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Frantz FANON
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Les propos qui suivent sont largement inspirés de la préface écrite par Françoise Verges pour le livre du film anglais : " Frantz Fanon, Peau Noire, Masques Blancs ".
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Frantz Fanon fut autrefois l'un des emblèmes de la révolution dans le Tiers Monde. Ses écrits aux titres évocateurs - " Peau Noire, Masques Blancs ", " Les damnés de la terre ", " L'An V de la Révolution algérienne " - sa participation à la guerre de libération nationale algérienne - il fut rédacteur à El Moudjahid, ambassadeur auprès du Gouvernement Provisoire Algérien - son appel à une révolution totale renvoient à une période marquée par l'accès des peuples colonisés à l'indépendance. Il fut l'un des personnages de cette épopée, celle de l'irruption des "damnés de la terre" sur la scène politique. Fanon se voulait le porte-parole de ces damnés. Utilisant le discours du réprouvé, du rebelle, il mettait en scène celui qui hante le monde qui l'a exclu, qui y revient et qui, dans un geste vengeur, accomplit sa libération.
Le rebelle, cette figure romantique de la mythologie occidentale, prenait sous la plume de Fanon le visage du Noir, de l'Arabe ; ceux-ci arrachaient enfin le masque du maître et apparaissaient libres. Fanon voulait que la décolonisation fût la création d'une nouvelle espèce d'hommes, un monde où les "derniers seraient les premiers, et les premiers les derniers". La décolonisation prenait des accents bibliques.
Adopté par les Black Panthers aux États-Unis qui feront de son livre " Les Damnés de la terre " leur livre de référence (sur la couverture de l'édition américaine, on lisait, "The Bible of Decolonization"), admiré par Sartre et Beauvoir, traduit dans le monde entier, Fanon fut un des prophètes de la décolonisation. Prophète, car il fit sien le vocabulaire de la rupture, d'un monde divisé en deux où seulement à travers un geste violent de renversement dialectique, une rupture, s'accomplirait la libération. La décolonisation s'écrivait comme un affrontement mortel où l'Esclave devenu révolutionnaire punissait le Maître de son arrogance.
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De la Martinique à l'Algérie
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Né le 20 juillet 1925 à la Martinique d'un père fonctionnaire aux Douanes et d'une mère commerçante, Fanon sera l'élève de Césaire au lycée Schœlcher. A la sortie du lycée, en 1943, il rejoint les Forces Françaises Libres. Il suit une formation de sous-officier à Béjaïa en Algérie. Fanon participe à la libération de la France. Blessé durant des combats à la frontière suisse pendant l'hiver 1945, il est décoré par le colonel Raoul Salan, futur commandant en chef de l'armée française en Algérie, futur chef de l'OAS. A la fin de la guerre, Fanon retourne à la Martinique et fait campagne pour Césaire, candidat à l'Assemblée Nationale Constituante. Il décide de faire des études de médecine et s'inscrit à la Faculté de Lyon. En 1949, il rencontre Marie-Josèphe (Josie) Dubié qu'il épouse en 1950 et dont il aura un fils, Olivier, en 1955.
Fanon se tourne vers la psychiatrie. Élève de François Tosquelles, un psychiatre réfugié catalan qu'il admire, il adopte la pratique de la socialthérapie ou thérapie institutionnelle. La socialthérapie se veut une critique de la psychiatrie traditionnelle qui voit dans le patient un aliéné que l'on doit exclure de la société. Tosquelles conçoit l'hôpital comme un lieu social, où infirmiers, malades et médecins travaillent ensemble à la réinsertion sociale du malade. Proche des thèses existentialistes, Fanon lit Sartre, Beauvoir, Lacan ainsi que les revues "Présence Africaine" et "Les Temps Modernes". Il assiste aux cours de Merleau-Ponty et Leroy Gourhan, participe aux manifestations anticolonialistes de l'après-guerre, fonde un journal étudiant Tam Tam. Il publie dans "Esprit" et" Les Temps Modernes". A Lyon, il soigne des travailleurs immigrés nord-africains et cette expérience, il la décrit dans son article "Le syndrome nord-africain" (Esprit, 1952). Fanon y dénonce l'incompréhension des médecins français face aux symptômes présentés par les travailleurs immigrés. Les présupposés racistes des praticiens et leur indifférence aux conditions de vie et de travail des travailleurs font que ces derniers ne peuvent être soignés de façon satisfaisante ni traités dignemeJe me demande à certains moments," écrit Fanon, "s'il ne serait pas bon de révéler au Français moyen que c'est un malheur d'être nord-africainnt. " ".
