on étaient pillés et brûlés. On quittait des villages en feu par des sentiers semés de cadavres. Plus de trois cents villages avec leurs mosquées, écoles et zaouias ont été détruits ». « Plus de cinquante beaux villages, tout en pierre, ont été pillés et détruits », annonce triomphalement Bugeaud.
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« Le nombre des douars incendiés et de récoltes détruites est incroyable », dit un rapport sur les colonnes de 1841 dans le sud algérien. Du Dahra, pays dont la fertilité était légendaire, P de Castellane écrit à son père : « Nous n’en sommes partis que lorsqu’il a été entièrement ruiné. »
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