Son premier livre "Peau Noire Masques Blancs", qu'il aurait voulu présenter comme sa thèse de médecine mais fut refusée comme telle par le jury, est publié par le Seuil en 1952. C'est dit-il, une étude psychologique des complexes antillais, complexes produits par le racisme et le colonialisme. Il y dénonce le désir de se "blanchir", d'adopter un "masque blanc". Fanon ne défend cependant pas un nationalisme noir. Il est pour la naissance d'une "nouvelle humanité" où la couleur de la peau n'aurait plus d'importance. Il proclame son statut d'homme libre et refuse l'enfermement dans une ethnie ou un groupe racial. La Négritude, le mouvement culturel et intellectuel lancé par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor dans les années 1920, ne l'intéresse pas : "Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres". C'est de révolution, d'émancipation politique qu'il doit s'agir. Il faut dépasser la Négritude, première phase mais mineure de la conscience dialectique. Déjà pour Fanon, l'analyse de l'oppression coloniale ne peut être seulement économique, culturelle ou politique, elle doit prendre en compte les aspects psychologiques de la relation coloniale. Car la relation coloniale se joue aussi sur la scène des fantasmes, des rêves, des désirs sexuels et par conséquent, la décolonisation doit aussi se réaliser sur le plan psychologique.
C'est la relecture de ce texte qui, aujourd'hui, nourrit les analyses de la postcolonialité dans les pays de langue anglaise. Ce que Fanon appelle "l'expérience vécue du Noir," son analyse du regard dans la constitution du sujet racialisé, son analyse du désir sexuel entre Blancs et Noirs constituent pour les penseurs et artistes postcoloniaux des sources de référence. Et les écrits de Fanon, dans leur force et leur complexité, représentent une source indispensable pour comprendre les politiques psychosexuelles du corps social multiculturel". Fanon est celui qui a le mieux décrit le moment de rupture qu'expérience le sujet postcolonial: la division Blanc/Noir telle que le colonialisme l'a mise en place est interrogée, critiquée. Fanon écrit : "Le Nègre n'existe pas. Pas plus que l'homme blanc". Ce refus du binarisme naît de la réflexion fanonienne sur l'ambivalence de la relation coloniale.
Fanon passe ses examens en juillet 1953. Son premier poste, comme psychiatre, est à l'hôpital de Pontorson en Normandie (de septembre à novembre 1953). Il obtient ensuite un poste à l'hôpital de Blida-Joinville en Algérie où il arrive le 23 novembre 1953. La guerre d'Algérie avait commencé l'année précédente. A Blida, qui était un des joyaux du système psychiatrique colonial, Fanon introduit une rupture avec la psychiatrie coloniale qui avait dominé cette discipline depuis le début du siècle. Il affirme que le psychiatre doit connaître la réalité sociale et culturelle de ses patients. Le travail du psychiatre doit être, dit-il, de "réconcilier le malade avec son environnement social". Avec un groupe de jeunes internes, Fanon révolutionne l'hôpital. Deux principes animent leur travail : l'hôpital doit être un lieu convivial, d'interaction sociale plutôt qu'un lieu d'exclusion, et, l'application de la socialthérapie. Fanon et ses collègues critiquent les conclusions de l'École d'Alger, une école de psychiatrie qui décrivait les Algériens comme des êtres humains incapables de se projeter dans l'avenir, incapables d'exprimer une vie intérieure et qui étaient par essence crédules, menteurs, voleurs, et criminels. "Le fou," écrira-t-il plus tard,"est celui qui est "étranger" à la société et la société décide de se débarrasser de cet élément anarchique." Fanon critique les critères de normalité et ajoute : "être socialisé, c'est répondre au milieu social, accepter que le milieu social influe sur moi". C'est la société et l'organisation du travail qui produisent la maladie mentale. A Blida, il ouvre les portes des cellules où sont enfermés les malades, il organise un café maure dans l'hôpital avec aux murs des tableaux peints par les malades, fait venir des conteurs, des chanteurs de chaâbi, fait ouvrir la mosquée, monte un club de foot qui réunit patients et infirmiers. Ce sont les patients eux-mêmes qui construisent le terrain de foot. Fanon encourage les ateliers de production : les femmes travaillent la laine, la vannerie ou l'osier, les hommes jardinent. Fanon organise un ciné-club, un séminaire où les textes de psychanalyse sont étudiés. En tant que psychiatre, il s'intéresse aux pratiques thérapeutiques traditionnelles et en 1956, il va en Kabylie observer le maraboutisme. Il élabore une approche ethnopsychiatrique de la maladie mentale. La psychiatrie doit avoir un rôle politique et le psychiatre doit aider le patient à combattre le racisme, la culpabilité et le désir de se blanchir, d'autodestruction qu'il engendre. "Les Noirs n'ont qu'une ressource souvent, tuer." La pathologisation du colonisé n'est que la projection de la pathologie du colonisateur. "Le colonisé est-il un être fainéant ? " Demande Fanon qui répond : "La paresse du colonisé est une protection, une mesure d'autodéfense sur le plan physiologique d'abord." Sa conclusion : "Le colonisé qui résiste a raison."
C'est à Blida que Fanon prend contact avec des nationalistes algériens. Il accepte de soigner des combattants de la Wilaya IV. Il approuve la lutte algérienne. En 1954, il est invité par le Professeur Mandouze, professeur à l'Université d'Alger, cofondateur de la revue Consciences maghrébines, opposant à la guerre coloniale qui sera emprisonné brièvement pour ses opinions en 1956, à faire une conférence. Il parle du racisme. Fanon continue à publier. En février 1955, paraît dans Esprit "Antillais et Africains" où il souligne l'écart entre l'engagement révolutionnaire des Africains et l'assimilation des Antillais. Il participe au Congrès des écrivains et artistes noirs où sa présentation s'intitule "Racisme et Culture" (publié dans Présence Africaine, juin 1956). Mais bientôt il éprouve des contradictions entre son travail de psychiatre et son engagement militant. En 1956, il envoie sa lettre de démission au Ministre-Résident, Robert Lacoste, proclamant que comme psychiatre, il ne peut renvoyer ses patients dans une société qui fondamentalement les aliène, qui les déshumanise. Fanon écrit : "Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l'homme de ne plus être étranger à son propre environnement, je me dois d'affirmer que l'Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue". Fanon est expulsé par les autorités coloniales en janvier 1957. C'est alors qu'il rejoint officiellement le FLN en Tunisie.
Fanon devient un militant nationaliste. Il collabore à Résistance algérienne, l'organe de l'ALN et du FLN. En décembre 1957, il est envoyé à la conférence Afro-asiatique du Caire. Durant l'été 1958, Fanon participe aux discussions sur la réorganisation de la presse nationale algérienne. C'est durant cet été qu'il est gravement blessé par une mine placée sous le véhicule dans lequel il se trouvait. Il part à Rome en convalescence et échappe de peu à un attentat de la Main Rouge, organisation terroriste fasciste. Il rencontre Sartre et Beauvoir qui décrira cette rencontre dans ses mémoires. A son retour à Tunis, Fanon reprend son travail à la rédaction de El Moudjahid, nouvel organe national, (il en sera un des rédacteurs de septembre 1957 à janvier 1960). Il participe aux réunions du GPRA, voyage en Afrique pour organiser le soutien des états nouvellement indépendants à la lutte nationale algérienne. En décembre 1958, il est membre de la délégation algérienne au Congrès Panafricain d'Accra. Pour Fanon, la lutte algérienne doit servir d'exemple pour toute l'Afrique. L'Algérie montre la voie de la décolonisation. Il poursuit parallèlement son travail de psychiatre d'abord à l'hôpital de La Manouba puis à l'hôpital Charles Nicolle où il ouvre en 1959 le premier hôpital de jour en dehors de l'Europe. Il soigne aussi les soldats de l'Armée Nationale de Libération en poste dans les camps militaires à la frontière algéro-tunisienne.
Fin 1960, Fanon reçoit confirmation du diagnostic de leucémie dont il est atteint depuis quelques mois. Il se met à la rédaction d'un ouvrage qui se veut le manifeste des colonisés. Ce sera "Les damnés de la terre", écrit de mai à octobre 1961. Il accepte de se faire soigner aux États-Unis et part pour l'hôpital de Bethesba à Washington. Sartre a accepté de préfacer son livre. Fanon en est très heureux. Son éditeur, François Maspero, lui envoie un exemplaire de son livre fin novembre. Il meurt le 6 décembre 1961. Le 11 décembre, sa dépouille est ramenée en Tunisie. Le 12 décembre, il est enterré, comme il l'avait souhaité, en terre algérienne. Depuis 1965, sa tombe est au cimetière d'Ain Kerma en Algérie.
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La décolonisation fanonienne, c'est toujours la lutte entre le vice et la vertu, vertu des campagnes contre la décadence, la compromission des villes. Fanon est aussi l'héritier de toute une pensée chrétienne et européenne qui voit dans la révolution le triomphe de la vertu. Fanon analyse aussi le rôle de la bourgeoisie nationale et voit en elle l'élément de la trahison des luttes populaires. Ces futurs maîtres ne rêvent que de prendre la place des anciens maîtres. Ils se préparent à piller les richesses du pays.
Son expérience clinique lui fait entrevoir que la psyché peut être détruite, que la libération politique ne peut pas toujours panser les plaies, que l'indépendance nationale ne pourra pas toujours réparer les traumatismes psychiques. Mais son militantisme le pousse cependant à revenir sur le thème de l'homme nouveau. Fanon ne peut abandonner l'idéologie : "L'homme nouveau," écrit-il, "n'est pas une production a posteriori de cette nation mais coexiste avec elle, se développe avec elle, triomphe avec elle".
Dans le discours fanonien, les chaînes de l'esclavage n'ont pas été symboliquement brisées aux Antilles. Le maître a gardé sa place. Pour se libérer de ces chaînes, il faut se libérer de cet héritage. Se revendiquer homme "Noir" descendant d'esclave, c'est rester enchaîné. Il faut donc se vouloir un "homme comme les autres hommes", affirmer "être sa propre fondation". Il ne fallait pas obéir à l'injonction de l'autre, à l'identité que le Blanc avait inventée pour le Noir. Fanon ne voulait pas s'identifier à cette créature inventée par le racisme : le Noir esclave. C'était une invention de l'Europe et reprendre cette invention même au nom d'une réparation du passé constituait un obstacle à l'émancipation telle que la concevait Fanon. Fanon, qui affirmait avoir un autre but que celui de "venger le Nègre du XVIIe siècle", rejetait la loi qui rend les fils responsables de la défaite des pères. Les Européens avaient fait de ses pères des esclaves et leurs descendants auraient voulu faire de Fanon l'héritier de ce passé. Fanon refusait d'être mis à cette place. Le Nègre des Antilles, disait-il, reste esclave du passé.
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Paul Mombelli dans "Le petit Journal de Mountmain"
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